La Famille: au coeur de Paris, une communauté vit dans un entre-soi discret (analyse)
C’est une communauté de quelques milliers d’âmes qui vivait dans un entre-soi discret au coeur de Paris. Une page Facebook de « contestataires » et la médiatisation ont sorti ses pratiques de l’ombre. Elles posent question. Et attirent aussi pour la solidarité désuète qui s’en dégage.
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Dans Paris la cosmopolite, il est une communauté qui « vit au milieu des autres, mais sans les autres ». Partageant des racines religieuses, une obsession de la discrétion et un sens aigu de la solidarité, les membres de la Famille sont issus de huit descendances (les Dechelette, les Fert, les Havet, les Maître, les Pulin, les Sandoz, les Sanglier et les Thibout), ne se marient qu’entre eux et nourrissent une méfiance naturelle à l’égard du monde extérieur, appelé aussi la gentilité, terme ancien pour désigner les peuples païens…
Ils sont entre trois et quatre mille et seraient sans doute restés dans un relatif anonymat, seulement écorné par la curiosité d’habitants intrigués par la fréquentation d’une ribambelle de cousins dans les écoles du XXe arrondissement de Paris, si une page Facebook n’avait pas été ouverte au début de l’année 2020 par des « dissidents » pour dénoncer certains agissements de la communauté. Leur divulgation a donné lieu à un article publié dans Le Parisien en juin de la même année, puis à une série d’autres enquêtes, et, en 2021, à la sortie quasi simultanée de trois livres, Les Inspirés (1), riche en rappels historiques, écrit par le grand reporter du quotidien Nicolas Jacquard, La Famille, itinéraires d’un secret (2), récit intimiste dû à Suzanne Privat, journaliste scientifique et… riveraine de la rue de Montreuil, fief de la communauté depuis deux cents ans, et Enquête sur La Famille, une mystérieuse communauté religieuse (3), essai plus analytique, du spécialiste des dérives sectaires du Figaro, Etienne Jacob.
En réalité, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) avait déjà alerté, dans une note de 2017, sur les éventuels dangers du fonctionnement de la Famille. Singulièrement sur ses membres les plus faibles. « Le groupe exerce une pression importante et culpabilisante sur les enfants. Ils doivent se défier du monde extérieur, ce qui les empêche de se confier sous peine de trahir le secret de leurs parents et ainsi mettre en péril la cohésion du groupe et son existence même. » Avec le risque, ajoutait l’appel à la vigilance de la Miviludes, que « la diabolisation des personnes extérieures à la communauté empêche les enfants de bénéficier de l’aide dont ils pourraient avoir besoin ». Si les plus jeunes de la Famille fréquentent aujourd’hui l’école publique française, ce qui ne fut pas toujours le cas, ils tendent à rester entre « cousins » et à éviter de se mêler aux autres, une attitude impliquant, par exemple, de renoncer aux activités comme les classes nature ou les séjours au ski.
À l’origine, le jansénisme
Mais quel est ce secret que les enfants de la Famille devraient à tout prix préserver? Ce culte, en l’occurrence, a un fondement religieux. « Les ancêtres de la Famille, jansénistes et convulsionnaires, ont été persécutés une bonne partie de leur existence, explique Etienne Jacob dans Enquête sur La Famille. Honnis par la royauté, opposés aux jésuites, ils n’ont jamais été majoritaires et ont été contraints de se cacher. Le comportement « secret » des membres de la Famille n’est donc qu’une suite logique des choses. » Explication: le jansénisme est un courant religieux qui s’est développé au XVIIe siècle dans le sillage des écrits de saint Augustin sur la grâce. « Eloge du masochisme, il glorifie la souffrance, qui rapproche du paradis », précise Nicolas Jacquard dans Les Inspirés. Il naît en réaction à l’opulence dont la papauté, soutenue par les jésuites, fait montre à l’époque. Les convulsionnaires, eux, participent d’un courant du jansénisme, caractérisé par la pratique des « convulsions », sources de guérisons miraculeuses, apparues après le décès, en 1727, du diacre François de Pâris.
Héritiers de cette pensée chrétienne rigoriste, Jean-Pierre Thibout et François Havet créent, en 1819, la communauté de la Famille. Descendant du premier, Paul Augustin Thibaut décide en 1892 de la « fermer au monde extérieur ». Mon oncle Auguste, tel qu’il est appelé par ses fidèles, « recommande de se détourner des livres impies au profit de la seule Bible, de procréer autant que possible, de fuir la gentilité, de s’astreindre plus que jamais à l’humilité et de se tenir loin des affaires du monde, par exemple en s’abstenant de voter, précise Nicolas Jacquard. Les prescriptions d’Auguste sont d’autant plus strictes que, selon lui, la fin du monde approche. » C’est avec elles à l’esprit que continuent de vivre les membres de la Famille, il est vrai, selon des degrés variables d’intensité parfois d’un foyer à l’autre.
Problème de consanguinité
Les contraintes peuvent être particulièrement préjudiciables aux femmes de la communauté. On l’a vu, la procréation est fortement encouragée. Aujourd’hui encore, il est fréquent de voir des familles de dix enfants. Une norme qui ne facilite ni la poursuite des études ni l’entrée sur le marché du travail. L’héritage de l’oncle Auguste a d’autres conséquences: le machisme, la consommation d’alcool vue comme un dérivatif à l’enfermement et donc parfois excessive, et des cas de sévices sur enfants et d’abus sexuels. « Pas plus que dans le reste de la société », se défendent les membres de la Famille. Les plaintes, il est vrai, sont rares. La principale raison en est simple. « Déjà, dans la société occidentale actuelle, les femmes n’osent pas toujours porter plainte à la police. Quand, dans la Famille, on est élevé dans l’entre-soi et avec la peur du monde extérieur, vous imaginez bien qu’il est encore plus difficile d’entreprendre cette démarche. Les lois de la République ont un peu moins droit de cité dans la Famille », commente Etienne Jacob.
Les problèmes liés à la consanguinité sont une autre conséquence du repli sur huit descendances. Mais là aussi, difficile d’en mesurer l’ampleur. Les membres de la Famille limitent au maximum le recours aux services sociaux. Ils seraient néanmoins davantage frappés que la moyenne de la société par le syndrome de Bloom, « un syndrome de rupture chromosomique rare caractérisé par une instabilité génétique marquée, associée à un retard de croissance pré- et postnatal, et un érythème télangiectasique photosensible du visage », nom très savant pour désigner… les joues rouges. Selon Etienne Jacob, une meilleure connaissance de ce syndrome aurait tout de même fait prendre conscience à certains membres de la Famille de la nécessité de réduire les unions entre cousins germains.
Une prison dorée?
La Famille peut-elle être décrite comme une secte? Certes, elle peut être soupçonnée de déstabilisation mentale et d’une forme d’embrigadement des enfants. Mais elle n’a pas de gourou, pas d’exigences financières à l’égard de ses membres, pas de volonté prosélyte – « On n’entre pas dans la Famille, on y naît » -, pas de projet d’entrisme au sein des élites, observe en substance Etienne Jacob. La Miviludes n’a d’ailleurs émis à son encontre qu’un appel à la vigilance.
Si la page Facebook lancée début 2020 a libéré une certaine parole sur des comportements controversés, elle a aussi poussé des membres de la Famille à mettre en avant les vertus de leur mode de vie. « Notre société est construite sur le principe que les plus faibles sont au service des plus forts. Dans la Famille, c’est l’inverse, témoigne Lucien dans Les Inspirés de Nicolas Jacquard. Elle me fournit tout ce dont j’ai besoin en tant qu’humain, à la puissance dix. […] On sait qui est qui. On s’est tous vu grandir. On sait de quel milieu on vient, qui sont les frères, les soeurs, les parents, les grands-parents. De quoi untel ou untel est capable ou non. C’est un climat de vérité. Il n’y a pas de faux-semblants. » Une grande entraide prévaut donc entre membres de la Famille. Mais n’est-elle pas aussi utilitaire et intéressée? « C’est très confortable une famille, et particulièrement celle-ci, où tu as plein de copains de ton âge qui sont exactement sur la même longueur d’onde que toi, où on te répète H24 combien c’est cool d’être les élus de Dieu. Où les valeurs sont belles: solidarité, amitié, partage. Le problème, c’est que tu es dans une sorte de placard capitonné, bien douillet. Et on te fait comprendre toute ton enfance que tu n’as pas le droit d’en sortir », avoue un ancien à Suzanne Privat dans La Famille. « De nombreux témoins font état d’une sorte de « prison dorée » construite autour de la Famille, afin de leur assurer le confort nécessaire pour qu’ils ne s’en aillent jamais », abonde Etienne Jacob dans son livre. Corollaire: quand certains quittent le groupe et qu’ils se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un monde qu’on leur a appris à craindre, cela peut très mal se passer.
Eduqués à subir la situation qu’ils vivent, la plupart des membres de la Famille ont vécu avec un certaine sérénité la médiatisation dont leur communauté fait l’objet depuis un an et demi. « On pouvait craindre un délitement de la communauté. Ce n’est pas ce qui a été observé, au contraire, souligne Etienne Jacob. La médiatisation a plutôt resserré ses liens. Ses membres font bloc. Ils estiment qu’il s’agit d’une mauvaise période à passer. » Cet emballement pourrait-il forcer une avancée vers la modernité? Etienne Jacob n’y croit pas: « Ils n’ouvriront jamais la communauté. S’ils l’ouvrent, ils savent que ce sera fini. »
(1) Les Inspirés, par Nicolas Jacquard, Robert Laffont, 374 p.
(2) La Famille, itinéraires d’un secret, par Suzanne Privat, Les Avrils, 258 p.
(3) Enquête sur La Famille, une mystérieuse communauté religieuse, par Etienne Jacob, éd. du Rocher, 224 p.
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