Reportage en Transnistrie, la région de la Moldavie dont personne ne reconnaît l’indépendance… depuis 20 ans
Il y a vingt ans, la région orientale de Moldavie, russophone, déclarait son indépendance par fidélité à Moscou. Aucun Etat ne l’a reconnue. Devenue un enjeu de la rivalité actuelle entre la Russie et l’Union européenne, elle ne peut survivre qu’avec l’aide de partenaires.
La route 56 qui relie Chisinau, la capitale de la Moldavie, à la Transnistrie, est une aventure en soi. Cabossée, elle s’étire le long de paysages exclusivement agricoles sur deux bandes de circulation particulièrement larges. La règle de « courtoisie » pousse le conducteur le plus lent à se déporter pratiquement sur le bas-côté pour que le plus rapide, fort de ses appels de phare, puisse passer. Sur les rares tronçons à trois bandes, c’est au premier qui se décide à dépasser que revient la priorité. A Varnita, petite cité aux nombreux commerces d’alimentation et de téléphonie, la circulation s’arrête brusquement. C’est la frontière transnistrienne, matérialisée par des grillages et un poste de garde qu’occupent des soldats austères. Certains automobilistes doivent présenter leur passeport, d’autres pas… Les étrangers ont besoin d’un formulaire de migration. Les journalistes, eux, doivent même être munis d’une attestation. « Une façon d’interdire l’accès à ceux qui auraient diffusé des propos négatifs sur l’Etat », nous dévoilera plus tard un citoyen.
On va s’installer à l’étranger et on ne reviendra pas. Pour nous, le futur est ailleurs.
De l’autre côté du checkpoint, l’alphabet latin du roumain cède la place au cyrillique sur les panneaux, et le drapeau aux bandes horizontales rouge-vert-rouge s’impose partout. La première ville traversée s’appelle Bender, célèbre pour sa forteresse de Tighina, qui surplombe le fleuve Dniestr depuis le XVe siècle. Cette zone fut le théâtre de violents tirs d’artillerie, en 1992, lors de la guerre civile entre la Moldavie et la Transnistrie, soutenue par la Russie. A la suite de l’implosion du bloc soviétique, la Moldavie avait déclaré son indépendance, au grand dam de sa région orientale historiquement russophone et qui voyait d’un mauvais oeil l’imposition du roumain comme seule langue officielle et la volonté de Chisinau de sortir du giron soviétique. Le conflit a officiellement pris fin en juillet 1992. Dans la foulée, la Transnistrie s’est autoproclamée indépendante. A ce jour, elle n’est reconnue par aucun membre de la communauté internationale. Ce qui ne l’empêche pas de posséder sa propre Constitution, son drapeau (le dernier doté de la faucille et du marteau), son hymne, son président, son gouvernement et sa monnaie – le rouble transnistrien, fait notamment de pièces en plastique.
Au pays des Soviets
A l’entrée de la forteresse de Tighina, un marchand ambulant brocante quelques souvenirs faits main. Assis sur un banc, deux hommes de générations différentes partagent une conversation amusée. Cette citadelle est une place forte du tourisme local qu’Andrej s’efforce de faire découvrir depuis une dizaine d’années. « Je lis beaucoup de choses négatives sur la Transnistrie, déplore-t-il, au volant de sa grosse Citroën grise, qu’il mène en direction de Tiraspol, la capitale. Si l’image de notre pays est à ce point étrange, c’est parce que certains médias préfèrent dépeindre un tableau facile à vendre en se focalisant sur des maisons abandonnées ou des soi-disant trafics et non sur ce qu’il y a de beau à voir. » Le crachat facile – « ce n’est pas impoli, c’est une nécessité à cause du pollen » – , le guide touristique divise « ce qu’il y a de beau à voir » en trois catégories: l’histoire médiévale, l’héritage soviétique et l’univers naturel. « Ces trois faces les plus importantes de l’histoire de la Transnistrie sont toutes liées à la guerre, aux conflits et à la recherche d’identité, reprend Andrej. L’héritage soviétique est celui qui saute le plus aux yeux. La Transnistrie a préservé tous les arrêts de bus, monuments et buildings de l’ère communiste. Il subsiste un nombre incalculable de traces dans un tout petit espace et beaucoup de gens apprécient ces visites nostalgiques. »
Pour se faire une idée précise, rien ne vaut le centre-ville de Tiraspol, « capitale » d’à peu près 130 000 habitants de cet Etat non reconnu. D’une largeur idéale pour favoriser le passage de grandes parades, la rue du 25 octobre, nommée en référence au jour de la révolution bolchevique, est parsemée de statues et de mémoriaux en hommage à l’Union soviétique. Un soin particulier est apporté au mobilier urbain comme les poubelles, les machines à café et certains magnifiques Abribus en bois, en carrelage ou en forme de carrosse. Sous la chapelle Saint-Georges le Victorieux, le complexe commémoratif de la gloire célèbre la mémoire des vétérans des guerres soviétiques. Voici quelques années encore, une tradition patriotique voulait que chaque couple fraîchement uni prenne la pose à côté du tank T-34 stationné sur la petite place.
Russie et Union européenne
Yulia n’est pas mariée. Pour l’heure, elle est surtout préoccupée par sa mèche blonde qui se fige devant ses yeux verts. Cette professeure à l’université de Tiraspol est en promenade. Elle longe d’abord l’hôtel de ville, passe devant le buste de Lénine, puis s’arrête face à l’impressionnante statue du fondateur de la cité, le général Suvorov, assis sur son cheval. « Quand j’étais petite, cette place était dévastée, il y avait des déchets partout, raconte la trentenaire. Puis, le gouvernement a voulu rendre le lieu agréable et a installé des jets d’eau, des arbres, des allées de promenade, une plaine de jeux… ». La petite virée se termine devant un bâtiment cliché de l’architecture soviétique: le Conseil suprême, ses colonnes et ses fenêtres quadrillées et son imposante statue de Lénine vêtu d’une cape. « Je pense que le gouvernement veut simplement préserver ces traces comme les héritages d’un pays qui a fait partie de l’Union soviétique, reprend Yulia. Mais il ne subsiste plus rien du tout de l’idéologie communiste, aujourd’hui. »
Son indépendance actée, la Transnistrie s’est effectivement orientée vers l’économie de marché. Dans les années 1960, la rive gauche du Dniestr s’était déjà industrialisée avec une centrale hydroélectrique à Dubasari, un arsenal à Cobasna et des activités mécaniques à Tiraspol. « Il faut séparer l’économie trans- nistrienne en deux, précise Florent Parmentier, chercheur en géo- politique et auteur de La Moldavie à la croisée des chemins (Editoo, 2003, 180 p.). Il y a d’un côté les investissements russes, liés à une présence durable d’acteurs comme Moldova Steel Works, Gazprom et Gazprombank. De l’autre, les flux commerciaux plutôt dirigés vers l’Union européenne grâce à un accord entre l’UE et la Moldavie. (NDLR: à laquelle la Transnistrie appartient). » Selon le chercheur, une partie de l’économie transnistrienne est par ailleurs liée à un capitalisme de contrebande, facilité par cette frontière longtemps poreuse avec l’Ukraine qui a fait de la Transnistrie l’arrière-pays d’Odessa. Il y a quelques années, la mission européenne d’assistance à la surveillance aux frontières de la Moldavie et de l’Ukraine a contribué à la mise au jour d’un important trafic de poulets congelés.
L’oeil du « Grand Ours »
Présente militairement depuis 1992, la Russie continue de laisser planer son ombre sur le territoire indépendantiste… « La Transnistrie est sous perfusion du gaz que lui fournit la Russie ; elle n’est pas encouragée à rembourser ses dettes – de plusieurs centaines de millions de dollars – à Gazprom », estime Florent Parmentier. En 2021, beaucoup de Transnistriens possèdent toujours le passeport russe. Un héritage de l’empire soviétique qui permet surtout d’avoir droit à une pension du « Grand Ours ». « Je suis consciente d’avoir de la chance financièrement, avoue Yulia, l’universitaire. Pour d’autres, comme mes parents, il est indispensable d’avoir un soutien familial pour tenir, tant les pensions et les salaires sont bas et l’assurance médicale inexistante. »
Les Russes comptent trop sur cette présence en Transnistrie pour peser sur la région.
Une situation générale instable qui assombrit l’avenir de nombreux jeunes… Dans le parc Wollant, entre la rue du 25 octobre et la rivière Dniestr, quatre ados discutent en anglais. « Pour blaguer », précise Ilya, blouson noir sur tee-shirt blanc et coiffure à la Elvis. Avec son ami Aleksandar, ils ont décidé de perfectionner leur anglais dans le but de poursuivre leurs études universitaires en informatique et en langues en Ukraine et en Russie. « Il est impossible de vivre ici, impossible de faire quoi que ce soit, constatent-ils en choeur. On va s’installer à l’étranger et on ne reviendra pas. C’est pas comme si on était dans la misère, mais on ne voit pas de perspectives professionnelles, c’est très compliqué de payer des médicaments, le mobilier, les frais d’appartement, etc. Pour nous, le futur est ailleurs. »
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Entre 1989 et 2014, la population transnistrienne serait passée de 750 000 habitants à environ 450 000. Hormis sur place et en Russie, les diplômes universitaires locaux ne sont reconnus nulle part… et sont même dévalorisés en Transnistrie. « J’ai étudié les langues, reprend Yulia. Sans mon poste à l’université, je n’aurais pas d’autre choix que de travailler dans une école pour un salaire de misère: impossible d’exercer en tant que traductrice puisqu’il n’y a pas d’entreprises. Excepté Sheriff. » Sheriff est un conglomérat cofondé par Ilya Kazmaly et Victor Gusan, deux anciens agents du KGB. A eux seuls, ils possèdent, officiellement, une chaîne de supermarchés, un réseau de stations-service, des concessions automobiles, des usines agroalimentaires, une agence de publicité, une chaîne de télévision, un opérateur de téléphonie mobile et un club de football. Un monopole matérialisé par un logo – une étoile jaune balafrée par la mention « Sheriff » – présent partout en ville. « Quand la plus grande partie du business appartient à un acteur, son influence est indubitable, commente Yulia. C’est un peu lui qui gouverne le pays. »
Quel avenir?
Tiraspol regorge de coins de verdure et ses habitants prennent un soin méticuleux à maintenir leur jardin en ordre et fleuri. Le long de la route qui mène au quartier résidentiel d’Oktyabrsky, les vendeurs de fruits et de légumes se succèdent. Dans son échoppe, une femme cumule les jobs de fleuriste et de coiffeuse. La majorité des passants portent des sacs, soit de retour des courses, soit dans l’attente d’un trolleybus. « Nous avons des routes, de l’électricité, du gaz, d’excellents restaurants et des écoles. Internet et nos technologies sont de très grande qualité, énumère Andrej, le guide touristique. En matière de souveraineté du peuple, il y a par contre beaucoup de questions à se poser. Si l’on en croit la Constitution, la Transnistrie est un Etat démocratique. Mais est-ce que tous les articles sont réellement respectés? Jetez un oeil sur les salaires et les pensions et vous aurez une idée… »
Alors que la Transnistrie s’apprête à célébrer ses vingt ans d' »indépendance« , son statut politique ne semble pas près d’évoluer. Depuis son arrivée à la présidence de la Moldavie en décembre 2020, Maia Sandu affirme pourtant vouloir obtenir le retrait des troupes russes, à savoir le bon millier de soldats qui constituent le Groupe opérationnel des forces russes (OGRF), ainsi que la destruction de milliers de tonnes de munitions stockés dans le village de Cobasna. Elle a d’ailleurs annoncé vouloir collaborer avec les autorités ukrainiennes pour mener ce projet à terme. « Maia Sandu n’est pas naïve, observe néanmoins le chercheur Florent Parmentier. Elle sait qu’il s’agit plus d’un signal à son électorat que d’une véritable stratégie politique. Les Russes comptent trop sur cette présence en Transnistrie pour peser sur la région », à 1 400 kilomètres de Moscou, de l’autre côté de l’Ukraine. Le dirigeant de la Transnistrie, Vadim Krasnoselsky, se positionne à la fois en faveur du maintien des forces russes et pour la destruction des armes. Pas de quoi forcer la main d’une reconnaissance d’indépendance, donc. « C’est de toute façon peu crédible sur un plan institutionnel, conclut Florent Parmentier. Sans accès à la mer et avec moins de 500 000 habitants, il est plus confortable de « ne pas exister », d’évoluer sans les responsabilités d’un Etat, comme les taxes internationales. Et puis le statu quo répond aux intérêts de beaucoup de monde… »
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