« Le pouvoir et l’oubli » : que restera-t-il de Jacques Chirac, président français de 1995 à 2007 ?
Quelle trace laissera-t-il dans l’histoire ? Derrière une carrière hors norme, difficile de cerner un grand dessein pour la France, encore moins pour l’Europe. Un style, du panache, le sens du peuple plus que le souci de la postérité.
Jacques Chirac a toujours conjugué la politique au présent, ne se retournant guère sur le passé et se préoccupant fort peu du jugement des siècles futurs. Son empathie, sincère, explique l’émotion qui a accueilli sa disparition. Son goût de l’improvisation, voire son opportunisme, justifie le peu de curiosité intellectuelle que suscite son parcours. C’est pourquoi l’avenir sera cruel avec lui. Dans les livres d’histoire, pour la seconde moitié du xxe siècle, il sera déjà difficile de caser, au côté de l’imposante figure du général de Gaulle, le profil tortueux de François Mitterrand. Il n’y aura pas de place pour Jacques Chirac.
Il lui sera pourtant reconnu un véritable sens du peuple. En lutte puis en communion avec lui, il n’a cessé de l’interroger, de le solliciter, de penser à lui. Sans convictions chevillées au corps, sans fidélités politiques indéracinables, Jacques Chirac n’aura jamais été l’homme d’une idéologie, brûlant les idées une à une dans sa quête de pouvoir. Cet ogre électoral, batteur de campagne inusable, éternel candidat, n’a connu qu’une seule passion : l’onction populaire, l’ivresse du suffrage universel. Par tous les moyens, du courage le plus admirable, quand tous ses amis le lâchèrent, en 1994, jusqu’aux surenchères démagogiques, il a mené sa chasse à courre. Ce Chirac-là ne laissera pas de trace au fronton de la République, mais il fera toujours l’admiration de ceux qui aiment la politique, cette poésie de l’ambition.
What do you want ? Me to go back to my plane and go back to France ? This is not a method. This is a provocation. » (Vieille ville de Jérusalem, en 1996)
Le passif est ailleurs. Toujours concentré sur l’obstacle suivant, sur la proie débusquée, sur l’ennemi tapi dans l’ombre, Jacques Chirac, politicien puis homme d’Etat, n’a jamais développé de vision à long terme. Pour lui, l’avenir se limitait à demain et l’horizon, à l’extrémité de sa main tendue vers l’électeur à séduire. Il s’agissait de conquérir, pas de convaincre, de séduire, pas de persuader. Le chiraquisme n’a été qu’un style, enlevé, et une suite de coagulations – éphémères – d’intérêts conjoncturels. De pensée, peu. De théorie, point. Héritier de la Ve République française, il l’a ainsi trahie par des comportements antigaulliens : soumission à son Premier ministre Alain Juppé, dissolution pour convenance personnelle, cohabitation acceptée en n’importe quels termes, changements inconsidérés des règles électorales, etc. Quand il vouait le quinquennat aux gémonies constitutionnelles, c’est qu’il voulait la durée ; dès qu’il considéra le raccourcissement du mandat comme une inévitable concession pour être réélu, il en fut partisan. Cet irrespect de la Constitution aurait pu l’aider à installer la VIe République, mais il n’en eut ni l’audace ni l’imagination. Il réussit à être ainsi la vestale et le vandale des institutions.
De la même manière, il n’a pas su réformer l’Etat que le général de Gaulle avait fait bâtir par ses fonctionnaires. Il a dégrippé timidement une machine administrative dont il craignait les jets de vapeur corporatistes et à laquelle il appartenait, énarque déguisé en flibustier. Mais il n’a pas doté le pays d’un Etat maigre et musclé, fort sur ses missions régaliennes et léger sur le dos des acteurs économiques et sociaux. La réforme fiscale est restée lettre morte, la décentralisation a été à peine tolérée par ce jacobin-né, les retraites ont engagé leur révision à petits pas prudents et les comptes publics, Sécurité sociale en tête, ont renouvelé chaque année leur abonnement au déficit. Manque de courage, crainte de la rue et indifférence aux générations futures se sont mêlés en un cocktail soporifique, voire létal. Demain sera rancunier envers Jacques Chirac.
Il en est de même pour l’éthique. Le 19 mars 1969, il achète 200 000 francs le château de Bity, en Corrèze : classée à l’Inventaire des monuments historiques dès le 3 avril suivant, la demeure de Jean-Gabriel de Selve, mousquetaire du roi, lui permet de ne pas payer d’impôts pendant deux ans, pour cause de travaux d’embellissement… Mais le » château Chirac » le plus rentable fut la mairie de Paris, gigantesque pompe à phynances.
Longtemps, aucune » affaire » n’a permis d’envoyer Jacques Chirac devant un tribunal, le » privilège de juridiction » des présidents étant interprété à son avantage, pendant son double mandat, par la justice. Mais le temps est long pour celui qui défie Thémis et, une fois posé le bouclier du pouvoir, Jacques Chirac a dû rendre des comptes : deux ans de prison avec sursis pour détournement de fonds publics, abus de confiance et prise illégale d’intérêts dans l’affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris. Lycées d’Ile-de-France, billets d’avion, appartements, fonds secrets ou argent étranger : nul en ce monde ne pénétra vraiment son » misérable petit tas de secrets « . La morale publique, déjà flétrie par Mitterrand, ses mensonges et ses écoutes téléphoniques, a été outragée encore par son successeur. Pour ces deux générations d’hommes de pouvoir, la fin justifiait les moyens.
Celui-là, il faut lui marcher dessus : d’abord il ne comprend que ça et, en plus, il paraît que ça porte bonheur. » (A propos de Nicolas Sarkozy, en 2006)
Souvent fuyant face aux problèmes internes du pays, Jacques Chirac fut activiste à l’étranger. Dans son oeuvre internationale, son style si français, entre lyrisme fascinant et arrogance invétérée, a redonné des couleurs à la politique extérieure. Mais jamais ses coups de boutoir n’ont dégagé la place pour une vision. Au lieu d’inventer de nouveaux liens avec l’Afrique, de renégocier les relations avec les Etats-Unis ou de tisser avec la Chine la soie d’une future amitié, Chirac s’est limité à gérer les dossiers brûlants, à faire du cabotage diplomatique.
Il n’a pas fui les poudrières, engageant plusieurs fois l’armée française, et il s’est mêlé de tout à l’Otan et à l’ONU, mais sans jamais donner d’épine dorsale à sa politique étrangère. Tentant d’être un écho gaulliste dans un nouveau siècle, il a réussi au jour le jour et pourtant échoué à long terme, parce qu’il s’agissait d’une posture et non d’une stratégie. Il demeurera néanmoins, dans ce musée des faux-semblants, quelques intuitions de valeur, comme la préoccupation environnementale ( » Notre maison brûle… « ), et, surtout, ce refus de suivre les Etats-Unis dans le bourbier irakien, en 2003. Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, fut le héraut de cette position courageuse et visionnaire, mais c’est bien à Chirac que doit revenir le mérite de la sagesse. L’exception française valut à notre pays une reconnaissance du monde islamique que Jacques Chirac aurait pu exploiter, mais il n’accrocha le train d’aucune diplomatie à cette locomotive.
De même, il lui revenait de prendre acte de l’éloignement du passé colonial et de l’affaiblissement de la France sur place pour esquisser en Afrique une nouvelle politique internationale. Las ! Il ne fit que reprendre le modèle, en plus vermoulu, de la Françafrique gaullo-mitterrandienne, avec ses adoubements de potentats, sa corruption à peine déguisée et sa conception puérile de l’homme noir.
Le plus grave est dans cette partie des affaires dites » étrangères » qui ne devrait plus l’être : l’Europe. Le rendez-vous manqué est gravissime et la crise économique s’est engouffrée dans les brèches politiques héritées de l’ère Chirac. Après avoir accompagné l’enfantement d’une monnaie unique conçue par d’autres, il aurait dû relever le défi de l’Europe politique. Ses efforts pour doter le continent d’institutions nouvelles, d’une défense autonome, d’une politique étrangère cohérente, d’une fiscalité harmonieuse, d’une justice homogène ou de droits sociaux convergents ont été anémiques. Ce n’est que dans les derniers mois de son mandat que Jacques Chirac a tenté de prendre à son compte le chantier de l’Europe politique. Libéré des échéances électorales nationales, il avait la latitude pour agir, mais sa vocation était trop tardive et encore suspecte. Il en paya le prix par l’échec du référendum sur la Constitution européenne, en mai 2005, dont l’Union ne s’est toujours pas remise.
Pourtant, l’invention de la » nation européenne » aurait pu permettre de donner un nouvel horizon au gaullisme, tel que le Général l’avait lui-même esquissé avant son départ, avec le plan Fouchet. En fait, Jacques Chirac ne croyait pas à l’Europe – au-delà des discours – mais il n’a pas osé non plus, ni au moment des traités de Maastricht, d’Amsterdam ou de Nice, ni avec les travaux sur la Constitution de l’Union, rompre carrément avec cette stratégie. Soit il n’a pas compris que la nouvelle dimension pour l’ambition française était l’Europe, et il a commis une erreur ; soit il l’a compris et n’a pas souhaité la mettre en oeuvre, et il a commis une faute ; soit il l’a compris et a voulu l’empêcher, et il a commis un crime. Quoi qu’il en soit, en ratant l’Europe politique, Jacques Chirac a affaibli la France.
Ce ne sont pas des bovins, ce sont des chefs-d’oeuvre ! » (Au Salon de l’agriculture, en 2005)
L’Europe est aussi la preuve tragi-comique de l’inconstance idéologique de Jacques Chirac : de l’antieuropéen appel de Cochin, le 6 décembre 1978, aux fastes franco-allemands du 40e anniversaire du traité de l’Elysée, le 22 janvier 2003, où est la vérité ? » Evolution « , disent ses avocats. » Errance « , répliquent ses détracteurs. Du double défi – élargissement et approfondissement – posé par la crise européenne après la réussite de l’euro, Chirac n’a relevé aucun terme. Il n’a pas su engager l’Europe puissance, il n’a pas assumé l’Europe espace, rejetant toute approche fédéraliste d’un côté et n’offrant aucun projet aux nouveaux pays adhérents de l’autre.
Si Jacques Chirac a, sur tant de dossiers, usé tant d’opinions, ce n’est pas – pas seulement – par opportunisme, en fonction du baromètre électoral du moment. C’est aussi parce que cet intuitif est toujours demeuré malléable. Déterminé et quasi infaillible dans l’assaut, il écoutait néanmoins n’importe qui en se penchant au préalable sur les cartes d’état-major, et particulièrement le dernier à avoir parlé. Là encore, il a fallu attendre son second mandat pour qu’une certaine forme de liberté personnelle, fondée sur l’expérience accumulée et la fin des défis électoraux, apparaisse dans ses jugements et ses choix tactiques. Cette » sagesse » ultime était néanmoins plus la marque d’un détachement à l’égard des choses politiques que le témoignage d’une indépendance intellectuelle.
Pendant quarante ans, c’est un être influençable, donc versatile, qui s’est offert au jugement des Français. Une fois son mentor Pompidou disparu, il a, comme un voilier sans gouvernail, suivi tous les vents. A la barre de son cerveau se sont succédé Pierre Juillet et Marie-France Garaud, Charles Pasqua, Edouard Balladur, Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin, et bien d’autres. Seuls l’instinct de survie, la résistance à l’échec et le talent pour de promptes disgrâces ont sauvé Chirac.
Toujours dépeint comme un être chaleureux, attentif aux autres, Jacques Chirac a, ici aussi, bien dupé son monde. A l’instant où il serrait une main ou recevait un visiteur, personne d’autre n’existait au monde. Mais derrière ce premier intérêt, sincère, pour l’interlocuteur, le sien pointait vite. Jacques Chirac n’aimait pas les autres, il aimait les inscrire dans sa cosmogonie, en faire les rouages de sa machine à conquérir le pouvoir. Néanmoins, il ne mit jamais de cynisme dans ce comportement utilitariste ni ne trouva de plaisir cruel dans la manipulation des êtres. Avec ses partisans, de Gaulle suscitait une adhésion mystique, Mitterrand créait une dépendance magnétique ; Chirac, lui, installait un contrat sympathique.
Considérer Chirac comme » gentil » était l’erreur la plus commune, avec une autre : le trouver bête. Non seulement son intelligence tactique fut immense, que les carences stratégiques n’ont pas empêché d’emporter nombre de succès, mais elle s’appuyait sur une culture fascinante. Chirac n’avait pas de connaissances universitaires pesantes et ne suivait pas plus les modes. De ses flâneries d’adolescent au musée Guimet, de ses lectures secrètes, poésie en tête, de ses nombreux voyages, il avait su tirer une essence intellectuelle inédite. Jamais il ne trouva de complice partageant exactement son éclectisme, du sumo au tombeau de Jing Di, troisième empereur Han, des poésies de Du Fu aux bâtons sculptés des chefs Yoruba. Le Chirac le plus passionnant, et le plus digne d’hommages, est donc encore un inconnu. Ses jardins secrets révèlent, là où ne s’affichait qu’un amateur de mauvaise bière mexicaine, de polars et de musique militaire, un esthète et un érudit. Il y a surtout les blessures intimes qui prouvent que l’animal politique cachait un être humain. Chirac a sacrifié sa vie privée à son ambition publique.
On n’exporte pas la démocratie dans un fourgon blindé. » (A propos de la guerre en Irak, en 2003)
Socialement réussi et politiquement efficace, son mariage avec Bernadette fut-il heureux ? Le doute s’impose, au vu des innombrables infidélités du mari, qui n’eut pas d’épouse morganatique comme Mitterrand, mais un abattage de coureur de jupons. Lors de vacances à l’île Maurice, en 1999, les témoignages choqués s’accumulent sur les frasques du président avec la fille d’un de ses amis, tandis que Bernadette reste en France, auprès de sa mère mourante… Banal et parfois cocasse, ce donjuanisme sans panache finira en chronique de l’adultère chiraquien sous la plume d’un chauffeur déloyal et disgracié.
Mais ces mesquineries bourgeoises cachent un véritable drame. Laurence, la fille aînée des Chirac, née en mars 1958, fut frappée à l’adolescence d’anorexie mentale. Traitements lourds, hospitalisations, tentatives de suicide, convalescence interminable : enfant cachée pour mieux la protéger d’elle-même, Laurence fut pour son père une angoisse de tous les instants et, sans doute, un remords persistant jusqu’à son décès, le 14 avril 2016. S’il n’avait pas voué sa vie à la politique… La cadette, nommée Claude en hommage à Mme Pompidou et née en décembre 1962, plongea après une adolescence turbulente dans les luttes de son père. Véritable » pygmalionne « , elle l’a même reconstruit après la défaite à la présidentielle de 1988, lui forgeant un art de la communication sommaire mais assez efficace, un » tout-images » adapté à un président dont la pensée a toujours moins séduit que le style. Cette carence lui vaudra à coup sûr l’oubli. Hors quelques ouvrages de campagne rédigés par d’autres, Jacques Chirac a nié l’écrit. Il laisse des Mémoires aussi convenus qu’attendus, où il ne livre guère sa part d’ombre, mais nul essai pour transmettre une sagesse. Son propos politique s’est interrompu quand l’émetteur humain s’est éteint, au sortir de l’Elysée. Rendant hommage à son prédécesseur le jour de sa mort, le 8 janvier 1996, il insista sur sa pérennité : » François Mitterrand n’est pas réductible à son parcours, il donne au contraire le sentiment d’avoir débordé sa propre vie. » Jacques Chirac, lui, est réductible à son parcours, débordant comme un fleuve en crue, mais englouti dans le gouffre de la mort. » Je souhaite que nous méditions son message « , avait conclu Chirac, alors que la France plongeait dans un deuil exubérant pour Mitterrand. Alors qu’il est entré à son tour dans le néant, quel message chiraquien pouvons-nous méditer ?
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