« Napoléon ne voulait absolument pas se considérer comme un homme à femmes »
Bien que durant toute son existence, Napoléon ait érigé un mur autour de ses sentiments, certains aspects de sa vie amoureuse nous sont pourtant parvenus. L’homme aurait connu soixante femmes, dont trois ont joué un grand rôle dans sa vie active et dans l’empire. Sainte-Hélène, où il a passé la fin de sa vie en exil, a été le décor d’un autre bel amour, le dernier.
Si l’on en croit les témoignages qui nous sont parvenus des années d’exil, il apparaît que Napoléon ne voulait absolument pas se considérer comme un homme à femmes. Il ne s’affichait pas avec ses conquêtes, bien au contraire : il qualifiait d’exagérées ou même de fausses les rumeurs sur ses nombreuses maîtresses. Son valet de chambre, Louis-Joseph Marchand, a vu un jour à Sainte-Hélène comment son patron jetait un livre sur le tapis. Il s’agissait des Amours secrètes de Bonaparte, l’ouvrage d’un auteur doté d’une riche imagination, qui était arrivé de France par bateau avec tout un chargement d’autres livres. » Peste ! » s’écria-t-il. » Quel Hercule ils font de moi ! Il n’y a pas une ligne qui ne soit un mensonge. «
JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS
Joséphine Bonaparte, veuve de Beauharnais, était une grande dame. Dans les premières années de leur mariage, elle ne s’est pas privée de tromper son Napoléon de mari. Plus tard, il lui rendrait la monnaie de sa pièce, mais l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre n’en était pas moins sincère et profond. En tant qu’épouse de consul, puis comme impératrice, Joséphine était indéniablement son soutien. Il divorça d’elle contre son gré, pour des raisons politiques.
La première épouse de Napoléon est née dans la plantation de canne à sucre familiale à la Martinique sous le nom de Rose de Tascher de la Pagerie. En 1779, à 16 ans, elle est donnée en mariage au vicomte Alexandre de Beauharnais. De cette union, qui n’a jamais été heureuse, sont nés deux enfants : Eugène (1781) et Hortense (1783), qui connaîtront tous deux une vie glorieuse et passionnante. Leurs parents divorcent en 1785, six ans à peine après leur mariage, mais ils ne rompront jamais le contact. Rose est une femme très séduisante, même si elle n’est pas une beauté classique. Avec son mètre cinquante, elle est de taille normale et de tournure mince, mais son principal atout, ce sont ses pieds, d’une délicatesse exceptionnelle. A l’époque, les chevilles et les pieds étaient couverts, ce qui leur conférait un pouvoir d’attraction érotique inouï et exerçait sur la gent masculine un effet aussi puissant qu’une poitrine bien formée. De plus, Rose a une voix de velours. Et il y a aussi ce visage extraordinaire, avec une peau légèrement basanée et des lèvres mystérieuses merveilleusement mises en valeur par des cheveux bouclés châtains. Mais le plus irrésistible, ce sont ses yeux, tantôt verts, tantôt marron clair, mais toujours étincelants.
Rose arrive à Paris en pleine Révolution, et s’appauvrit à vue d’oeil. Elle est dépendante de quelques amis haut placés, comme l’homme politique Tallien et le banquier Emmery, mais même eux ont du mal à lui trouver les oeufs, les pains et les poulets dont elle a besoin pour se nourrir. La ville est en crise. La nourriture est rare, même pour ceux qui peuvent se la payer. La situation empire encore lorsqu’au début de 1793, le pays tombe sous l’emprise étouffante des Comités. En juin de cette année-là, Maximilien de Robespierre s’affirme sur le devant de la scène politique ; l’homme ne connaît que deux partis : le peuple et ses ennemis. Et c’est lui qui décide qui sont ces derniers. C’est l’époque de la Terreur. Des ennemis réels et prétendus, à gauche comme à droite, sont arrêtés et décapités de façon totalement arbitraire. La guillotine devient un instrument politique.
Un jour, Alexandre de Beauharnais est arrêté et guillotiné, le régime l’accusant d’être responsable de la perte de la ville républicaine de Mayence. Son ex-épouse est également condamnée à mort, mais la veille du jour prévu pour sa décapitation, Robespierre est renversé. Rose de Beauharnais survit de justesse à la Terreur, mais elle est à présent pauvre et ne dispose plus pour survivre que de son charme créole et de son pouvoir d’attraction toujours intact. Elle a 32 ans et se trouve au bord du gouffre lorsqu’elle devient la maîtresse du nouvel homme fort du Directoire, Paul Barras.
La toute première rencontre entre Rose de Beauharnais et Bonaparte aura lieu lors d’une réception au salon des Tallien, fin août 1795. Elle le remarque à plus d’un titre. Il est un personnage étrange, un peu grossier qui, avec son manque manifeste d’aptitudes sociales, détonne dans cet environnement élitaire. Mais en même temps, Rose entrevoit autre chose. Un fameux caractère, une fierté, un charisme indéniable et un charme particulier, quasi vulnérable, émanant de son visage presque émacié et de son allure chiffonnée. Rose de Beauharnais ne le trouve pas assez bien, mais elle change d’avis lorsqu’en octobre 1795, il abat la rébellion contre la république et devient tout à coup un personnage important et bien payé du régime républicain. A présent, la situation est bien différente, et Rose répond au désir enflammé qu’elle a lu dans les yeux du jeune Bonaparte, de six ans son cadet, lors de leur précédente rencontre. Cette attention soudaine doit avoir eu un effet magique sur cet officier provincial de 26 ans, pour qui les coquettes Parisiennes du beau monde n’ont jamais eu le moindre regard.
Jusqu’alors, Napoléon n’a connu que des prostituées et des ébats furtifs, et au contact de Rose, le voilà submergé par une sensualité, une sensibilité et un raffinement qu’il n’avait jamais connus. Quinze jours plus tard, ils deviendront amants. Napoléon est empli de passion et d’enchantement. Tel qu’il l’avait fait avec un amour antérieur, il décide de lui attribuer un nouveau nom, Joséphine. Comme pour tirer un trait sur son passé et pour signifier à tous que, désormais, l’une des Parisiennes les plus séduisantes lui appartient exclusivement. Ils se marient en décembre. Inutile de préciser qu’à ce moment-là, Joséphine n’est pas animée que par des motifs amoureux, mais cela vaut tout autant pour Napoléon. Le mariage lui ouvre les portes du beau monde, des réseaux et des clubs où l’on fait commerce d’amitiés stratégiques.
Le Directoire charge le général de combattre les Autrichiens dans le nord de l’Italie. Jeune marié ou non, ses patrons l’obligent à partir sans sa femme. Elle ne peut l’accompagner que dans sa poche, sous forme de portrait. Napoléon peut s’estimer heureux que l’union ait été consommée bien avant le mariage. Alors qu’il traverse le nord de l’Italie à tambour battant et qu’il remporte une victoire après l’autre, un autre combat, plus intime celui-là, se poursuit : celui des sentiments et de la passion. Ses lettres à Joséphine restent généralement sans réponse. Moins il a de ses nouvelles, plus ses écrits s’enflamment. Déclarations d’amour, accès de colère et supplications se succèdent. Joséphine imagine chaque fois un prétexte pour ne pas accéder à ses demandes pressantes de le rejoindre en Italie. Elle est malade, indisposée ou simplement fatiguée…
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Plus il remporte de victoires en Italie, plus Napoléon s’enfonce dans la déprime. A Milan, il s’abandonne à la dépression. Durant des jours, il attend sa Joséphine, elle lui avait promis de venir, des courriers avaient été dépêchés à Paris et étaient revenus sans la belle. Napoléon a aménagé à son intention une superbe résidence au Palais Serbelloni au Corso Venezia, mais Joséphine ne vient pas. A ses lettres éperdues, elle répond de manière évasive, un peu moqueuse même. Elle raconte à son amie Thérésia que son mari est pris d' » un véritable délire « . Pour elle, il est surtout un fardeau, au mieux un imbécile. Et elle a entre-temps entamé une relation avec le lieutenant de hussard d’Hippolyte Charles.
Pour finir, même les membres du gouvernement sont impliqués dans l’affaire après que Bonaparte, désespéré, a écrit au directeur Carnot. Celui-ci, inquiet, se gratte derrière l’oreille lorsqu’il se rend compte de l’état de détresse dans lequel se trouve l’enfant prodige. » Je suis au désespoir « , lui a signalé Bonaparte. » Ma femme ne vient pas ; elle a quelque amant qui la retient à Paris. » Paul Barras reçoit une lettre de teneur similaire. » Je maudis toutes les femmes ! Je suis au désespoir ! » lui annonce le général avant de menacer de revenir à Paris. Dès lors, l’aventure de Joséphine avec le lieutenant Charles devient une affaire d’Etat. Les politiques ne souhaitent voir en aucun cas le général Bonaparte débarquer à Paris. Sa politique dans la région la plus riche d’Italie rapporte une fortune au trésor français mais en outre, ses exploits militaires et politiques l’ont rendu très populaire dans la capitale française. C’est qu’il risque bien de devenir un concurrent politique sérieux, d’autant qu’il a toute une armée derrière lui. Il faut donc tout faire pour l’empêcher de revenir. Ils envoient donc Joséphine à Milan.
Napoléon n’apprendra son infidélité qu’au cours de sa grande campagne d’Egypte, en 1797. Il en sera presque anéanti. Entre-temps, pour Joséphine à Paris, la vie continue. Malgré les nombreux avertissements, y compris de son propre fils Eugène, elle poursuit sa relation extraconjugale. Et elle jette l’argent par les fenêtres. Elle décide de s’offrir un petit château aux frais de son époux. Elle a jeté son dévolu sur la Malmaison, un lieu bucolique à Rueil, au sud-ouest de Paris. Après son retour d’Egypte en 1799, Napoléon envisage de divorcer, mais ce projet est contrecarré par le fait qu’au cours des derniers mois de cette année, le couple se retrouve au centre d’un nouveau coup d’Etat. Joséphine, qui n’a jamais été impliquée directement dans les consultations secrètes, connaît parfaitement les affaires de son époux. Et c’est logique puisque leur domicile de la rue de la Victoire devint le centre du complot. Sous les lustres de Joséphine sont fomentés des plans susceptibles d’envoyer toutes les personnes présentes à l’échafaud. Quelques semaines plus tard, Napoléon saisit le pouvoir et devient Premier consul, soit le chef d’Etat de la nouvelle république. En un jour à peine, voilà donc Joséphine devenue première dame du pays. Cinq jours plus tard, les Bonaparte quittent leur maison de la rue de la Victoire et s’installent dans la résidence de fonction officielle du Palais du Luxembourg.
A présent, tant Napoléon que Joséphine se trouvent tout à coup investis d’un nouveau rôle. Le passage de simple citoyenne à l’état d’épouse du Premier consul est abrupt et implique d’innombrables obligations. Joséphine est confrontée à des agendas réglés comme du papier à musique, doit se montrer une épouse exemplaire et s’adapter très rapidement à sa nouvelle vie. Depuis la Révolution, les événements se sont succédé à vive allure, un tourbillon dans lequel le mariage de Joséphine avec Bonaparte n’a apporté aucun apaisement. Tout va trop vite. Trop de gloire, trop de grandeur, trop d’obligations, et peutêtre aussi trop de Napoléon.
Joséphine n’est plus la déesse indispensable et adorée de Bonaparte, mais l’épouse inquiète qui s’abaisse à suivre et à espionner. Et lui se met à consommer une maîtresse après l’autre, à un rythme effréné. Joséphine en souffre. Napoléon ne la comprend pas : ses maîtresses défilent, mais à ses yeux, Joséphine est hors catégorie, intouchable et irremplaçable. Bien moins qu’amante, elle est à présent la meilleure amie de Bonaparte, sa confidente bien plus que sa déesse. Malgré ses infidélités, le couple vit des années heureuses. Comme le Consulat est pour la France une époque prospère, il l’est également pour les Bonaparte. Son rôle dans le coup d’Etat de 1799 et son sens des responsabilités politiques pendant la guerre précédente ont montré à quel point les deux époux sont complémentaires. Leur entente est telle qu’il se convainc progressivement que son épouse est un facteur essentiel à son succès. Et il a raison. Sans l’élément apaisant qu’est Joséphine, le gouvernement de Napoléon comme Premier consul puis comme empereur aurait beaucoup plus souffert de la perception qu’il est davantage insensible que constant, davantage brutal que déterminé. Le rôle public de Joséphine est de grande importance publicitaire. A deux, ils forment un couple royal charismatique : elle, la bonté élégante et irréprochable ; lui, l’homme d’acier qui sort son pays du chaos et mène l’Europe vers la modernité.
Toutefois, le tableau est assombri par une ombre de plus en plus noire, l’absence de descendance. Au fil du temps, la question devint même une affaire d’Etat. En 1809, elle débouche sur le divorce. Outre la question de la succession au trône, l’alliance avec l’Autriche est également un facteur déterminant. Un mariage politique avec l’une des filles de l’empereur viennois peut apporter la paix et la stabilité. Napoléon épouse donc Marie-Louise d’Autriche. Joséphine ne s’en remettra pas. Sa santé vacille et elle meurt cinq ans à peine après le divorce, un mois avant son cinquanteet-unième anniversaire. C’était le 29 mai 1814, à midi précis.
Le château de la Malmaison sera le dernier endroit que Napoléon visitera avant de quitter la France pour toujours en 1815. Il fait une dernière promenade dans le jardin du château aux côtés d’Hortense, la fille de Joséphine. Ce jour-là, le temps est superbe. Bras dessus, bras dessous, ils parcourent les sentiers du parc. Napoléon demande à Hortense comment elle se sent. Sans attendre la réponse, il révèle tout à coup la véritable raison de sa visite. » Cette pauvre Joséphine ! Je ne puis m’accoutumer à habiter ici sans elle. Il me semble toujours la voir sortir d’une allée et cueillir une de ces fleurs qu’elle aimait tant. » Son regard se voile. Hortense aussi ravale ses larmes. Puis vient le jugement final. » C’était bien la femme la plus remplie de grâce que j’ai jamais vue. Une femme dans le sens le plus fort du terme, pleine de vie et de bonté de coeur. «
MARIE-LOUISE D’AUTRICHE
» C’est un ventre que j’épouse « , dit Napoléon lorsqu’il se marie avec l’archiduchesse Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine, la fille aînée de l’empereur autrichien François Ier. Il entend par là que ce mariage ne peut être réussi que si la nouvelle impératrice lui donne un successeur. A cet égard, le choix de la jeune Marie-Louise, 18 ans, est prometteur. Les statistiques se trouvent d’ailleurs posées sur la table du gouvernement : sa mère a eu treize enfants, sa grand-mère dix-sept et son arrière-grand-mère vingt-six !
Durant toute sa jeune vie, Marie-Louise a été préparée à un avenir où le choix de son époux ne dépendrait pas de ses sentiments, mais de la volonté de son père et de l’intérêt supérieur de l’Empire. Elle n’avait pas été élevée au palais impérial de Hofburg à Vienne, mais à Laxenburg et au Schloss Schönbrunn, loin du vrai monde, et loin de ses parents. Marie-Louise a été préparée à un mariage politique au sein des milieux aristocratiques conservateurs de la traditionnelle Europe. Mais bien entendu, rien n’aurait pu la préparer à épouser Napoléon, l’incarnation des » horribles » Lumières, un athée qui, à en croire sa gouvernante, ne va à la messe que par intérêt politique, un homme dont ses précepteurs lui ont dit qu’il est un monstre qui a étranglé de ses propres mains plusieurs de ses généraux. Elle a appris à haïr l’homme que la politique lui impose à présent.
Le 15 février 1810, Marie-Louise apprend qu’elle va recevoir une demande en mariage de l’homme qu’elle a qualifié d’Antéchrist et dont un jour, elle a symboliquement brûlé une poupée le représentant. C’est le ministre des Affaires étrangères Metternich qui l’en informe. Il lui demande ce qu’elle en pense. Sa réponse ne se fait pas attendre : » Je veux seulement ce que mon devoir m’ordonne de vouloir. » Car c’est ainsi qu’elle a été élevée : corsetée dans le sens du devoir.
Le 11 mars, Marie-Louise épouse Napoléon, lequel n’est pas présent en personne lors de la cérémonie à Vienne. Il y est représenté par procuration. Deux jours plus tard, elle part pour la France, pour prendre place sur un trône que dix-sept ans plus tôt, sa tante a quitté pour l’échafaud. Pour se marier avec l’homme qui incarne la Révolution, qui a battu à quatre reprises les armées de son pays, qui a fragmenté l’empire de sa très ancienne lignée habsbourgeoise, qui s’est par deux fois emparé de Vienne et de son Schloss Schönbrunn adoré…
La seule chose qu’il a vue d’elle jusqu’alors, c’est un portrait peint qui lui avait été envoyé de Vienne. Il l’avait scruté avec attention. De longs cheveux blonds qui recouvraient le front de longues boucles, des lèvres épaisses, le menton lourd des Habsbourg, le cou délicat, les épaules larges, des bras maigres, de beaux pieds surtout. Avec son 1,67 mètre, elle est plutôt grande pour une femme de cette époque, elle fait à peine quelques millimètres de moins que lui. Sa conclusion est faite. Marie-Louise n’est pas une beauté.
Plus tard à Sainte-Hélène, il se rappellerait de l’impression petite-bourgeoise qu’elle lui avait faite dans la calèche qui les avait amenés à Compiègne. » La pauvre créature, elle avait mémorisé tout un discours qu’elle a récité tout le trajet durant. Pour ma part, je ne pensais qu’à lui faire l’amour. » Lorsque le couple descend de voiture à Compiègne, Napoléon prend à peine le temps de la présenter aux têtes couronnées et aux autres membres de la famille qui ont été convoqués en toute hâte au château. Le protocole minimum est mené au trot. C’est que l’empereur a assez attendu, le moment d’agir est venu. Quelques minutes à peine après leur arrivée, alors qu’en bas, dans les salons du palais, tous les hauts placés richement vêtus se retrouvent Gros-Jean comme devant, Napoléon s’ébat avec Marie-Louise dans la magnifique chambre à coucher impériale que l’on peut toujours visiter aujourd’hui au château de Compiègne. Non seulement Marie-Louise fait sans hésiter ce qu’on attend d’elle, elle le fait aussi de bonne grâce. Entre les deux époux, le courant passe bien. Le 20 mars 1811, elle donne naissance à un garçon.
On ne trouve guère de traces de conquêtes amoureuses napoléoniennes du temps de Marie-Louise. A l’inverse, il veille à ce que sa toute jeune femme n’ait pas l’occasion de faire le moindre faux pas. Son confort est quasi infini, sa liberté de mouvement pratiquement inexistante. Comme il ne peut pas se passer longtemps d’elle – ni elle de lui -, le travail commence à en pâtir. On ne le trouve plus aussi souvent qu’avant dans son bureau, les dossiers s’empilent, les conseils des ministres sont abrégés. L’empereur a perdu de sa force de travail. Au printemps 1813, juste avant que Bonaparte ne retourne sur les champs de bataille d’Europe centrale, Marie-Louise est nommée régente de l’Empire. Napoléon explique qu’il déposera temporairement sa fonction de chef d’Etat dès le moment où il franchira la frontière de l’Empire pour se rendre sur le lieu des batailles, et que son épouse régnera alors en son nom. En plus d’être inédite, cette décision est audacieuse. Lorsque la voiture de Napoléon franchit les portes du palais de Saint-Cloud le 15 avril 1813 à 4 heures du matin, le sort de l’Empire et de ses 44 millions d’habitants repose entre les mains d’une jeune femme de 21 ans vierge de toute expérience politique. Marie-Louise n’est donc pas plus qu’un chef d’Etat de représentation, une limitation qui correspond parfaitement à ses capacités et à la gravité de la situation.
Début 1814, la situation est encore plus inquiétante. A présent, Napoléon doit se mesurer, sur le territoire français, à la coalition internationale, à laquelle appartient aussi son propre beau-père. Dans la nuit du 24 au 25 janvier, il prend congé de l’impératrice. Pétrie d’inquiétude et de pressentiments, Marie-Louise a déjà passé plusieurs heures à pleurer en silence. » Allons battre papa François ! « , a-t-elle entendu son époux dire lors du tout dernier repas familial auquel il a pris part. Ensuite, Napoléon s’est rendu dans la chambre de leur fils et s’est approché sur la pointe des pieds du lit du petit roi de Rome. Le garçonnet dormait. L’empereur l’a caressé, s’est assis quelques instants près du lit puis s’est levé et est parti. Le petit Napoléon avait alors tout juste 2 ans, 10 mois et 4 jours. Il ne reverra plus jamais son père.
Après la défaite de Napoléon et son abdication au printemps 1814, c’est une Marie-Louise éplorée qui se trouve enfermée à Schönbrunn. Son père lui a donné la permission de se rendre aux thermes d’Aix-les-Bains pour reprendre des forces. Entre-temps, les polices secrètes française et autrichienne ne la perdent pas de vue un seul instant. Mais papa François a encore un meilleur atout dans sa manche, un accompagnateur personnel pour sa fille en la personne de l’exquis comte Adam Adalbert von Neipperg. » Dans six semaines, je serai son meilleur ami, et dans six mois son amant « , confie ce dernier à des intimes avant son départ. En réalité, il ne lui a pas fallu autant de temps. Napoléon ne la reverrait plus. Lorsque sa carrière a pris définitivement fin à Waterloo, elle s’est totalement détournée de lui. Une fois arrivé à Sainte-Hélène, l’ex-empereur n’a plus la moindre nouvelle de Marie-Louise, qu’il appelle toujours » l’impératrice « . Il en sera fort affecté. Tout ce qui lui reste d’elle, c’est une mèche de cheveux. Bonaparte, qui avait pourtant toujours un jugement impitoyable sur tout et tout le monde, n’a jamais exprimé la moindre critique à l’égard de son » impératrice « . Marchand, qui couchait à proximité de la chambre de Napoléon, voire parfois dans celle-ci, a rapporté qu’à plusieurs reprises, il entendait Bonaparte parler de Marie-Louise dans son sommeil.
MARIE WALEWSKA
Lorsque Napoléon part affronter la Russie et la Prusse en 1807, il atterrit en Pologne, un pays qui n’existe pas encore à l’époque. Les régions polonaises sont réparties entre la Prusse et la Russie, et l’espoir d’indépendance du peuple polonais repose entièrement sur l’empereur des Français. Lorsque la caravane impériale fera escale dans le village de Blonie, à l’ouest de Varsovie, une rencontre imprévue mais importante aura lieu. Comme de nombreux compatriotes, Marie Walewska, âgée de 20 ans, est ravie de l’arrivée de Napoléon en Pologne, son peuple gémissant depuis des années sous le joug tantôt prussien, tantôt russe. Lorsque les deux pays ont été battus tour à tour par les Français sur les champs de bataille d’Austerlitz, d’Iéna et d’ailleurs, la nouvelle a chaque foi été accueillie par des cris d’allégresse dans les rues polonaises. Et lorsqu’il apparaît que l’invincible Napoléon se trouve en Pologne même, l’enthousiasme est débordant.
Marie Walewska est née dans une famille polonaise riche et aristocratique de Kiernozia. En 1805, elle a épousé le comte Athanase Colonna Walewski, un propriétaire foncier fortuné, dont elle a un fils. Ce n’est pas un mariage facile, car le comte septuagénaire a quatre fois l’âge de sa toute jeune épouse. Lorsque l’arrivée de Napoléon est annoncée, Marie part avec l’une de ses cousines se poster sur la route de Blonie dans l’espoir d’apercevoir son idole. C’est là, au milieu de la foule en délire qui entoure le carrosse impérial, que les deux jeunes femmes sont remarquées par le Grand maréchal de la cour, Michel Duroc. » S’il vous plaît, je veux le voir ! « , l’a-t-il entendue crier. Duroc, qui s’occupe de la gestion de la cour, mais qui surveille aussi les besoins plus intimes de son chef, descend aussitôt de la voiture de l’empereur. Il fait signe aux deux femmes et les amène à la porte ouverte du carrosse, où se noue un dialogue bref mais intense. Marie a bien failli sauter au cou de l’empereur. D’une voix émue, elle lui crie dans un français parfait qu’il est le bienvenu dans son pays, qu’il est un héros. Que rien ne peut témoigner assez de l’attachement des Polonais à son égard. Ne sachant pas qui est cette apparition, Napoléon demeure perplexe et lui lance ce regard qui en a déjà bouleversé et séduit plus d’un. Ensuite, il lui tend un petit bouquet de fleurs qu’un spectateur avait jeté dans la voiture. » Gardez ces belles fleurs en gage de mes bonnes intentions. Nous nous reverrons, je l’espère « , lui dit-il avant d’ajouter une dernière phrase qui la bouleverse : » Peutêtre à Varsovie où j’attendrai que vous veniez me remercier. » Lorsque la voiture impériale a disparu, elle reste clouée sur place, en proie à un sombre pressentiment.
Dans ses appartements de fonction à Varsovie, Napoléon s’occupe de l’ordre du jour : la guerre et la paix. Mais en fin de soirée, il a d’autres occupations. Ebranlé par l’impression que la jeune Polonaise lui a faite, il a donné à entendre qu’il souhaitait la revoir. Mais personne ne peut lui dire qui elle est. Il s’en remet à son fidèle Duroc qui, mieux que quiconque, sait comment satisfaire les désirs de l’empereur. A l’occasion d’une entrevue avec le prince Poniatowski, l’une des figures polonaises les plus importantes, Duroc prend l’homme à part. Il lui fait une description détaillée de la jeune femme et Poniatowski sait aussitôt de qui il s’agit. Une rencontre ? Bien sûr qu’il peut organiser cela, que ne ferait-on pas pour plaire au sauveur de la patrie ? Une semaine plus tard, le prince organise chez lui un bal en l’honneur de Talleyrand. L’initiative n’est cependant motivée que par une seule intention : celle de provoquer une nouvelle rencontre entre Marie Walewska et l’empereur. Lorsque Marie lit le carton d’invitation, son instinct lui dit qu’elle a été beaucoup trop loin. Elle répond qu’elle est empêchée, un refus qui consterne Poniatowski. Il fait alors appel à tout ce qui peut influencer Marie, y compris son époux. Il faudra que le vieux comte Athanase lui demande, et finalement lui ordonne même de se rendre au bal et de rencontrer Napoléon pour qu’elle cède. Le bal se révèle un événement quasi aussi palpitant que les batailles napoléoniennes.
La soirée a à peine commencé que Poniatowski cherche Marie sous les regards indiscrets des dizaines d’invités français et polonais. » L’empereur désire ouvrir le bal avec vous « , lui dit-il à voix basse. » Je ne danse pas « , réplique-t-elle. Poniatowski lui chuchote alors qu’il lui faut danser, que c’est un ordre, que par sa faute, il perdrait tout crédit aux yeux de l’empereur si elle s’obstine. Marie ne cède pas. Alors que les invités lui font un passage, Napoléon s’avance vers elle d’un pas décidé rythmé par le cliquetis de ses éperons. Elle garde les yeux rivés au parquet. Ensuite, il dit : » Ce n’est pas l’accueil auquel j’avais le droit de m’attendre après… » Le reste est inaudible. Tandis que Walewska demeure muette, l’empereur poursuit son chemin. Quelques minutes plus tard, on annonce son départ, et il quitte les lieux d’un pas assuré.
Lorsqu’elle se retrouve seule dans sa chambre en fin de soirée, sa chambrière lui apporte une lettre qu’elle décachette aussitôt. » Je n’ai vu que vous, je n’ai admiré que vous, je ne désire que vous. Une réponse bien prompte pour calmer l’impatience de N. » Comment trouver le sommeil après cela ? Le lendemain matin, Poniatowski frappe à sa porte. A-t-elle bien compris l’enjeu ? Ou a-telle perdu la tête ? Veut-elle bien accéder à sa demande ? Marie reste inflexible, ce qui ne fait qu’attiser encore le désir du grand homme.
Il s’ensuit un long jeu de séduction fait de dîners, de regards dérobés et de lettres éperdues que lui écrit l’empereur, mais qui restent toutes sans réponse. Dans l’une de ces lettres, il s’abaisse même à écrire : » Votre patrie me sera plus chère quand vous aurez pitié de mon pauvre coeur. N. » C’est du chantage à l’état pur, mais qui ne fait pas fléchir la belle. Marie feint de ne pas avoir reçu cette lettre. Napoléon, habitué à être obéi au doigt et à l’oeil, est abasourdi par tant d’indépendance féminine. A chaque refus, sa volonté de la conquérir se renforce un peu plus. A bout de ressources, il fait de nouveau appel à Duroc, qui est chargé d’intervenir auprès de Marie. Duroc implique aussi Poniatowski à l’affaire, lequel informe à son tour quelques Polonais. C’est ainsi que se développe un véritable complot, et que l’entichement de Napoléon devient une affaire d’Etat. De tous côtés, on tente d’influencer Marie. En accédant aux avances de l’homme le plus puissant d’Europe et en devenant sa maîtresse, elle pourrait l’influencer, et Napoléon serait alors susceptible de reconnaître l’indépendance de la Pologne et de l’imposer aux Russes. C’est aussi le motif que Marie Walewska donnera elle-même pour justifier sa relation avec l’empereur. » C’était un sacrifice total. Tout fut fait pour semer puis pour récolter et atteindre ainsi ce dessein supérieur. Cela seul peut excuser ce que j’ai fait. Ce but hantait mon esprit. Il était plus fort que ma volonté et ma conscience. «
Marie Walewska devient la maîtresse de Napoléon. Tout indique que cette liaison ne reposait pas seulement sur un calcul politique, mais elle n’en restait pas moins fidèle à son motif premier. Elle ne manquait jamais de rappeler à Napoléon ses responsabilités envers la Pologne. Le fait qu’il l’écoutait et en discutait avec elle est une véritable prouesse de la part de la jeune femme. C’était bien la première fois de sa vie que Napoléon acceptait de parler politique avec une femme. Il faut dire qu’elle était très obstinée. A chaque question qu’il lui posait, elle lui répondait par une autre question politique. A ses revendications, il lui opposait chaque fois sa proposition : les Polonais devaient agir conjointement, accorder une plus grande attention au bien-être de leur peuple et introduire des modernisations comme la France l’avait fait. Le pays devait s’engager militairement dans la lutte contre la Russie. C’était la condition à remplir pour négocier. Marie rapporte chacune de ses paroles à Poniatowski et aux membres du gouvernement polonais, qu’elle peut voir et recevoir où il lui plaît.
Progressivement, le rôle de Walewska prend une dimension inattendue. Elle plaide certes la cause polonaise auprès de Napoléon, mais en même temps, elle commence aussi à évoquer auprès des Polonais la vision de l’empereur sur la situation internationale. En réalité, elle endosse le rôle politique que Joséphine a joué autrefois. Et c’est ainsi que Marie Walewska devient non moins que sa » femme polonaise « .
Rapidement, c’est une véritable amitié qui s’installe entre les deux amants. Marie devient véritablement amoureuse, d’un amour mélangé d’incertitude et de désespoir quant à la tournure que risque de prendre cette relation étrange. Dans le même temps, Napoléon éprouve de l’affection et une tendresse attentionnée pour cette femme délicate mais si courageuse et forte. Personne n’a jamais suscité de tels sentiments chez cet homme qui a toujours clamé que le véritable amour n’était pas fait pour lui. L’entourage de l’empereur ne l’a jamais vu à tel point amoureux.
Entre les nombreuses guerres et les soucis politiques de l’empereur, Napoléon et Walewska continueront de se voir au cours des années suivantes. A l’automne 1809, ils séjournent ensemble au Schloss Schönbrunn autrichien, où Napoléon avait établi sa résidence temporaire. C’est là qu’est conçu le fils qui naît le 4 mai 1810 en Pologne sous le nom d’Alexandre Florian Joseph Colonna Walewski.
L’idylle polonaise de l’empereur a sans doute pris fin le jour de son mariage avec Marie-Louise en 1810. Tout indique toutefois que l’amitié entre les anciens amants demeurera très intime et profonde. Marie Walewska a très certainement souffert de cet éloignement. Même si elle comprend très bien pourquoi Napoléon a épousé une Autrichienne, elle n’en est pas moins meurtrie. Mais elle a l’âme suffisamment noble pour céder la place sans émettre de reproches. A plusieurs reprises, toutefois, elle lui fait part de son inquiétude quant à son avenir et à celui de son enfant. Mais Napoléon la rassure. La naissance de l’enfant l’a ravi. Il tiendra parole et veillera au bien-être matériel de sa » famille polonaise « .
Après sa première abdication en 1814, Marie reprendra place à ses côtés. Le soir du 14 avril 1814, vingt-quatre heures à peine après la tentative de suicide de Napoléon, elle se présente à Fontainebleau mais sous l’emprise de la dépression, Napoléon refuse de la recevoir. Lorsqu’il est envoyé en exil à l’île d’Elbe, Marie vient de nouveau le rejoindre. Le 1er septembre 1814, Marie Walewska se rend en Italie avec le petit Alexandre. On n’a jamais su comment cette rencontre avec Napoléon a été organisée, l’empereur ayant tout fait pour entretenir le mystère. En aucun cas, Vienne ne peut avoir vent de cette rencontre, car elle risque de compromettre ses retrouvailles avec Marie-Louise.
Marie et Napoléon connaissent des moments délicieux à l’île d’Elbe. Des heures durant, Napoléon regarde le petit Alexandre jouer sur l’herbe. Il demande à Marchand de lui apporter un siège, s’installe et prend l’enfant sur ses genoux. Son enfant. Durant de longues secondes, il presse l’enfant contre lui en détournant la tête des rares spectateurs. Quelles pensées traversent donc l’esprit des deux parents à ce moment-là ?
Vient 1815. Napoléon retourne à Paris, est défait à Waterloo et est à présent certain de sa déchéance. Une fois de plus, voilà qu’apparaît Marie Walewska. Elle lui offre de l’accompagner, quelle que soit la destination du voyage. C’est une offre généreuse, mais Napoléon la décline. L’année suivante, Marie épousera le comte Philippe Antoine D’Ornano, à qui elle donnera un fils en 1817. Peu après, elle mourra d’une maladie rénale à l’âge de 31 ans seulement.
ALBINE DE MONTHOLON
Après ces trois femmes et ses innombrables maîtresses, Napoléon connaîtra un tout dernier amour à la fin de sa vie. Elle s’appelle Albine, est l’épouse du comte Charles de Montholon, l’un des quatre généraux qui ont volontairement accompagné l’empereur en exil sur l’île de Sainte-Hélène. Albine est fascinée par l’empereur déchu. A table, elle prend toujours place à sa gauche. Ils font ensemble des sorties en calèche et de longues promenades dans le jardin que Napoléon a fait aménager autour de sa résidence. Plus frappant encore est qu’elle va le trouver régulièrement dans ses appartements privés et jusque dans sa salle de bains, où il la » reçoit au bain « . Aucune des trois personnes directement concernées ni aucun de ceux qui ont rédigé les mémoires de Sainte-Hélène n’a véritablement confié au papier qu’Albine et Napoléon étaient amants, mais de nombreux éléments semblent l’indiquer.
A Sainte-Hélène, Napoléon est malade, il est affaibli et a pris de l’embonpoint. Entre 1800 et 1820, il est passé de 67 à 90 kg. Physiquement, il n’est plus très attirant. Mais ce qu’Albine ni son époux ne pouvaient prévoir, c’est qu’elle serait totalement subjuguée par la personnalité et le charisme magnétique de l’ancien empereur. Elle s’en était confiée après quelques semaines à Las Cases, un autre exilé volontaire : » Quand je suis venue, je suivais mon mari, à présent c’est l’empereur que je suis à Sainte-Hélène. «
Albine est une femme intelligente. Elle adore écouter les longs exposés de Napoléon lorsqu’il évoque les problèmes du monde, commente ses campagnes ou explique pourquoi le Code civil est tellement fondamental pour le développement de l’Europe. Tout comme son mari, elle commence à apprécier les visions et analyses de Napoléon à leur juste valeur à mesure qu’elle s’implique dans les discussions. Elle juge passionnante la façon dont il interrompt la lecture du soir – les anciens classiques, Corneille, Voltaire mais aussi la Bible – par des considérations interminables qu’il développe de façon improvisée mais avec un brio pour le moins inspirant. » Depuis que nous étions à Longwood, j’écoutais l’empereur et le regardais avec un intérêt et une admiration chaque jour plus grande, et je m’attachais à son caractère, à son génie. Bref, tout en lui m’inspirait. Il est vrai que les rois sont comme des montagnes, parce qu’ils ne sont beaux que lorsqu’on les regarde de loin, mais chez lui c’était différent. Plus je le voyais, plus je l’aimais « , écrirait Albine plus tard.
Comme tant d’hommes et de femmes avant elle, elle tombe sous l’emprise de son charisme, dépouillé à présent des travers qui l’accompagnaient durant son règne. De nombreux témoignages évoquent l’impact immédiat qu’exerçait la personnalité de l’empereur sur toutes les personnes avec qui il entrait en contact, d’un coup de » baguette magique « , comme elle l’a décrit. Albine, elle, sait exactement à quoi l’attribuer. » Faut-il croire que son seul génie suffisait pour atteindre cet effet ? Non. Il suffisait d’une expression, d’un geste, d’un regard, d’un mot pour donner à quelqu’un le sentiment d’avoir vécu quelque chose d’exceptionnel, quelque chose qui resterait à jamais. Il suffisait d’un instant pour sentir que l’on était sur la même longueur d’onde intime. «
Aucune femme – ni, peut-être, aucun homme – qui a connu Napoléon personnellement et intimement, n’a jamais su pénétrer au plus profond de son être comme elle a pu le faire. Et c’est ainsi que nous découvrons peut-être le vrai coeur de Napoléon dans les mémoires que consignera plus tard Albine de Montholon. » Si ceux qui estimaient qu’il n’éprouvait rien pour ce qui ne touchait pas à l’ambition ou au règne et qu’il ne faisait que se servir d’autrui, avaient séjourné avec nous à Longwood ne fût-ce qu’un mois, s’ils l’avaient entendu parler de ses sentiments, s’ils l’avaient vu une seule fois avec nos enfants et comment il s’intéressait à leurs conversations naïves, au conte qu’ils avaient appris le matin, alors toutes ces personnes auraient dû revoir leur opinion sur lui et reconnaître sa réelle bienveillance. » Albine n’a pas connu Napoléon de près lorsqu’il était à la tête de l’Etat, mais son témoignage complète indiscutablement ce que ses proches et ses opposants ont dit de lui tout au long de l’histoire.
Les rapports entre Napoléon et Albine s’intensifieront au cours de l’année 1817. Cette année-là, elle tombe enceinte, et le 26 janvier 1818, elle accouche d’une fille. L’enfant présente deux caractéristiques particulièrement frappantes : non seulement elle ressemble comme deux gouttes d’eau à Napoléon mais en outre, les Montholon lui donnent un nom intrigant : s’ils l’appellent Joséphine au quotidien, son nom complet est Marie Caroline Julie Élisabeth Joséphine Napoléone.
L’écrivain Napoléon
Bien avant de devenir célèbre, Napoléon a entrepris quelques tentatives méritoires de devenir romancier. Nul doute qu’il aurait pu devenir un écrivain intéressant si le cours de l’histoire n’en avait pas décidé autrement. Entre 1789 et 1796, Bonaparte a écrit quatre romans, quatre essais philosophiques et cinq traités politiques. Son premier ouvrage publié, Souper de Beaucaire (1793), est teinté de politique, mais de toutes ces oeuvres, c’est le roman d’amour Clisson et Eugénie (1795) qui en dit sans doute le plus long sur la jeune âme romantique qu’est Napoléon à l’époque. Il relate l’histoire de l’héroïque soldat révolutionnaire Clisson que l’auteur décrit dès la première ligne comme un reflet de sa propre personne : » Clisson naquit avec un penchant décidé pour la guerre. » Le soldat se détourne de sa carrière militaire lorsqu’il pense avoir trouvé le bonheur auprès d’Eugénie – un nom qu’il ne choisit pas par hasard puisqu’il est le surnom de Désirée Clary, la première fiancée de Napoléon. Les deux se marient, se retirent dans la nature et mènent une vie campagnarde simple, mais leur bonheur idyllique est constamment menacé par des périls imminents. Lorsque le pays est attaqué et que Clisson retourne à l’armée, il se révèle un militaire hors pair et invincible. » Il réussit en tout, il surpassait l’espérance du peuple et de l’armée qui lui devait ses succès « , écrit Napoléon alors. Pressent-il déjà son propre avenir ? Pendant la bataille, il est blessé, et il envoie un camarade trouver Eugénie pour l’informer qu’il est vivant, mais elle se laisse séduire par ce messager. Lorsque, toujours au front, Clisson ne reçoit plus de lettres d’Eugénie, il comprend la tromperie et s’enfonce dans la mélancolie. Dans un premier élan, il veut se précipiter chez lui pour protéger Eugénie de la misère et de la diffamation. Mais abandonner l’armée ? Jamais ! » Adieu, toi que j’avais choisie pour l’arbitre de ma vie, adieu, la compagne de mes plus beaux jours ! J’ai goûté dans ta société le bonheur suprême. J’avais épuisé la vie et ses biens. Que me restait-il pour l’âge futur que la satiété, et l’ennui ? J’ai à vingt-six ans épuisé les plaisirs éphémères de la réputation mais dans ton amour j’ai goûté le sentiment suave de la vie de l’âme. Ce souvenir déchire mon coeur. Puissestu vivre heureuse, ne pensant plus au malheureux Clisson ! « , écrit le jeune Napoléon. Déçu, le héros retourne au champ de bataille, offre la victoire à son armée et meurt d’une mort honorable. Un romantisme sombre, le caractère impossible du grand amour, la méfiance à l’égard des hommes, l’honneur comme vraie valeur dans la vie d’un soldat : telles sont les lignes de force de Clisson et Eugénie, et sans doute aussi celle de la vision à la fois grave, soucieuse et romantique que Napoléon avait de la vie.
Bonaparte maniera la plume tout au long de son existence, ce qui lui vaudra de rassembler une oeuvre de plusieurs dizaines de milliers de pages. Au cours de ses dernières années, il entreprendra l’écriture de ses mémoires, mais le temps qu’il lui reste à vivre ne suffira pas pour l’accomplissement de ce projet. Il n’a pu écrire que trois tomes : La campagne d’Italie, La campagne d’Egypte et L’Ile d’Elbe et les Cent-Jours. Mais sa plus belle prose, on la trouve dans sa correspondance. Bonaparte aurait écrit entre 40 et 60000 lettres, avec pour point d’orgue les épîtres émouvantes, romantiques et pénétrantes qu’il écrit à son épouse Joséphine durant la première campagne d’Italie (1796-1797).
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