Les arts de la table
Passer de longues heures devant les fourneaux pour les fêtes et servir les plats sur une table mal dressée tient du gâchis. Voilà cinq cents ans que les chantres de l’étiquette nous le répètent.
Debout devant la table, les nombreux couverts en main, on hésite : la fourchette, à droite ou à gauche de l’assiette? Comme le couteau vient naturellement se loger dans la main droite, la fourchette doit se positionner à gauche. Et si possible, en autant d’exemplaires qu’il y aura de services. A l’anglaise, on prendra la peine de tourner ses dents vers le haut. A la française, les pointes reposeront sur la nappe. Loin d’une échauffourée courtoise entre deux pays, cette particularité historique tient au travail des couteliers. En Grande-Bretagne, les artisans gravaient les armoiries sur la face intérieure de la fourchette. En France, elles illustraient la face extérieure. Pour que l’écu du maître de maison soit bien visible, on disposait l’instrument piquant en conséquence.
Propulsions involontaires de couverts
Des érudits des arts de la table (1) proposent une seconde explication. Plus pratique, celle-ci repose sur la longueur des manchettes de dentelles qui ornaient les pourpoints des gentilshommes. Excentriques, les parures des seigneurs français étaient à ce point extravagantes qu’elles se prenaient régulièrement dans les pointes des fourchettes. Pour éviter les propulsions involontaires de couverts lors de discussions grandiloquentes, les majordomes retournèrent l’instrument. De l’autre côté de la Manche, soumis au puritanisme de l’Eglise réformée, les gentlemen n’ont jamais dû affronter des envols intempestifs de couverts. Les fourchettes sont donc restées les dents tournées vers le ciel.
A propos de manche, celui qui prolongeait les fourchettes à deux dents de l’Antiquité était particulièrement long. L’instrument servait principalement à faire rôtir des viandes que l’on dégustait alors en position couchée. Selon les historiens, la pratique du repas allongé remonterait à la cour du roi Assurbanipal (669 – 627 av. J.-C.), despote de l’empire assyrien (l’Irak actuel). Bien avant la fourchette, la cuillère dispute aux doigts le privilège de porter les mets à la bouche de nos lointains ancêtres. Probablement coquillage évidé à l’origine, elle prend assez rapidement sa forme moderne. Des fouilles réalisées en Egypte ont ainsi permis d’en exhumer certaines dont l’apparence et la taille sont quasi identiques à celles que l’on trouve actuellement dans nos tiroirs.
Un pis-aller en attendant l’arrivée de la fourchette
En Gaule, en revanche, on mange avec les doigts. La table et les bancs n’existent pas. Contrairement à l’image des banquets d’Astérix, Eburons et Ménapiens boulottent leur pitance accroupis. La pratique perdurera jusque dans les logis des serfs du Moyen-Age (2). Les seigneurs sont mieux lotis. Il leur faudra tout de même patienter jusqu’à la fin du Moyen-Age pour voir apparaître les tables. Elles sont temporaires et dressées à l’aide de tréteaux dans la pièce principale du donjon. D’où l’origine probable de l’expression dresser la table. On ne s’assied que d’un seul côté afin de profiter des spectacles qui se déroulent généralement pendant le repas. On oublie cependant les images pantagruéliques des festins médiévaux. La planche est peu garnie et la vaisselle, rudimentaire. En guise d’assiette, un tranchoir en bois ou, plus souvent, une tranche de pain reçoit la viande. Pour les plats liquides, on utilise le bol ou l’écuelle. S’il a toujours existé, le couteau profite de l’époque pour sortir des poches et s’inviter définitivement aux agapes. Sa pointe est alors souvent recourbée (comme celle des couteaux à fromage) et sert à embrocher les aliments que l’on porte ensuite à la bouche. Un pis-aller en attendant l’arrivée de la fourchette. Si la place du courtisan dépend déjà de son rang, l’art de la table n’est toujours pas codifié. Entre jongleurs et ménestrels, on mange comme on le sent: bouche ouverte et sans retenue.
« Commencer un repas par boire est le fait d’ivrognes »
En 1526, Erasme codifie certains comportements de table. Dans son Traité de civilité puérile, l’humaniste hollandais reprend l’ensemble des manières (hygiène, tenue, maîtrise, etc.) que l’enfant doit assimiler pour s’intégrer correctement à la société. A partir d’Erasme, plus question de « lécher ses doigts gras ou de les essuyer sur ses habits. Il vaut mieux se servir de la nappe ou de sa serviette ». De même, « commencer un repas par boire est le fait d’ivrognes qui boivent, non parce qu’ils ont soif, mais par habitude. C’est non seulement inconvenant, mais mauvais pour la santé ». Plus égrillard : « Se dandiner sur sa chaise et s’asseoir tantôt sur une fesse, tantôt sur l’autre, c’est se donner l’attitude de quelqu’un qui lâche un vent ou qui s’y efforce »…
La Renaissance voit apparaître le couvert individuel. Arrivée sur la table de François Ier, l’assiette (d’abord, métallique) ne devient d’usage courant (dans les milieux aisés) qu’à la fin du XVIIe siècle. Quant à la fourchette moderne, elle débarque d’Italie par le truchement de Catherine de Médicis. Toujours restreinte à deux dents, son utilisation se limite, dans un premier temps, au découpage des viandes ou à la pêche dans les plats de morceaux que l’on porte ensuite à la bouche avec les mains. Elle reçoit deux dents supplémentaires dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Son utilisation se banalise le siècle suivant. Il n’y a, par contre, toujours pas de verre devant les convives. Celui-ci est apporté à la demande par les domestiques. La table perd son côté temporaire. Dans les châteaux et demeures bourgeoises, les salles à manger _ comme la grande salle à manger du Petit Trianon (Versailles) _, font leur apparition. Tous les ingrédients sont présents pour élever le repas en art de vivre.
La noblesse française dicte ses règles et impose son faste
Sous nos latitudes, la noblesse française dicte, dans un premier temps, ses règles et impose son faste. Héritier du « Grand Couvert » de Louis XIV, le service à la française se caractérise par de nombreux plats, appelés services. Ceux-ci sont apportés en vagues successives par un balai d’officiers de la bouche. Après chaque service _ potages et entrées, rôts (viandes) et salades, entremets et, enfin, les fruits _, la table est entièrement desservie. La place des convives, établie hiérarchiquement, détermine les plats auxquels ils ont accès. Une manière détournée pour le seigneur des lieux de promouvoir ou, au contraire, de rétrograder un noble parmi les courtisans. Fastueux, le service à la française se maintiendra longtemps dans la noblesse et la haute bourgeoisie de nos contrées.
En 1810, le prince Kourantine, alors ambassadeur du tsar de Russie à Paris, change radicalement l’ordonnance des repas. Comme nous le pratiquons encore aujourd’hui, le service à la russe supprime le choix individuel. Un seul plat est servi à la fois. Les verres sont posés sur la table avant l’arrivée des invités et les couverts se dédoublent ou se triplent. Le convive est invité à se servir lui-même dans le plat qu’on lui présente. La table se dresse dorénavant en symétrie: fourchettes à gauche, couteaux et cuillère à droite disposés à environ 2 centimètres du bord de la table et séparé les uns des autres d’une égale distance. Les couverts à dessert et fromage seront positionnés au-dessus de l’assiette. Le verre à eau sera situé à la pointe du grand couteau et directement suivi des verres à vin rouge ou blanc disposés légèrement en diagonale…
Certains n’hésitent pas à sortir le double décamètre pour s’assurer que chaque banqueteur dispose bien des 70 centimètres de bord de table nécessaires à un repas confortable. Plus pragmatiques, la majorité des ouvrages consacrés à l’art de la table assurent cependant que l’astuce principale en matière de bon goût consiste à ne jamais en faire de trop. Mais, si l’étiquette vous démange, sachez que la baronne de Rothschild (3) conseille de converser avec son voisin de droite au premier plat. Avec son voisin de gauche, au second plat, et de bavarder avec qui l’on veut au dessert… Fort bien Nadine, mais, peux-tu me passer le sel ?
(1)Anthony Rowley, La Fête gastronomique. Découvertes Gallimard.
(2)Zeev Gourarier, Art et manières de table en Occident, des origines à nos jours. Gérard Klopp éditeur.
(3)Nadine de Rothschild, Le Bonheur de séduire, l’art de réussir. Robert Laffont.
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