La stratégie écossaise « zéro-covid » : « Nous ne voulons pas limiter le nombre de cas, nous voulons les réduire à zéro »
Comment se fait-il qu’en Écosse, le coronavirus ait presque disparu ? Et pourquoi les femmes combattent-elles mieux la maladie ? Le professeur Devi Sridhar explique la stratégie zéro-covid écossaise et pourquoi elle souhaite l’étendre à toute l’Europe.
Devi Sridhar (36 ans) est professeure en soins de santé mondiaux à l’université d’Édimbourg. Elle conseille le gouvernement écossais dans la lutte contre la pandémie de coronavirus. Elle prépare un livre intitulé Preventable : The Politics of Pandemics and How to Stop the Next One. Ou pourquoi des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni n’ont pas réussi à lutter contre le coronavirus et comment mieux s’armer contre la prochaine pandémie.
Professeure Sridhar, quand avez-vous réalisé pour la première fois que le nouveau virus en provenance de Chine était menaçant ?
Devi Sridhar : Le 24 janvier, j’ai lu un article dans le magazine The Lancet dans lequel des médecins de Wuhan décrivaient les conséquences de ce nouveau type de coronavirus pour 41 patients admis à l’hôpital. La moitié souffrait de détresse respiratoire, un tiers a dû être admis aux soins intensifs et 15 % sont morts. J’ai immédiatement su que nous devions faire tout ce qui était en notre pouvoir pour endiguer la propagation de ce virus.
Pensiez-vous déjà à une pandémie ?
En tout cas, j’ai tout de suite su qu’il serait très difficile de l’arrêter, car ce virus se propage par infection à travers des gouttelettes. J’ai réalisé que le coronavirus serait difficile à contrôler, que nous ne serions pas débarrassés de lui au bout de quelques semaines ou quelques mois.
Vous n’êtes pas virologue ou épidémiologiste, mais expert en politique de santé mondiale. Que faites-vous exactement ?
Les virologues, épidémiologistes, médecins hospitaliers et pharmacologues étudient comment lutter contre une pandémie. Il m’appartient ensuite de réfléchir à la mise en oeuvre concrète de ces mesures. Elle concerne le leadership, la stratégie, la logistique, les finances et l’organisation de la santé publique. Comment convaincre les gens de porter un masque et de garder leurs distances ? Comment amener les gouvernements à travailler ensemble pour lutter contre le virus ? Comment réunir les bons partenaires autour de la table ? On sait souvent très vite ce qu’il faut faire. Mais après cela, il est terriblement difficile de tout mettre en pratique. J’essaie d’offrir un maximum d’appui.
Vous conseillez le gouvernement de Nicola Sturgeon sur le coronavirus. L’Écosse s’efforce d’atteindre le « zéro covid ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Notre objectif est d’éradiquer complètement le covid-19 en Écosse. Nous voulons mettre un terme à la transmission du virus. Et la stratégie pour atteindre cet objectif n’est pas si difficile : nous maintenons les mesures de confinement en place jusqu’à ce que le nombre de cas soit tombé en dessous de dix nouveaux cas par jour. Ce n’est qu’alors que nous pourrons lentement mais sûrement assouplir le confinement, en faisant beaucoup de tests, en détectant et en isolant les contacts, et en imposant le port de masque dans les magasins et dans les transports publics. L’Écosse a également décidé de ne rouvrir les écoles qu’après les vacances d’été. Entre-temps, nous avons presque atteint notre objectif. Il n’y a plus qu’une douzaine de nouveaux cas par jour – alors que nos voisins anglais en ont encore plus de 500.
L’Écosse suit donc les traces de la Nouvelle-Zélande, qui est déjà considérée comme exempte de virus ?
C’est l’idée. Je suis convaincue que c’est le moyen le plus rapide de revenir à une vie normale, avec des enfants qui vont à l’école et avec des concerts, des mariages et des matchs de football. C’est la seule façon de revitaliser l’économie nationale et de stabiliser les soins de santé. Mais pour que cela soit possible, nous devons vraiment essayer de réduire presque à zéro le nombre de nouveaux cas.
De nombreux pays sont déjà satisfaits si le nombre de nouvelles infections se limite à une centaine par jour. N’est-ce pas suffisant ?
C’est ce que nous avons pensé au début. Mais plus nous en apprenons sur la propagation du virus, moins nous adhérons à cette vision. Je le compare à une casserole de lait sur le feu. Il est très difficile de faire bouillonner du lait à feu doux, il peut déborder à tout moment et causer un terrible désordre. Il est tout aussi dangereux d’avoir des infections virales qui bouillonnent à feu doux. Prenez des pays comme Israël et l’Australie, où tout était initialement bien maîtrisé. Aujourd’hui, les chiffres augmentent fortement et la situation risque de devenir incontrôlable. Le Sars-CoV-2 n’est pas un virus innocent. De nombreuses personnes jeunes et en bonne santé tombent gravement malades et continuent à avoir des problèmes de santé chroniques.
L’Écosse fait partie du Royaume-Uni. Comment votre stratégie de zéro-covid peut-elle fonctionner si l’Angleterre ne participe pas ?
C’est exact. L’Écosse n’est pas une île comme la Nouvelle-Zélande et ne peut pas vraiment contrôler ses frontières. Et l’Angleterre s’est contentée de contrôler le nombre de cas afin que le système de santé ne soit pas surchargé. C’est un problème.
Votre stratégie n’est-elle pas vouée à l’échec ?
Pas du tout. Nous pouvons tester massivement et isoler systématiquement les personnes infectées et les contacts, de sorte que les infections ne se produisent que dans les cas importés. Et nous essayons de persuader le reste du Royaume-Uni d’adopter la stratégie de l’Écosse. L’Irlande du Nord s’en sort déjà assez bien et je pense que l’Angleterre et le Pays de Galles pourraient profiter des mois d’été, où les gens passent beaucoup de temps à l’extérieur, pour réduire le nombre d’infections. Nous devons chasser le virus de manière agressive si nous voulons nous en débarrasser.
Que peuvent apprendre de l’Écosse des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Belgique?
Ces pays ont déjà fait beaucoup d’efforts, dont nous avons beaucoup appris. Mais ils essaient de réduire le nombre de cas de covid au lieu de les réduire à zéro. C’est laisser le lait bouillonner. Il vaut mieux aller un peu plus loin et d’essayer d’éliminer complètement le virus.
Mais même si c’était le cas, le virus continuerait à revenir de l’extérieur.
Il ne faut pas y voir la stratégie d’un seul pays, mais un projet paneuropéen. Les chefs d’État et de gouvernement de l’espace Schengen doivent travailler ensemble pour lutter contre ce virus. Une fois que les infections auront été réduites à zéro, les gens pourront à nouveau circuler librement et en toute sécurité à l’intérieur des frontières de l’Europe – si nous testons et mettons en quarantaine au moins tous ceux qui viennent d’autres régions du monde.
Vous voulez construire une sorte de forteresse Europe. Ce n’est pas un scénario très réaliste.
Cela peut sembler irréaliste, mais ce serait une stratégie rationnelle. La Chine et la Nouvelle-Zélande ont montré que l’éradication du virus est techniquement possible et même pas si difficile. Tant que nous n’aurons pas un bon vaccin, le « zéro covid » est de loin la meilleure stratégie pour relancer l’économie et rendre possible une vie sociale normale.
Partagez-vous la constatation selon laquelle les pays dirigés par des femmes, comme la Nouvelle-Zélande, l’Allemagne ou l’Écosse, résistent mieux à la crise ?
Il est frappant de constater que les femmes chefs de gouvernement sont plus prudentes et prennent moins de risques. Ce n’est pas le moment d’être téméraire, car nous jouons avec la vie, la santé et les moyens de subsistance de nombreuses personnes. Si vous regardez trois pays où la situation a déraillé – les États-Unis, le Brésil et l’Angleterre – vous voyez un certain schéma dans la personnalité des dirigeants. Ils sont tous accros au risque.
Pourquoi l’Organisation mondiale de la santé semble-t-elle si impuissante ?
Beaucoup de gens ne comprennent pas ce que l’OMS peut faire et ne pas faire. C’est une organisation qui s’occupe simultanément de l’hypertension, des accidents vasculaires cérébraux, des accidents de la circulation, de l’anémie, de l’obésité, des morsures de serpent, des maladies mentales et des épidémies. L’OMS doit s’occuper de toutes ces questions de santé en même temps, mais n’a pas de pouvoir réel.
Pour quelles raisons?
L’OMS a des pouvoirs très limités. Elle oblige ses États membres à notifier tout nouvel agent pathogène, comme la Chine l’a fait pour le coronavirus le 31 décembre. Si un agent pathogène dangereux commence à se propager, l’OMS peut déclarer une urgence médicale internationale, ce qui s’est produit le 30 janvier. C’est tout ce qu’elle peut faire.
Ensuite, chaque pays sera responsable de la lutte contre la pandémie.
Exactement, les différents États décident de la manière dont ils gèrent la menace et des mesures qu’ils prennent. Le rôle de l’OMS est principalement de fournir des informations. Ce n’est pas une force de police sanitaire internationale. Pour que cela soit possible, il faudrait que les 194 États membres acceptent de donner ce pouvoir à l’OMS.
Le président américain Donald Trump pense que l’OMS est trop indulgente envers la Chine. Est-ce une accusation justifiée ?
J’ai trouvé que les éloges de Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur de l’OMS, à l’égard de la Chine étaient un peu excessifs. Le rapport de la première mission de l’OMS en Chine est sans aucun doute incomplet, et je m’attends également à ce que le rapport de la mission actuelle, qui étudie l’origine du virus, soit incomplet. Mais c’est le prix que paie l’OMS pour avoir accès à la Chine. Malheureusement, le personnel de l’OMS n’a pas les mêmes droits que les inspecteurs des armes nucléaires. Les Chinois se soucient de leur réputation, donc si l’OMS veut des données, ils feraient mieux de dire que la Chine s’en sort bien. C’est ce qu’on appelle la diplomatie.
Qu’arrivera-t-il à l’OMS si l’Amérique se retire l’année prochaine, comme l’a décidé le gouvernement Trump ?
Si le démocrate Joe Biden remporte l’élection présidentielle, il devrait, espérons-le, revenir sur la décision de Trump. Les États-Unis contribuent à environ 15 % du budget biennal de l’OMS, qui s’élève à 5,6 milliards de dollars. Il serait très difficile de combler ce déficit financier. De plus, l’Amérique est également le plus grand contributeur obligatoire parmi les États membres – et ce n’est que grâce à ce budget que l’OMS a un véritable contrôle. Plus de 80 % du budget est constitué de contributions volontaires des États membres ou de donateurs privés tels que la Fondation Gates. La plupart de ces contributions sont affectées à des fins spécifiques, telles que la lutte contre le VIH, la malaria, la tuberculose ou la polio.
Une grande partie du budget est donc déterminée par les riches subventionneurs et les pays riches, qui suivent parfois leur propre agenda ?
Malheureusement, c’est l’amère réalité. Et si l’Amérique quitte l’OMS, l’influence de ces bienfaiteurs augmentera.
Mais est-ce important de savoir qui finance la lutte contre le virus ?
Absolument. Les contributions volontaires vont principalement à des recherches prestigieuses contre les maladies infectieuses. Par conséquent, deux grands domaines de recherche ont été systématiquement négligés au cours des dernières décennies : le développement de systèmes de santé de qualité et durables dans les pays en développement et la lutte contre les maladies non transmissibles telles que l’hypertension, le diabète et les maladies cardiovasculaires.
Allons-nous un jour retrouver notre vie d’avant ?
Je pense que le monde ne sera plus jamais le même après le coronavirus. Je pense que nous aurons tous changé à bien des égards.
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