Dix ans après sa création, Podemos perd son chef Pablo Iglesias. Une cuisante défaite à l'élection régionale de Madrid a eu raison de lui. © getty images

La gauche radicale à l’épreuve du pouvoir en Europe

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le retrait de la vie politique du leader du parti espagnol Podemos Pablo Iglesias ravive le débat sur l’opportunité de la participation à un gouvernement. Les expériences en Grèce ou au Portugal ne livrent pas d’enseignements probants.

Constatant l’échec de la gauche radicale aux élections régionales de Madrid (7,2% des voix) dans la soirée du mardi 4 mai, le leader du parti Podemos, Pablo Iglesias, a annoncé son retrait de la politique. « Je ne contribue pas à rassembler », a argué celui qui y emmenait la liste. Ainsi se tourne une page de l’histoire de la vie politique espagnole qui, dans la suite du mouvement des Indignés et de l’expérience de Syriza en Grèce, avait insufflé à beaucoup de jeunes et de moins jeunes l’espoir d’un changement des pratiques de la mondialisation néolibérale. La vision romantique du combat social, symbolisée par les figures de Pablo Iglesias, Alexis Tsipras ou Yanis Varoufakis, l’éphémère ministre grec des Finances, est-elle définitivement remisée?

Lorsqu’ils participent à des coalitions, les partis de gauche radicale ne parviennent pas, en raison d’un rapport de force souvent défavorable, à mettre en place les mesures qu’ils souhaitent.

La destinée du professeur de sciences politiques de l’université Complutense de Madrid interroge en vérité la pertinence de la participation de l’extrême gauche à l’exercice du pouvoir, dont l’histoire politique récente du sud de l’ Europe nous offre trois expériences variées.

Les gouvernements avec participation de l’extrême gauche

Grèce

  • Gouvernement Tsipras I (janvier 2015 – août 2015): Coalition entre Syriza (149 députés sur 300) et les Grecs indépendants (13, Anel, droite souverainiste)
  • Gouvernement Tsipras II (septembre 2015 – juillet 2019): Coalition entre Syriza (145 députés) et les Grecs indépendants (10)

Portugal

  • Gouvernement Costa I (novembre 2015 – octobre 2019): Parti socialiste (86 députés sur 230), avec le soutien du Bloc de gauche (19) et de la Coalition démocratique unitaire (17)
  • Gouvernement Costa II (octobre 2019 -? ): Parti socialiste (108 députés), avec le soutien du Bloc de gauche (19) et de la Coalition démocratique unitaire (12)

Espagne

  • Gouvernement Sanchez II (janvier 2020 -? ): Coalition entre le Parti socialiste (120 députés sur 350) et Unidas Podemos (35), avec le soutien des partis régionaux, catalan, basque, galicien.

Contestation puis participation

« Le pari de la gauche radicale qui a émergé dans les années 2010, notamment avec les Indignés en Espagne, était de créer quelque chose qui soit issu du mouvement social et qui reste en dehors de la politique traditionnelle, explique Jean-Numa Ducange, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen et spécialiste des mouvements d’extrême gauche. C’est la ligne populiste des débuts de Podemos inspirée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (NDLR: du nom du politologue argentin décédé et de celui de la philosophe belge qui ont développé une pensée postmarxiste). Podemos a fait ensuite le choix de s’inscrire dans une dynamique de rassemblement classique d’union de la gauche en vue de forger une majorité parlementaire avec le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Une première étape de contestation, une seconde de participation. Le problème est qu’en faisant d’abord du populisme ni gauche ni droite puis en intégrant une majorité gouvernementale, les dirigeants de Podemos ont dilapidé de l’aura originelle dans laquelle beaucoup de gens avaient placé de grands espoirs, prolonge Jean-Numa Ducange. Et quand ils ont accédé au gouvernement, ils ne sont pas apparus comme une force suffisamment importante pour peser sur les décisions. »

Le gouvernement espagnol du leader socialiste Pedro Sanchez est largement dominé par le PSOE, qui compte 120 des 350 députés des Cortès pour 35 à Podemos. Jusqu’à sa démission pour participer aux élections régionales de Madrid, Pablo Iglesias y occupait le poste de deuxième vice-président et de ministre des Droits sociaux et de l’Agenda 2030. « D’une certaine manière, les dirigeants de Podemos sont piégés par le fait qu’ils ne sont plus les contestataires des origines et par le constat qu’ils ne se sont pas révélés comme d’excellents gouvernants. Les électeurs espagnols ne se disent pas que c’est grâce à Podemos que le gouvernement a accompli telle ou telle chose. Podemos ou pas, l’action de Pedro Sanchez peut être assimilée à celle du précédent Premier ministre socialiste, qui gouvernait sans l’extrême gauche, José Luis Rodriguez Zapatero (2004-2011) », analyse le professeur de Rouen, auteur de La Gauche radicale en Europe (éd. du Croquant, 2013). « A ce stade, la participation gouvernementale n’a pas été bénéfique à Podemos. Il est toujours plus dur d’être au pouvoir que d’être dans l’opposition. Néanmoins, il est frappant de constater que Podemos semble trinquer plus que le Parti socialiste. » A Madrid, les socialistes ont cependant eux aussi subi un cinglant revers, en perdant 13 élus à l’Assemblée régionale désormais dominée par le Parti populaire.

L’îlot portugais

Somme toute, Podemos pâtirait de n’ être qu’une force d’appoint dans un gouvernement dirigé par une autre formation de gauche dominante. En Grèce, quand Alexis Tsipras forme son premier gouvernement en 2015, le parti socialiste Pasok est laminé par son alliance gouvernementale avec la droite et par la crise de la dette publique dans laquelle il porte une responsabilité. Et c’est la coalition de gauche radicale Syriza qui est le premier parti de ce spectre du champ politique. Il doit cependant composer, dans une alliance contre nature, avec la formation souverainiste de droite des Grecs indépendants. Surtout, il doit gérer les conséquences de la crise budgétaire, s’accommoder tant bien que mal des diktats de l’Union européenne et faire avaler la pilule à une population éprouvée, après avoir renoncé à renverser la table de l’austérité budgétaire. A la suite de la défaite de Syriza aux européennes de mai 2019, des élections législatives anticipées sont convoquées en juillet. Alexis Tsipras n’est pas remercié d’avoir évité la faillite de son pays. La droite revient au pouvoir. Mais Syriza reste tout de même la deuxième formation politique du pays, que sont encore loin de concurrencer les vestiges du Pasok, intégrés dans un nouveau parti, le Mouvement pour le changement.

L'ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras maintient son parti Syriza comme deuxième formation en importance du pays.
L’ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras maintient son parti Syriza comme deuxième formation en importance du pays.© belga image

Sur la durée, c’est incontestablement l’expérience portugaise qui réussit comparativement le mieux à la gauche radicale. La configuration gouvernementale y est encore différente puisque le Parti socialiste en assure le leadership, comme en Espagne, et que la gauche radicale du Bloc de gauche ne lui apporte qu’un soutien de l’extérieur, au même titre que la Coalition démocratique unitaire, une alliance entre écologistes et communistes. A l’issue d’un premier mandat entre 2015 et 2019, près de la moitié des électeurs convoqués en octobre 2019 (46,95%) ont accordé au Premier ministre Antonio Costa un blanc-seing pour un second. Et le Bloc de gauche a maintenu, quoiqu’en légère baisse en nombre de voix, son nombre de députés à 19 sur les 230 que compte le Parlement. Jean-Numa Ducange souligne le caractère exceptionnel de cette coalition de type « front populaire ». Mais il en minimise la portée. « Il est plus facile d’avoir ce type de coalitions dans des pays où les enjeux, par rapport à l’Union européenne notamment, sont moins décisifs. Le Portugal pesant moins structurellement, les exigences quand on y exerce le pouvoir ne sont pas les mêmes que dans un Etat plus important qui pèse davantage. Pour l’instant, le Portugal fait figure d’îlot préservé parce qu’un gouvernement de gauche se maintient au pouvoir depuis des années avec des lignes de force assez hétérogènes, peut-être même plus hétérogènes qu’ailleurs. »

Des mouvements pas assez solides?

En Espagne, Podemos a subi une contraction constante de ses électeurs depuis 2016, passant de 71 députés à 35 à l’issue du scrutin de 2019. Le retrait de son leader Pablo Iglesias pourrait l’affaiblir encore. D’autant que la question de sa succession risque de raviver la bataille entre les tenants d’une stratégie d’opposition au pouvoir, dopés par son échec, et les défenseurs de la participation au gouvernement. Le cas espagnol pose donc crûment la question de l’utilité de la participation de l’extrême gauche au pouvoir. « Finalement, les partis d’extrême gauche parviennent à réaliser des scores électoraux importants et à avoir une influence non négligeable sur la société. Mais lorsqu’ils participent à des coalitions, ils ne parviennent pas, en raison du rapport de force souvent défavorable auquel ils sont confrontés, à mettre en place les mesures qu’ils souhaitent. Que faut-il en tirer comme conclusion?« , s’interroge Jean-Numa Ducange.

« Au début des années 2000, les débats stratégiques au sein de la gauche radicale avaient abouti à l’idée de peser au maximum sur les gouvernements de gauche pour engranger le plus d’acquis possibles. On ne peut pas conclure que ces partis n’ont rien fait. Mais force est de constater qu’ils ont, pour l’instant, davantage suscité un sentiment de désespérance auprès de leurs partisans qu’autre chose », observe le professeur de l’université de Rouen. Avec ce danger latent pour leur avenir: « Podemos, Syriza, La France insoumise sont des organisations qui ont été créées sur mesure en fonction de personnalités, pas tellement en fonction d’idées politiques. Elles n’ont pas construit de mouvement structuré et hiérarchisé. On les accuse d’ailleurs souvent de ne pas être très démocratiques parce qu’elles reposent sur quelques personnalités. Le problème n’est pas en soi qu’elles soient confrontées à des crises. Tous les partis le sont. Il est qu’en cas de crise grave, elles disparaissent aussi vite qu’elles ne sont apparues parce qu’elles ne disposent pas d’implantation historique et de structures solides pour y résister. »

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