Léopold II la descente aux enfers (analyse)
La politique coloniale de Léopold II enflamme toujours plus les esprits. Plus de vingt ans après la sortie du livre choc Les Fantômes du roi Léopold, le deuxième roi des Belges est devenu un roi maudit, jugé coupable de crime contre l’humanité. Jusqu’où ira le déboulonnage? Et quel regard critique porter aujourd’hui sur le Congo léopoldien?
Article paru dans Le Vif du 24/05/2018
Statues et bustes de Léopold II volés ou tagués, appels d’élus et de collectifs de la diaspora belgo-congolaise en faveur d’un débat national sur le passé colonial, sortie de romans et de BD centrés sur les atrocités commises au Congo au temps où il était la propriété personnelle du deuxième roi des Belges… La cause est entendue : le « roi bâtisseur » est désormais, en Belgique et à l’étranger, la figure emblématique des méfaits du colonialisme. Naguère considéré comme un chef d’Etat « visionnaire », il est devenu le méchant de l’histoire, un roi maudit jugé coupable de crime contre l’humanité, au point d’écorner l’image de la Belgique à l’étranger. Le système d’exploitation mis en place dans l’Etat indépendant du Congo (EIC), dont Léopold II a été, de 1885 à 1908, le monarque absolu (sans y avoir jamais mis les pieds), lui vaut d’être classé parmi les pires tyrans du XXe siècle. Dans l’une de ses chansons, l’auteur compositeur américain Randy Newman le compare à Hitler, Staline, Caligula et Néron. D’autres accusateurs citent Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes, qui qualifiait, en 1909, la gestion léopoldienne du Congo de » plus grand crime de tous les temps « . Des blogs traitent le roi des Belges de « despote impérialiste, raciste et cupide ». Propagée sur Internet et les réseaux sociaux, la dénonciation du colonialisme belge forge des affirmations identitaires, signe d’un malaise dont le monde politique belge n’a pas pris la mesure.
Les historiens marchent sur des oeufs
« Jadis considéré comme un géant incompris de ses contemporains dépourvus d’ambition pour leur patrie, le roi-souverain est présenté, aujourd’hui, comme un sinistre génocidaire », convient Pierre-Luc Plasman (UCLouvain), auteur de l’ouvrage Léopold II, potentat congolais. L’action royale face à la violence coloniale (Racine, 2018). Comme d’autres historiens belges spécialistes du sujet, Plasman marche sur des oeufs. Car toute analyse nuancée du fonctionnement de l’EIC tend à être taxée de « résistance de l’establishment universitaire à ce que la lumière soit faite sur notre passé colonial », pour reprendre les termes de l’accusation formulée en 2010 par le sociologue Ludo De Witte. « Les chercheurs anglo-saxons, belges, congolais parviennent grosso modo à jeter des ponts entre leurs historiographies, signale l’historien. Mais lors de débats publics, ce n’est plus possible, les opinions sont trop tranchées. Un réquisitoire implacable est prononcé au nom de la morale de notre temps. Tout discours soucieux d’échapper au simplisme est rendu inaudible du fait du tumulte provoqué par ceux qui instrumentalisent le passé. Les uns le font au nom de la repentance, les autres, de plus en plus rares et âgés, au nom des bienfaits de la colonisation et du gâchis de la décolonisation. »
La colère des Afro-descendants
Au coeur de la polémique, il y a le sort à réserver aux monuments érigés à la gloire de Léopold II. Toutefois, pour le professeur Mathieu Zana Etambala, de la KULeuven et de l’Africa Museum, » les Congolais, ici et en RDC, ont d’autres attentes que les gestes symboliques » (opinion parue dans De Standaard du 14 décembre 2017). Selon lui, un sentiment de colère grandit dans la jeune génération d’Afro-descendants. Publiée en 2017, une enquête réalisée par l’UCL, l’ULiège et la VUB révèle que 80 % des Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais se disaient victimes de discriminations en Belgique; et ils étaient 86 % à estimer être perçus comme étrangers, un vécu qui, constatait l’étude, « trouve un écho particulier dans les revendications liées au passé colonial ». Les trois quarts des répondants estimaient que la question coloniale reste un sujet tabou en Belgique. « On nous parle de vivre-ensemble, mais c’est très violent pour les Bruxellois d’origine congolaise d’être sans cesse confrontés, dans les lieux qu’ils fréquentent, à des personnages qui ont maltraité leurs ancêtres », assurait le rappeur et acteur bruxellois Pitcho Womba Konga, interviewé place du Trône, au pied de l’imposante statue équestre de Léopold II, monument catalyseur des débats autour de la décolonisation de l’espace public ( Bruzz, 30 octobre 2017). Kalvin Soiresse Njall, ex-coordinateur du collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD) et actuellement membre du Parlement francophone bruxellois, estimait lors d’un récent débat que des actions violentes ne sont pas à exclure, faute de réponse aux revendications mémorielles et aux demandes de réparation.
Déclassifier les archives
Côté politique, Benoit Hellings, à l’époque député fédéral, avait plaidé pour que la Belgique « entame un travail scientifique approfondi sur la période coloniale, de 1885 à l’indépendance du Congo « . Il a déposé en 2017 une résolution en ce sens à la Chambre et a appelé à « déclassifier toutes les archives pour établir les responsabilités des diverses institutions belges » dans la colonisation. « Quelles archives? demanda Plasman. Léopold II a fait disparaître, à la fin de son règne, la plupart des documents de l’Etat indépendant du Congo, et si ceux qui subsistent ne sont pas tous accessibles, c’est surtout par manque de moyens. »
A Paris, une pétition a circulé fin 2015 en vue de débaptiser l’avenue Léopold II, située dans le XVIe arrondissement. « Par simple respect pour les dix millions de victimes d’un roi mégalomane », a précisé l’éditeur et écrivain français Marc Wiltz, initiateur de la campagne. « Sous les coups de chicotte et de machette, ils sont innombrables les Congolais qui périrent pour enrichir la couronne de Belgique. » Indigné par l' »oubli incompréhensible de ce crime de masse qui a précédé tous les autres », Wiltz envoie le roi-souverain « au panthéon des malfaisants » dans son livre Il pleut des mains sur le Congo (Magellan & Cie, 2015), allusion aux pratiques de mutilation imputées à la période de l’EIC.
Léopold déboulonné, Lumumba honoré
En Belgique, des autorités communales se penchent, elles aussi, sur les hommages rendus au passé colonial dans l’espace public, surtout depuis l’affaire du déboulonnage des statues de généraux sudistes aux Etats-Unis. A Anderlecht, un groupe de travail a été mis sur pied fin 2017 pour discuter d’un changement finalement non advenu de nom du square des Vétérans coloniaux. « Beaucoup se sont comportés de manière inacceptable », estime Philippe Debry, conseiller communal Ecolo. Il a aussi été envisagé un moment de débaptiser la rue Sergent De Bruyne. Ce militaire, qui a participé aux campagnes contre les esclavagistes et a été supplicié en 1892 avec son chef, le lieutenant Lippens, a longtemps fait figure de héros martyr. Si Léopold II et les anciennes célébrités de la conquête et de la colonisation du Congo sont sur la sellette, Bruxelles a brisé un tabou en décidant d’honorer Patrice Lumumba, premier Premier ministre de l’histoire du Congo indépendant, assassiné en janvier 1961 avec l’aide d’autorités belges. Héros national en RDC et icône de l’anticolonialisme pour tout le continent noir, Lumumba a, depuis le 30 juin 2018, une place à son nom devant le square du Bastion, à l’entrée du quartier africain Matonge. La fin d’un long combat pour la communauté d’origine congolaise, qui réclamait, en vain, une place Lumumba sur la commune voisine d’Ixelles.
Activisme « décolonial »
Entre-temps, des militants anticoloniaux sont, une fois de plus, passés à l’action. En janvier 2018, le buste de Léopold II installé au parc Duden, à Forest, a été subtilisé pendant deux jours par des membres de l’Association citoyenne pour un espace public décolonial (Aced). Pour ces activistes, Léopold II est « l’auteur d’une entreprise méthodique de pillage » et son action « a profondément déstructuré les sociétés locales. La gravité de ces crimes invalide toute démarche visant à louer publiquement son action dans d’autres domaines. » Le collectif dénonce aussi « l’impossibilité de mener un débat sérieux avec les pouvoirs publics sur le passé colonial belge ». Le même mois, la statue équestre du roi, place du Trône, a été recouverte de peinture rose. Ce n’était pas la première fois que le monument est pris pour cible : il a été badigeonné de peinture rouge en 2008, 2013 et 2015. En 2004, à Ostende, un collectif flamand a scié la main de bronze de l’un des Congolais figurant sur le monument dressé en l’honneur de Léopold II. La commune n’a pas fait réparer l’oeuvre. En 2017, à Mons, une statue du roi a été recouverte de photos des exactions coloniales. D’autres communes dotées de statues coloniales demandent au Musée de l’Afrique centrale, à Tervuren, ce qu’elles doivent en faire. Embarrassés par la présence de bustes et de statues de Léopold II au sein même du musée, les responsables de l’institution fédérale, qui a rouvert ses portes en décembre 2018 après cinq ans de rénovation, ont trouvé la solution : ces oeuvres sont regroupées dans une salle au soussol du bâtiment, espace consacré à l’histoire du musée (le palais néoclassique qui abrite les collections africaines a été érigé entre 1904 et 1910 à la demande du roi).
Inquiétude au Palais
Par son impact sur le grand public, le documentaire Le roi blanc, le caoutchouc rouge, la mort noire, du réalisateur britannique Peter Bate (BBC), a été, selon les historiens, le principal déclencheur de la campagne belge et internationale contre la politique coloniale de Léopold II. Diffusé sur les chaînes publiques belges en avril 2004, le film avait suscité des réactions houleuses en Belgique. On y montre un roi des Belges muet, confiné dans le box des accusés. Très critique, l’historien Michel Dumoulin (UCL) y a vu un » réquisitoire » ( Léopold II, un roi génocidaire ?, Académie royale de Belgique, 2005). A l’annonce de sa diffusion, les anciens du Congo belge sont montés, eux aussi, aux barricades et le Palais royal a qualifié le film de « pamphlet scandaleux émaillé d’erreurs historiques qui jettent le discrédit sur notre deuxième roi, mais aussi sur la Belgique dans son ensemble ». Depuis lors, le Palais s’inquiète de la tournure que prennent les débats sur le passé colonial belge. Un conseiller du roi Philippe déplorait en 2018 que les intervenants ne se réfèrent plus au best-seller Congo. Une histoire (Actes Sud, 2012), de David Van Reybrouck. Selon lui, l’auteur flamand a développé dans ce livre une approche équilibrée de la « question congolaise » : il n’édulcore pas le terrible bilan de la politique du « caoutchouc rouge », mais trouve « grotesque » de considérer ces abus comme un « génocide » ou un « holocauste ».
Génocide ou pas?
Il y a un peu plus de vingt ans est sorti l’ouvrage qui a le plus contribué à faire tomber Léopold II de son piédestal : Les Fantômes du roi Léopold. Le livre d’Adam Hochschild est devenu la « bible » des pourfendeurs actuels de la « mission civilisatrice » du roi-souverain. Le sous-titre choc de la traduction française, Un holocauste oublié, a suscité une vive controverse. L’accusation de « génocide » et l’affirmation selon laquelle la moitié de la population du Congo a été décimée, soit dix millions de morts au cours des trente années de régime léopoldien, a été contestée par plusieurs auteurs, dont feu Jean Stengers. L’historien de l’ULB (Congo. Mythes et réalités, Racine, 2005) relève que la dépopulation du Congo doit surtout être attribuée aux épidémies – maladie du sommeil, variole… – et à une chute de la natalité due à ces maladies. Ces facteurs sont-ils la conséquence d’un affaiblissement de la population dû aux crimes du régime? C’est la thèse d’Hochschild. Mais pour Stengers, les massacres ne se sont pas étendus à l’ensemble du territoire congolais : « Des localisations dans le temps et dans l’espace font de l’idée d’un « holocauste » dû à Léopold II une impossibilité. » Plus récemment, Jean-Paul Sanderson, historien et démographe de l’UCL, a contesté le chiffre de dix millions de morts. Selon ses estimations, le Congo enregistre un déficit de population de cinq millions d’habitants entre 1885 et 1930. « Ce qui ne signifie pas qu’il y a eu cinq millions de morts sous le régime léopoldien, remarque l’historien Pierre-Luc Plasman. Car d’autres facteurs entrent en ligne de compte, dont l’ampleur prise par les maladies vénériennes. Au début du XXe siècle, dans la cuvette centrale du Congo, une femme sur trois, voire une femme sur deux n’a pu mettre d’enfant vivant au monde. Les conditions de vie à l’époque, en partie liée au système d’exploitation, ont fait chuter le taux de natalité et grimper le taux de mortalité. « .
Abus au Congo : les premiers enquêteurs et accusateurs
George W. Williams (1849 – 1891)
Colonel, pasteur baptiste et avocat afro-américain, il part au Congo en 1890 pour juger du sort réservé aux Noirs. A la suite de ce voyage, il écrit une lettre ouverte au roi dans laquelle il s’insurge contre l’arbitraire de l’administration léopoldienne. Il reproche à l’Etat indépendant du Congo (EIC) de Léopold II de mener des guerres cruelles pour capturer des femmes et des esclaves.
Roger Casement (1864 – 1916)
Arrivé au Congo en 1884, il travaille pour Stanley. Recruté par le Foreign Office en 1901, il devient consul d’Angleterre. Deux ans plus tard, installé à Boma, il est chargé d’enquêter sur la situation des droits de l’homme au Congo. Son rapport sur les agissements de l’EIC au Haut – Congo suscite la création de la Congo Reform Association. Il est fusillé en 1916, à Londres, pour avoir participé à l’insurrection irlandaise.
Edmund Morel (1873 – 1924)
Embauché par la compagnie maritime Elder Dempster qui assure la liaison Anvers-Boma, il défend l’oeuvre de Léopold II, avant de dénoncer les exactions de l’EIC. A partir de 1900, il publie articles et pamphlets. Sa campagne alerte l’opinion publique et le Parlement anglais. Avec Casement, le publiciste fonde la Congo Reform Association.
Edmond Janssens (1852 – 1919)
Avocat général près la Cour de cassation, il préside la commission d’enquête officielle instituée par Léopold II en 1904. Le rapport confirme les abus commis au Congo, liés au système des impositions. Le gouvernement local est mis en cause pour ne pas avoir empêché l’arbitraire dans l’exercice de la contrainte.
Félicien Cattier (1869 – 1946)
Juriste et professeur à l’ULB, ce spécialiste des questions coloniales publie, en 1906, une Etude sur la situation de l’Etat indépendant du Congo, critique sévère du régime léopoldien.
Arthur Vermeersch (1858 – 1936)
Juriste et jésuite, il publie, en 1906, une critique du régime de l’EIC, La Question congolaise, qui aura une forte influence sur l’opinion catholique belge.
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