Une Société des Nations améliorée
Si dans l’entre-deux-guerres, la Société des Nations n’a pu empêcher un nouveau conflit mondial, la notion de coopération internationale ne sera pas enterrée avec elle. Au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés définissent les contours d’une nouvelle organisation multilatérale appelée à garantir la paix. L’Organisation des Nations unies (ONU).
L’origine des Nations unies remonte à la fin de la Première Guerre mondiale. Après l’armistice, le slogan « Plus jamais la guerre! » résonne avec une force grandissante. Dès 1918, dans un discours devant le Congrès, le président américain Woodrow Wilson (1856 – 1924) suggère la création d’une association internationale pour garantir la sécurité collective de tous les pays et prévenir ainsi de nouvelles guerres. Le Sénat s’opposant à ce projet, il séduit néanmoins d’autres Etats et la Société des Nations (SDN), la toute première organisation multilatérale de l’histoire, est bientôt mise sur pied. Minée par l’égoïsme de ses membres, l’absence de certains acteurs fondamentaux – dont les Etats-Unis – et les tensions internationales, la SDN s’éteindra progressivement sans parvenir à empêcher un nouvel embrasement mondial.
Du petit îlet micronésien de quelque dix mille âmes à un géant comme la Chine et sa population de 1,3 milliard d’habitants, chaque Etat a une seule voix
Le 12 août 1941, le Premier ministre britannique Winston Churchill (1874-1965) et le président américain Franklin Roosevelt (1882-1945) se rencontrent en tête à tête au Canada, près de la base navale américaine de la baie de Plaisance, à Terre-Neuve. Dressant déjà leurs premiers plans pour l’aprèsguerre, les chefs des deux grandes puissances alliées esquissent dans la Charte de l’Atlantique les fondements d’une nouvelle politique internationale censée régir le monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Pour le professeur Jan Wouters, titulaire d’une chaire européenne Jean Monnet, et expert en droit international et organisations internationales, ce texte constitue la version embryonnaire de la future Organisation des Nations unies. L’article 6 pointe la nécessité, une fois la tyrannie nazie disparue, d’établir une paix offrant à toutes les nations les moyens de demeurer en sécurité à l’intérieur de leurs propres frontières. Et comme le précise l’article 8, pour des motifs aussi bien réalistes que spirituels, toutes les nations du monde devront finir par abandonner tout recours à la violence. Car aucune paix ne pourrait être durable tant que les nations qui peuvent la menacer continueront à disposer d’armements. Il est donc essentiel de désarmer celles-ci en attendant l’établissement sur de plus larges bases d’un système permanent de sécurité générale. « En substance, il s’agit effectivement là d’un système de sécurité collective », résume Jan Wouters. L’attaque de Pearl Harbor ne surviendra que quelques mois plus tard et à ce stade, les Etats-Unis ne sont donc pas encore pleinement entrés dans la Seconde Guerre mondiale.
LES TROIS GRANDS AU CHEVET DE LA FUTURE PAIX MONDIALE
L’idée d’une organisation internationale va se préciser dans les années suivantes. En 1943, Joseph Staline (1878-1953) rejoint ses homologues à la conférence de Téhéran. Malgré ses grandes divergences avec ses alliés occidentaux, le dirigeant soviétique est tout aussi persuadé que le monde a grand besoin d’un successeur à la Société des Nations. Mais pas question pour les trois Grands de renoncer à leur statut de puissance internationale au profit d’un organe soumis à la majorité. Eux-mêmes veulent conserver toute latitude à protéger leurs propres intérêts. « En tant que vainqueurs, le rôle prépondérant qu’ils ont joué dans la défaite de l’agresseur les prédestine à veiller sur le maintien de la paix dans l’aprèsguerre », expliquent Wayne C. McWilliams et Harry Piotrowski ( voir chapitres précédents). « Au sein de cette nouvelle structure internationale, il leur faudra s’attribuer les rênes, sans que la volonté collective des multiples petits Etats membres puisse leur faire de l’ombre. »
Plusieurs conférences seront nécessaires pour détailler les fondements de la future organisation multilatérale. En octobre 1943, à Moscou, les trois ministres des Affaires étrangères alliés s’entendent sur un accord de principe. Un an plus tard, ce premier jet est affiné à Dumbarton Oaks (Washington), en petit comité. La Chine aussi est invitée à se joindre aux trois Grands. « Les vainqueurs sachant pertinemment que leur plan aura besoin de l’aval d’un Etat asiatique, la Chine est impliquée très tôt dans les négociations », précise Wouters. « Mais en pratique, les délégués chinois patientent sagement dans l’antichambre pendant que les diplomates britanniques, américains et soviétiques débattent des dispositions cruciales. Ils attendront qu’on daigne les briefer. »
La France les rejoindra par après. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, il ne s’agit plus à proprement parler d’une grande puissance, mais Churchill insiste pourtant sur la présence des Français. « Il se méfie de l’Union soviétique et craint que les troupes américaines stationnent durablement en Europe. Et Churchill ne néglige pas non plus le fait que l’Empire britannique a bien perdu de sa superbe. Avec la France, il y aura au moins une voix européenne de plus autour de la table. »
DROIT DE VETO POUR LE P5
A la conférence de Yalta, en février 1945, Roosevelt plaide pour l’octroi aux principales grandes puissances d’un statut de membre permanent de l’ONU, un droit de veto exclusif étant en outre réservé aux cinq Grands, Etats-Unis, URSS, Grande-Bretagne, France et Chine. Churchill et Staline acceptent aussitôt. C’est un bon moyen pour s’assurer que la nouvelle organisation internationale ne pourra rien décider qui soit contraire aux intérêts nationaux des Etats les plus puissants. Pour McWilliams et Piotrowski, un bref échange entre Staline et Churchill, à Yalta, illustre parfaitement ce mécanisme – la discussion porte sur le statut de Hong Kong, jadis cédée aux Britanniques après la première guerre de l’opium. « Et si la Chine voulait récupérer Hong Kong ? », demande Staline. « Alors, je dirais non », rétorque Churchill. « J’aurais le droit de faire valoir que la puissance des Nations unies ne peut être employée contre nous ». Ainsi, le plus grand point faible de l’organisation est inhérent à sa structure même. L’ONU ne peut intervenir que lorsque les cinq Grands sont unanimes. Et c’est chose rare.
Mais selon Wouters, c’est justement ce droit de veto au Conseil de Sécurité qui a permis aux Nations unies de réussir là où la Société des Nations a failli. « Les membres permanents jouissent de larges privilèges au sein d’un des organes internationaux les plus puissants du monde et en usant de leur droit de veto, ils peuvent bloquer tout ce qui ne leur convient pas. Les Soviétiques sont les champions absolus en la matière. En trois quarts de siècle, Moscou a largement usé et abusé de son droit de veto comme frein de secours à des centaines de reprises. Le fait que les Etats-Unis n’aient jamais fait opposition durant les vingt premières années est d’ailleurs, lui aussi, assez remarquable. Dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, l’hégémonie américaine était telle que Washington n’a pas jugé utile d’exercer son droit de veto depuis la création de l’ONU jusqu’en 1970. »
LES PETITS ÉTATS SE SENTENT DISCRIMINÉS
Cela dit, l’instauration de ces cinq membres permanents et, encore une fois, du droit de veto dont ils ont l’exclusivité a quand même suscité quelques levées de boucliers. Beaucoup d’Etats moins puissants se sentent grugés. Avec la règle d’unanimité qui prévalait au Conseil de la Société des Nations, chaque membre avait cette même faculté de bloquer une décision. Alors que sur les quinze membres de l’actuel Conseil de Sécurité de l’ONU, ce privilège n’est accordé qu’à neuf pays – P5 compris. « Mais à la conférence de San Francisco, les Etats-Unis laissent bien peu de marge à la négociation », poursuit Wouters. « C’est à prendre ou à laisser! », déclarent-ils. « Sinon, cette organisation ne verra simplement pas le jour. »
De plus, les petits pays n’ont apparemment pas à se plaindre de leur adhésion. Malgré tous ses écueils et ses lacunes, l’ONU a toujours su garder à bord l’ensemble des Etats membres, même en pleine guerre froide. « Cela leur octroie une certaine légitimité et la possibilité de tirer parti du pouvoir de mobilisation de l’ONU, comme on l’appelle dans le jargon de la diplomatie ». Faire partie d’un club aussi influent confère de la reconnaissance. Du petit îlet micronésien de quelque dix mille âmes à un géant comme la Chine et sa population de 1,3 milliard d’habitants, chaque Etat a une seule voix à l’Assemblée générale. La Société des Nations, en revanche, n’a jamais pu fidéliser les grands de ce monde. Pour rappel, les Etats-Unis n’y ont jamais siégé et l’Allemagne s’en ira, en 1933, sept ans à peine après son adhésion lors d’un débat sur le désarmement. Mussolini (1883-1945) s’étant fait taper sur les doigts pour l’annexion de l’Abyssinie, l’Italie a aussitôt levé le camp en 1937, et l’URSS, dont la candidature avait d’abord été refusée, sera exclue, en 1939, après une incursion en Finlande. « Au fond, la SDN a vite ressemblé à une volière où les Etats ne faisaient que passer », ironise Wouters. « Ce n’était pas l’idéal pour lui assurer la légitimité et la représentativité auxquelles elle prétendait. »
PRÉROGATIVE SÉNATORIALE
Déterminé à lancer l’ONU, le président Roosevelt se garde bien de commettre la même erreur que son prédécesseur lors de la création de la SDN. « Woodrow Wilson, le père spirituel de la Société des Nations, avait totalement négligé ce point crucial. Pour que son propre pays puisse y adhérer, le soutien du Parti républicain était incontournable », analyse Wouters. « Une fois achevée la Première Guerre mondiale, Wilson se rend à Paris pour assister à la conférence de paix avec quelques conseillers, sans prendre la peine de mettre dans le bain le Grand Old Party. » En conséquence, le traité de Versailles ne sera jamais ratifié par le Sénat et le fauteuil américain de la SDN restera vide. D’aucuns estiment que cet élément a largement contribué à l’échec de cette première organisation. « Dans un discours devant le Congrès des Etats-Unis, Churchill a dit un jour que la Seconde Guerre mondiale aurait peut-être pu être évitée si ce pays ne s’était pas retiré de la scène internationale après la Première Guerre mondiale. C’est fort plausible, et cette fameuse place inoccupée sera du moins souvent reprochée à la Société des Nations ».
C’est pourquoi Roosevelt et son successeur Harry Truman (1884-1972) vont tout mettre en oeuvre pour associer les sénateurs républicains aux toutes premières délégations. Tout en veillant dès le départ à informer leur population en suffisance. « Ils en ont bien tiré les fruits », estime Wouters. « Les Américains voulaient tellement que la conférence de San Francisco fût une réussite qu’ils sont allés jusqu’à truffer de micros les réunions des différentes délégations. De sorte qu’ils connaissaient à tout moment les points sensibles des uns et des autres et pouvaient ainsi anticiper leurs réactions. » Et le fait est qu’il s’en est vraiment fallu de peu. Des dissonances entre les grandes puissances sur la portée réelle du droit de veto ont même forcé le conseiller américain Harry Hopkins à se ruer de toute urgence au Kremlin pour aplanir des dissensions avec Joseph Staline.
Le 26 juin 1945, la Charte des Nations unies sera officiellement signée à San Francisco. Mais Roosevelt est entre-temps décédé. Au cours de la cérémonie, le tout nouveau président américain Harry Truman insiste non sans émotion sur la lourde responsabilité que les grandes puissances ont désormais à supporter. « Nous devons tous l’admettre. Aussi puissants que nous soyons, nous ne pouvons pas toujours imposer nos décisions. » Truman observe en outre que l’appareil de sécurité collective que constitue la Charte n’est valable que si tous les peuples du monde sont déterminés à la mettre en pratique. « Il y a déjà longtemps que nous ne sommes plus accoutumés à de tels propos de la part d’un président américain », commente Wouters.
SDN 2.0
L’Organisation des Nations unies est une seconde édition revue et corrigée de la Société des Nations. La Charte lui confère des compétences très étendues. Tandis que la première devait se contenter de chercher activement à déminer les conflits et instaurer un délai de réflexion, l’ONU a beaucoup plus d’instruments à disposition. « Le chapitre 7 de la Charte, par exemple, donne au Conseil de Sécurité un pouvoir inconcevable », souligne Jan Wouters. « Il peut imposer des sanctions et dispose en quelque sorte d’un monopole de la force. Alors qu’il est explicitement interdit aux Etats membres de s’attaquer mutuellement – et même de s’intimider -, le Conseil de Sécurité peut autoriser le recours à la violence au nom de l’intérêt général. »
« Les fondateurs de l’ONU veulent une sorte de brigade du feu internationale prête à éteindre promptement et efficacement tout nouveau risque d’embrasement global. N’oublions pas que les plaies causées par l’agression et la terreur de l’Allemagne nazie et du Japon sont encore béantes. » Lorsque les membres permanents ont un objectif commun, l’ONU peut accomplir de grands desseins, admet le professeur. Tout au long de la guerre froide, l’organisation est longtemps restée paralysée avant de devenir vraiment opérationnelle. Mais depuis que les forces de Saddam Hussein ont envahi le Koweït en 1990, toute la panoplie onusienne a été très concrètement mise à contribution. Et ces vingt dernières années, les règles édictées par le Conseil de Sécurité sont de plus en plus globalement suivies, surtout en matière de contre-terrorisme et de désarmement. « Le Conseil de Sécurité a commencé à incarner une sorte de régulateur universel habilité à prescrire des normes contraignantes qui s’appliquent à l’ensemble des 193 adhérents. »
Un des inconvénients de l’ONU réside dans son incapacité à surpasser ce que les membres du Conseil de Sécurité veulent bien en faire. Malgré leurs ambitions louables, les Etats membres continuent à déclencher unilatéralement des interventions militaires. « Surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, les dirigeants ne cessent d’élargir le concept de légitime défense – jusqu’à se permettre de bombarder l’Etat islamique dans des pays comme la Syrie en se passant de son autorisation », pointe Wouters. Faut-il y voir un premier signe de déclin ? « Ce type d’incursions militaires n’a jamais été complètement abandonné. On ne peut pas dire que l’ONU soit totalement parvenue à garantir la paix mondiale, mais le fait est que les guerres interétatiques se sont visiblement raréfiées. Quand on observe la nature des conflits armés actuels, près de 95 % des cas concernent des confrontations internes, soit des conflits armés non internationaux. Or, c’est en partie grâce à l’ONU que les agressions extraterritoriales ont perdu toute légitimité. »
INTRONISATION MIRACULEUSE DES DROITS DE L’HOMME
Une vertu essentielle des Nations unies est la coopération croissante entre les Etats membres. L’article 1 de la Charte mentionne clairement la paix et la sécurité comme objectifs prioritaires, mais dès San Francisco, cette notion de coopération internationale y figurait déjà en toutes lettres, argue Wouters. « Truman concevait bien que la sécurité collective était en soi insuffisante pour tisser des liens entre les nations. Faire taire les armes est une chose, mais établir un climat de coopération et de sérénité en est une autre. Comment s’y prendre? En abordant aussi ensemble, dès le départ, les thèmes économiques, sociaux et humanitaires. Obtenir l’inscription dans le texte des droits de l’homme, dès 1945, cela tient du miracle. On se dit forcément qu’un dirigeant comme Staline, qui n’a pas reculé devant le sacrifice des millions de gens, devait avoir certaines réserves sur ce point. »
« Si les droits de l’homme ont abouti dans la version finale, c’est en partie sous la pression des multiples associations civiles américaines présentes à San Francisco. Quelle avancée formidable en ces temps où les Américains se livraient encore à la ségrégation raciale et où, dans un pays comme le nôtre, les femmes n’étaient toujours pas admises au suffrage universel ! C’est que personne ne saisissant vraiment à cette époque toute la portée d’un tel concept, nos dirigeants n’avaient aucune raison majeure de s’en méfier. Et c’est précisément cette référence aux principes de la dignité humaine et des droits de l’homme qui nous permet de nous identifier, aujourd’hui encore, à cette charte fondatrice de l’ONU. »
RÉFORMES INSTITUTIONNELLES
Les Nations unies ont certes essuyé bien des critiques, mais, contrairement à la Société des Nations, elles sont toujours là – jusqu’à nouvel ordre. « L’ONU a traversé quelques passes très difficiles », convient Wouters. « Cela ne devait pas être simple d’être muselée pendant près de 45 ans par la rivalité entre les deux grands blocs. En ce moment même, l’institution navigue en eaux troubles. De sources diplomatiques belges, il semble que la situation actuelle soit de nouveau extrêmement délicate. Les relations sont très tendues entre la Russie et la Chine, d’une part, et les puissances occidentales. L’isolationnisme et le populisme sont également en nette recrudescence. Heureusement, aucun membre permanent ne parle de débrancher la prise pour l’instant. Mais si cela devait arriver un prochain jour, l’ONU pourrait très bien connaître le sort funeste de la SDN. »
Pour se perpétuer septante-cinq ans encore, notre belle organisation mondiale aura du pain sur la planche. Une grande réforme s’impose en effet. Comment les Etats du Sud peuvent-ils encore admettre au XXIe siècle de ne pas compter parmi les membres permanents du Conseil de Sécurité ? « La structure de cet organe a grandement besoin d’être actualisée, mais d’aucuns pensent que cela ne se fera pas sans un nouveau bouleversement mondial », s’inquiète Jan Wouters. « Je préférerais nettement que quelques-uns de nos décideurs aient le cran de mettre ce point à l’ordre du jour. Ou je crains fort que l’ONU ne soit amenée à perdre toute légitimité dans les pays du Sud. Ce qui serait un problème majeur. Cela étant, pour peu que les principes fondamentaux de la Charte restent appliqués, je crois sincèrement que les Nations unies pourront encore guider nos pas pendant assez longtemps. »
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