Anne Frank: le doute est-il permis?
La théorie des chercheurs qui ont révélé l’auteur présumé de la dénonciation d’Anne Frank, un notaire juif, n’est valable qu’à 85%. Leur démarche suscite le malaise. Une visée commerciale a-t-elle primé?
La révélation, le 17 janvier, du nom de l’auteur présumé de la dénonciation de la famille Frank pendant la Seconde Guerre mondiale, le notaire juif Arnold van den Bergh, est le résultat d’une enquête de six ans menée par vingt-trois chercheurs. Au même moment, est sorti un livre, Qui a trahi Anne Frank? (Harper Collins, 420 p.), écrit par Rosemary Sullivan, professeure émérite à l’université de Toronto. Elle y détaille les hypothèses majeures qui découlent de ces recherches, dont la principale, celle de la trahison par Arnold van den Bergh.
La question de la responsabilité de la mort des Frank était un cold case insoluble. Le groupe des vingt-trois chercheurs, dirigé par l’ancien agent du FBI Vince Pankoke d’après une initiative du documentariste Thijs Bayens, a voulu prouver le contraire. Le problème: leur hypothèse n’est valable « qu’à 85% », reconnaît lui-même le directeur de l’étude. Vince Pankoke se dit persuadé de la validité de cette théorie, même si trente autres sont émises.
Ce doute persistant suscite de nombreux débats dans la société néerlandaise. Derrière ses lunettes rondes, le grand rabbin de la station Ipor des Pays-Bas (l’ensemble du pays hormis Amsterdam, Rotterdam et La Haye), Binyomin Jacobs, s’énerve: « C’est comme si je vous disais qu’une femme est à 85% enceinte. Que reste-t-il des 15%? Ce n’est pas possible de lâcher une accusation pareille. Ses auteurs ne pensent pas aux répercussions. »
Lettre anonyme
Lors de la Seconde Guerre mondiale, au numéro 263 de la rue Prinsengracht à Amsterdam, huit personnes de confession juive, les familles Frank et Van Pels, se cachent pendant dix-huit mois. Dans un espace de quarante-deux mètres carrés, une annexe de l’ancienne entreprise d’Otto Frank, le père d’Anne, elles attendent la fin du conflit avec la crainte permanente d’être découvertes. Le 4 août 1944, leur cachette est dévoilée à la police. Elles sont arrêtées, puis déportées. Seul Otto Frank survit aux camps de concentration. Il meurt le 19 août 1980, sans savoir qui a pu révéler leur cachette.
L’accusation portée à l’encontre d’Arnold van den Bergh repose sur la copie d’une lettre anonyme adressée à Otto Frank à son retour des camps de concentration. Cette lettre présente Arnold van den Bergh comme un traître. « Votre cachette à Amsterdam a été signalée à l’époque à la Jüdische Auswanderung à Amsterdam, Euterpestraat, par A. van den Bergh, qui habitait près du Vondelpark, O. Nassaulaan. A la Jüdische Auswanderung, il y avait toute une liste d’ adresses transmises par lui. »
Se pourrait-il qu’Arnold ait trahi des Juifs pour sauver les siens? C’est ce que pensent les auteurs de cette récente recherche en s’appuyant sur certains faits: membre du conseil juif, il connaissait bien la communauté, et ni lui ni sa famille n’ont été déportés.
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Absence de relecture
Pourtant, les historiens néerlandais spécialistes de l’époque ne confirment pas cette hypothèse, et sont, pour la plupart, en désaccord avec elle. « II n’y a pas de plus grand business qu’Anne Frank », lance laconiquement l’historien Bart Wallet, spécialiste de l’histoire prémoderne et moderne juive à l’université d’Amsterdam. Il estime que les scientifiques cherchaient absolument un prétexte pour pouvoir vendre leur livre, plutôt que d’admettre « qu’il est difficile, voire impossible, de retrouver qui a dénoncé la famille Frank ».
Un sourire en coin, l’historien ne veut pas critiquer six ans de recherches exhaustives mais peine à leur apporter son soutien. Il ne peut concevoir que les auteurs d’un livre « qui n’ont pas voulu qu’il fasse l’objet d’une relecture par des pairs spécialistes de la question avant sa sortie » n’aient pas une visée avant tout commerciale. « La plupart des membres de la famille van den Bergh n’ont même pas été prévenus de la sortie de ce livre. Et sa petite-fille, à laquelle un chapitre du livre est consacré, n’a pas connu son grand-père, décédé d’un cancer en 1950 », s’irrite Bart Wallet.
Les historiens ne sont pas les seuls à partager ce point de vue. « Les auteurs n’étaient pas autorisés à dévoiler le livre au public ni aux scientifiques avant le 17 janvier. Ils n’ont pas laissé le temps aux spécialistes de vérifier leurs dires ni d’apporter une réponse critique », se plaint Ronny Naftaniel, président du conseil juif des Pays-Bas. La communauté juive batave semble se rallier à ce point de vue. « Je ne peux pas parler au nom de tous, bien sûr, mais de nombreuses connaissances se sentent en colère. Sur vingt-cinq mille juifs cachés dans le pays, neuf mille ont été trouvés. Pourquoi ne cherche-t-on pas qui les a trahis? De toute manière, le fond du problème n’est pas qui a dénoncé qui, mais l’antisémitisme de l’époque. »
Antisémitisme attisé?
Sous son grand chapeau noir, le grand rabbin néerlandais Binyomin Jacobs s’agace également: « Les auteurs ont fait tellement de publicité autour de ce livre, sans avoir trouvé le coupable à 100%. Condamner quelqu’un sans preuve est illogique. » Il insiste particulièrement sur un point, en précisant que beaucoup se rangent à son avis: « Accuser un Juif sans fondement d’une telle trahison, ça attise l’antisémitisme. »
Beaucoup de Néerlandais ne comprennent pas pourquoi des chercheurs viennent raviver les fantômes du passé. Et, comme Ruud, un Amstellodamois de 26 ans, ils s’interrogent: « Les gens n’ont-ils pas mieux à faire que de provoquer autant de tintamarre autour d’une accusation sans preuve? » Pour certains, comme Erik Somers, historien à l’Institut pour la guerre, l’holocauste et le génocide (NIOD), le coupable « ne sera jamais retrouvé » et pour d’autres, tels que Ronny Naftaniel, il n’y a pas besoin de chercher: « Ce sont les nazis. »
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