LE FAMEUX » COUP DE LOPPEM «
Le 11 novembre 1918, l’armistice est signé. Désormais qualifié de Roi-chevalier, Albert Ier sort du conflit auréolé d’un prestige qui illumine son règne et lui permet de jouer un rôle central dans l’un des épisodes les plus passionnants de l’histoire de Belgique.
Dès le début du mois de novembre, lorsqu’il apparaît clairement que la guerre est perdue, l’Allemagne est secouée par une révolte de gauche. Le régime impérial s’effondre. Le mouvement traverse la frontière et atteint les unités allemandes cantonnées en Belgique. De nombreux soldats refusent de continuer à obéir. Le 10 novembre, une avant-garde révolutionnaire estime que l’heure est venue. La Kommandantur est occupée. Un conseil d’ouvriers et de soldats s’installe au Parlement, qu’il pare d’un drapeau rouge.
Les émeutiers veulent gagner à leur cause la classe ouvrière belge. Ils cherchent à entrer en contact avec leurs camarades à la Maison du peuple et tentent de convaincre les figures de proue du Parti ouvrier belge de se joindre à la révolution. Bien qu’ils aient un peu de mal à convaincre leur base, les dirigeants du POB rejettent fermement l’offre allemande. Le même jour, ils adressent une proclamation à la population bruxelloise où ils appellent au calme tout en revendiquant l’instauration du suffrage universel pur et simple à partir de 21 ans et l’abrogation de l’article 310 du Code pénal interdisant les coalitions et qui freine dès lors l’essor du syndicalisme.
Tandis que la libération est abondamment fêtée partout dans le pays, de graves troubles éclatent dans la capitale.
Tandis que la libération est abondamment fêtée partout dans le pays, de graves troubles éclatent dans la capitale. Le 11 novembre, la situation dégénère. Les soldats mutins en viennent aux mains avec les troupes restées loyales à l’empereur Guillaume II. La place Rogier, où une foule s’est massée, est le théâtre des plus graves incidents. Plusieurs morts et blessés sont à dénombrer, dont des civils bruxellois. Des banques, des magasins et des hôtels sont pillés. La panique envahit le public.
UN ROI INQUIET
A Bruxelles, un vide politique apparaît. Le roi n’est pas encore revenu. Il séjourne alors dans un petit château néogothique à Loppem, près de Bruges. Le libéral Paul-Emile Janson, le socialiste Edouard Anseele et le représentant de l’Espagne Saura s’y rendent pour l’informer du chaos qui règne dans la capitale. Tous l’affirment : si on veut rétablir la Belgique dans l’ordre et dans le calme, une seule politique est possible : la trêve des partis, la constitution d’un gouvernement d’union nationale et accorder des satisfactions substantielles aux travailleurs, dont le suffrage universel pur et simple et la liberté syndicale.
Le roi est profondément inquiet. Dès le 12 novembre, il met le général français Jean-Marie Degoutte dans la confidence. Il dit craindre le » socialisme international « . Il a appris que des agents bolchéviques allemands se sont rendus dans la capitale pour y propager des théories anarchiques sur la fraternisation des peuples. Il se méfie de l’effet de cette propagande sur les soldats belges, dont la résistance morale s’érode quelque peu après quatre années de guerre et surtout au moment où la victoire semble assurée. Dans son rapport, Degoutte indique cependant qu’il n’y a guère de raisons de s’inquiéter car les Belges se rassemblent plus que jamais autour de leur souverain. Le roi affirme au général français qu’il va désormais se consacrer uniquement à son rôle politique.
Dès les 12 et 13 novembre, il accueille plusieurs leaders politiques. En marge de sa Joyeuse Entrée à Gand, il mène deux conversations cruciales, l’une avec Emile Francqui, qui a dirigé le Comité national de secours et d’alimentation en territoire occupé, et l’autre avec l’évêque gantois Emile-Jean Seghers. Un plan d’action est minutieusement appliqué. Dès le 13, le catholique Gérard Cooreman remet au roi la démission de son gouvernement sans en informer ses collègues au préalable. Albert entame directement des consultations afin de former un gouvernement tripartite d’unité nationale. Du 14 au 20 novembre, il reçoit à Loppem des représentants des partis catholique, libéral et socialiste. Certains ténors conservateurs opposés aux réformes tels que Charles Woeste ne sont pas conviés.
UNE SÉANCE HISTORIQUE
Le 21 novembre, le nouveau gouvernement Delacroix entre en fonction. Le lendemain, la famille royale fait sa Joyeuse Entrée à Bruxelles. Une séance historique a lieu au Parlement. Le discours du roi est impressionnant, notamment son entame : » Messieurs. Je vous apporte le salut de l’armée ! Nous arrivons de l’Yser, mes soldats et moi, à travers nos villes et nos campagnes libérées. » Ce qui suit ne l’est pas moins : Albert annonce que son gouvernement a décidé de mettre en place le suffrage universel pur et simple pour tous les hommes à partir de 21 ans. Sur un ton solennel, il affirme : » L’égalité dans la souffrance et dans l’endurance a créé des droits égaux à l’expression des aspirations publiques. «
Albert annonce que son gouvernement a décidé de mettre en place le suffrage universel pur et simple pour tous les hommes à partir de 21 ans.
Sans révision préalable de la Constitution, le suffrage universel pur et simple est inscrit dès le 9 mai 1919 dans une loi avant d’être appliqué dès les élections suivantes, le 16 novembre 1919. Une nouvelle ère politique s’ouvre. Le parti catholique perd la majorité absolue qu’il détenait depuis 1884. La révision de la Constitution qui officialise ce » coup de force » intervient le 7 février 1921.
Pour certains catholiques conservateurs, il s’agit ni plus ni moins d’un » coup d’Etat » : le roi se débarrasse de la majorité catholique, ne consulte même pas les figures de proue conservatrices et installe au pouvoir un gouvernement qui applique le programme électoral du POB. A leurs yeux, la Constitution a été traitée comme un » vulgaire chiffon de papier « . Ils prétendent que le roi a agi sous la menace des socialistes, par peur de perdre son trône et de voir éclater une révolution. Albert rejettera ces accusations toute sa vie. En 1930, il écrit encore à ce sujet une lettre qui sera publiée dans tous les journaux où il affirme que les responsables politiques consultés à Loppem étaient tous favorables à un gouvernement d’union nationale et à l’élargissement du droit de vote. Il affirme également qu’il n’a absolument pas été informé des événements agitant la capitale – ce qui peut laisser dubitatif – et qu’il a moins encore cédé au chantage.
Rien n’indique en effet que les socialistes lui auraient brandi la menace de la fin de la monarchie. On peut aussi estimer que les rumeurs de troubles dans la capitale ont pu être relativisées par l’allégresse dans tout le pays et l’immense popularité du roi. Deux autres éléments sont établis : d’abord, les dirigeants du POB avaient fait comprendre au souverain que leur participation au gouvernement était conditionnée par l’introduction du suffrage universel et, ensuite, plusieurs responsables politiques ont insisté sur le fait qu’un climat révolutionnaire pourrait s’installer si cette exigence n’était pas rencontrée.
Il est également de notoriété publique qu’Albert encourage ces développements plutôt que de simplement les subir. Bien avant la guerre déjà, il souhaite mettre un terme à la domination cléricaleconservatrice en place depuis 1884. Selon sa » conviction profonde « , il faut » conférer à la classe des travailleurs un rôle dans le gouvernement en rapport avec son degré d’organisation, ainsi qu’avec le patriotisme et l’abnégation dont elle avait fait preuve pendant la guerre « . Autre raison qui pousse Albert à intervenir de manière énergique : la prépondérance catholique surtout issue de la Flandre engendre un militantisme wallon qui pourrait menacer l’unité du pays.
Le roi et des représentants politiques des trois partis rendent un fier service au pays. La Belgique est épargnée par les graves troubles sociaux qui éclatent dans plusieurs pays européens. Quant au communisme, sa vigueur est bien moindre que dans l’Allemagne révolutionnaire ou dans les pays vainqueurs que sont la France et l’Italie. » Loppem » reste l’un des épisodes les plus passionnants de l’histoire de Belgique. Les circonstances politiques d’après-guerre et la position de force du POB permettent au roi de faire entrer la politique belge dans le XXe siècle.
Une véritable percée pour la démocratie
La mise en place du suffrage universel pur et simple marque la première véritable percée de la démocratie en Belgique, pour les hommes tout au moins. En 1831, seuls les citoyens qui payent des impôts directs élevés disposent du droit de vote. Les électeurs ne sont que 46 099 sur 4 079 519 habitants, soit 1,1 % de la population. Le 7 septembre 1893, une révision de la Constitution met en place le suffrage universel tempéré par le vote plural. A partir de 25 ans, tous les hommes disposent d’une voix. Les hommes de 35 ans et plus, les maris ou les veufs avec enfants et les hommes qui disposent d’un certain patrimoine ont droit à une deuxième voix. Deux voix supplémentaires peuvent également être octroyées aux titulaires de certains diplômes ou à ceux qui exercent certains mandats ou professions dans le secteur public. Le nombre maximal de voix par personne est fixé à trois. Cette modification multiplie par dix le nombre d’électeurs : on passe de 2,2 % à 21 % de la population. Parmi eux, 853 628 disposent d’une voix, 293 678 de deux et 223 381 de trois. L’introduction du principe » un homme, une voix » permet d’éliminer cette inégalité de traitement. Le nombre d’électeurs grimpe à 2 102 710 personnes, avec comme grosse différence par rapport au passé que chaque électeur ne dispose que d’une seule voix. Il faudra attendre 1948 pour que les femmes obtiennent, elles aussi, le droit de vote.
Violation de la Constitution ou cas de » force majeure » ?
L’introduction du suffrage universel par l’intermédiaire d’une loi sans révision préalable de l’article 47 de la Constitution, qui prévoyait un suffrage universel tempéré par le vote plural, était-elle une manoeuvre inconstitutionnelle manifeste – comme on le lit souvent – ou peut-on parler d’un cas de » force majeure » ? Pour le gouvernement, conseillé en ce sens par le professeur louvaniste Léon Dupriez, c’est la deuxième option qui prévaut. Les dernières élections des Chambres ont eu lieu en 1912 et en 1914. Le mandat de députés à la Chambre et au Sénat est donc arrivé à expiration en 1916 ou en 1918. Il faut organiser des élections au plus vite, ce qui est impossible sur la base du suffrage universel tempéré par le vote plural. Impossible sur le plan moral, car la population ne soutient plus l’ancien système. La fameuse » égalité dans la souffrance et dans l’endurance » doit donner naissance à » des droits égaux à l’expression des aspirations publiques « . » Les souffrances et les efforts de tous ont tué le vote plural « , dit-on. C’est également impossible sur le plan politique parce qu’il en va du calme dans le pays et de l’unité entre les partis et les classes sociales, si indispensables pour la reconstruction de la patrie. Enfin, pour le gouvernement, c’est impossible sur le plan juridico-technique. Les listes d’électeurs datent en effet du 1er mai 1914 et ont donc cruellement besoin d’une mise à jour. Nombreux sont ceux qui ont perdu leur deuxième ou troisième voix en raison de la guerre. Beaucoup ont en effet perdu leur patrimoine : les agriculteurs dont les fermes ont été incendiées ou détruites, les commerçants et petits artisans ruinés, les soldats qui ont perdu leurs maigres réserves au front… De nouveaux états du patrimoine doivent donc être réalisés pour déterminer qui a droit à une deuxième ou à une troisième voix. Pour couronner le tout, des centaines de milliers de réfugiés doivent encore revenir et les archives de nombreuses communes ont été détruites. La composition des listes d’électeurs prendrait donc énormément de temps, au moins deux ans d’après les estimations. Il n’est ni possible ni souhaitable d’attendre si longtemps. Il faut impérativement organiser des élections.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici