Kahina Bahloul: « J’ai vraiment connu ce tournant historique où les femmes qui ne portaient pas le voile étaient menacées ou assassinées »
Kahina Bahloul est la première femme imame de France. D’origine juive et catholique par sa mère, elle est revenue à l’islam soufi de sa famille paternelle après la « décennie noire » vécue en Algérie. La spiritualité, un antidote à la normativité?
La voix est claire, fluide, réservée. Par ces temps troublés, la jeune femme de 42 ans protège sa rareté, elle qui se revendique d’un islam libéral nourri du soufisme de ses ancêtres berbères algériens. Les photos de Kahina Bahloul sont rares, sauf lors de l’inauguration de la mosquée Fatima, à Paris, où elle officie depuis 2020 comme imame, aux côtés de Faker Korchane, un prof de philo originaire de Tunisie, arabe et néomutazilite. Doctrine musulmane rationaliste dominante sous le califat abbasside (IXe siècle), le Maghreb en a gardé quelques traces. Le mutazilisme, qui conteste le « Coran incréé » (dicté par Dieu, en arabe) auquel croient les sunnites, encourage l’exégèse, l’exercice de la raison et le libre arbitre. Il a été combattu par le hanbalisme, l’école juridique où s’est illustré le Syrien Ibn Taymiyya, référence théologique des fondamentalistes contemporains. Le duo Bahloul-Korchane dirige tour à tour la prière devant des assemblées mixtes. Du temps du Prophète, paraît-il, les hommes et les femmes priaient ensemble. Rien à voir avec l’inégalité inscrite dans la pierre de certaines mosquées, même récentes, comme Al-Amal, à Anderlecht, dont le portique majestueux attire flatteusement le regard et les hommes, pendant que les femmes se glissent discrètement par la porte de côté. Enfant, Kahina Bahloul a ressenti vivement cette injustice: les femmes valent moins que les hommes pour le témoignage en justice, l’héritage, la liberté… Elle aurait pu prendre la tangente, mais elle a renoué avec la foi de ses ancêtres. Récit de cette reconversion dans Mon islam, ma liberté(1).
Bio express
- 1979: Naissance à Paris.
- 2003 : Maîtrise de droit en Algérie et retour en France.
- 2016 : Master en islamologie à l’Ecole pratique des hautes études (Ephe). Doctorat en cours sur le penseur soufi Ibn Arabi.
- 2015: Création de l’association Parle-moi d’islam.
- 2020: Premier prêche, le 18 février, à la mosquée libérale Fatima (Paris).
- 2021: Mon Islam, ma liberté (Albin Michel).
Vous portez le prénom d’une reine berbère juive qui, selon la tradition, s’est opposée aux Omeyyades lors de la conquête musulmane du Maghreb au VIIe siècle. Pourquoi vous inspire-t-elle?
Tout peuple a besoin d’un récit fondateur. Cette figure féministe est vraiment centrale dans l’identité berbère d’Afrique du Nord. Selon certains historiens, elle était chrétienne. Il me plaît de rappeler le rapport que Gisèle Halimi (NDLR: avocate française d’origine algérienne et juive) entretenait avec sa culture et qui me rapproche d’elle. Elle aussi parle de cette reine berbère juive dans son roman historique intitulé La Kahina.
Aujourd’hui, l’imamat féminin est interdit, mais c’est une régression au niveau de la pensée et du statut de la femme.
Votre père était issu d’une lignée maraboutique, probablement descendante des Almoravides, une dynastie berbère. Cette identité complexe n’a pas toujours été facile à revendiquer dans les pays maghrébins.
L’histoire de ma famille est seulement un prétexte pour parler de l’histoire de l’Afrique du Nord dont l’identité berbère a été occultée. J’avais envie de raconter aux jeunes musulmans et, en particulier, aux jeunes musulmans français, que, dès les débuts de son expansion, l’islam s’est étendu sur des terres qui n’étaient pas arabes. On peut avoir l’islam comme religion sans pour autant renier d’autres dimensions. La dynastie de mon père s’est projetée jusqu’en Andalousie. Il y a eu les Almoravides, les Almohades… Souvent, les souverains arabes se sont servis d’une armée berbère pour aller conquérir ces terres-là. L’islam maghrébin maraboutique pratiquait beaucoup le culte des saints comme on le dit de façon un peu péjorative, avec ces tombeaux qui sont un peu partout. Il se trouve que le salafisme et le wahhabisme (NDLR: islam rigoriste et littéraliste) ont fait énormément de mal à l’islam maghrébin qui était spirituel et mystique, allant jusqu’à le frapper d’apostasie.
Vous êtes née en 1979, l’année de la révolution iranienne, et vous viviez en Algérie pendant la guerre civile qui, de 1991 à 2002, opposa l’Etat et les islamistes du GIA (Groupe islamique armé). Comment ne pas en avoir été marquée?
Comme beaucoup d’Algériens qui ont vécu la décennie noire, c’est vraiment une expérience traumatique. On vivait au quotidien au rythme des attentats. Tout un chacun peut imaginer ce qu’on a vécu dernièrement en France, les attentats contre le Bataclan (NDLR: 13 novembre 2015), Charlie, Samuel Paty, ces attentats-là, on les vivait en Algérie de façon beaucoup plus intense et régulière. Des villages entiers ont été décimés. Par après, on a découvert des charniers. Je regrette qu’il n’y ait pas assez d’oeuvres ni de travaux de recherche consacrés à cette période, qui permettraient d’espérer une guérison progressive.
Le contrôle du corps des femmes était l’un des buts de guerre des islamistes du GIA. Est-ce toujours le cas?
Oui, je reprends d’ailleurs l’analyse qui a été faite par un grand islamologue, Mohamed Charfi (NDLR: juriste, universitaire et homme politique tunisien), qui disait que l’obsession de l’islamisme, c’est d’instaurer partout la « charia », je mets entre guillemets la charia, parce que c’est eux qui l’ont instrumentalisée, au départ, elle n’avait rien de négatif. Les islamistes ont deux phobies, disait-il: l’Occident et la femme. Une grande partie de leur idéologie et de leur action militaire a eu les femmes pour cible. J’ai vraiment connu ce tournant historique où les femmes qui ne portaient pas le voile étaient menacées ou assassinées. Aujourd’hui, les islamistes prétendent que le voile serait quelque chose de progressiste. C’est pourquoi je tiens à rappeler sa genèse. Il est vraiment entaché de sang.
La Marocaine Asma Lamrabet, ex-directrice du Centre officiel des études féminines en islam, a enlevé son voile en 2019, en contestant son caractère religieux. Et pourtant, le port du voile est pratiquement devenu le sixième pilier de l’islam.
Cela m’a fait sursauter lorsque, pour la première fois, quelqu’un m’a écrit sur les réseaux sociaux que le voile était le sixième pilier de l’islam. J’ai trouvé cela absolument incroyable. J’ai grandi dans le monde musulman et je n’ai jamais entendu ça. Cela montre à quel point l’idéologie islamiste a vraiment pris le dessus ces dernières années sur l’islam traditionnel, l’islam des grands-parents.
Aujourd’hui, les arguments provoile évoquent moins une obligation religieuse que l’exercice d’une liberté individuelle ou l’accès au marché de l’emploi.
La question du voile est très complexe. Il ne faut pas la réduire à une pensée binaire, bon ou pas bon, islamique ou pas islamique. Ma grand-mère, quand elle sortait, s’entourait d’un grand voile blanc en soie pour l’été, en laine pour l ‘hiver, le haïk, mais en dessous, elle était vêtue de façon très élégante. Ce voile-là est traditionnel. Il existe dans toutes les traditions, le christianisme, le judaïsme. Il est patriarcal. Mais il y a eu des théologiens musulmans, fin du XIXe, début du XXe siècle, qui préconisaient le dévoilement des femmes. Des courants comme celui des Frères musulmans ont voulu faire porter aux femmes une culpabilité énorme en leur disant que pour être une bonne musulmane, il fallait être absolument voilée. Cependant, je respecte le fait que des femmes, aujourd’hui, lui donnent un sens spirituel et le portent volontairement, mais il ne faut pas oublier que les courants fondamentalistes en ont fait un enjeu politique.
Je respecte le fait que des femmes, aujourd’hui, lui donnent un sens spirituel et portent volontairement le voile, mais il ne faut pas oublier que les courants fondamentalistes en ont fait un enjeu politique.
Ayant vécu les violences de la guerre civile algérienne, vous auriez pu tourner le dos à l’islam. Vous ne l’avez pas fait. Pourquoi?
Après que j’ai quitté l’Algérie, j’ai pris mes distances avec la pratique religieuse. Ce qui m’a réconciliée avec l’islam, c’est sa spiritualité. On y trouve des trésors de sagesse qui peuvent être une nourriture spirituelle au quotidien et qui sont là pour accompagner l’être humain vers le meilleur de lui-même.
L’objet de vos recherches actuelles est le grand penseur et mystique andalou Ibn Arabi. Quelle est sa place dans l’héritage musulman?
Ibn Arabi est né en 1165 à Murcie, en Andalousie, et il est décédé en 1240 à Damas, où se trouve son tombeau. C’est vraiment lui qui a donné un cadre théorique à la pensée soufie. Il a eu une très grande influence sur la pensée musulmane à partir du XIVe-XVe siècle. On l’a beaucoup critiqué car ses ouvrages heurtaient les fondamentalistes de l’époque, dont Ibn Taymiyya. A un moment, ses livres ont été interdits en Arabie saoudite et par le Parlement égyptien. Or, les littéralistes n’ont pas les moyens intellectuels de comprendre sa mystique et sa pensée très profonde. Le hanbalisme, la doctrine sur laquelle s’appuie le wahhabisme, a eu du succès par sa simplicité, avec un prêt-à-penser très simple: ça, c’est permis, ça c’est défendu. Il a été soutenu par l’ Arabie saoudite qui a inondé le monde musulman de livres religieux illustrant la pensée de Ibn Taymiyya.
En 2020, vous avez créé à Paris la mosquée Fatima qui a la double orientation soufie et mutazilite. En quoi consiste ce courant très ancien, le mutazilisme, l’un des tout premiers de l’islam?
Le mutazilisme est à l’origine de la théologie rationnelle et spéculative en islam, le premier à avoir dit qu’il faut s’appuyer sur la raison pour réfléchir à la religion. Sa doctrine du « Coran créé » permet l’historicisation de la révélation du Coran, à la différence du « Coran incréé » propre au sunnisme. Mais le calife abbasside Al-Mamun a voulu l’imposer par la force et cela a malheureusement produit des réactions très négatives, notamment de la part du jurisconsulte Ibn Hanbal. Cela fut un moment charnière dans l’histoire de la pensée en islam.
Aujourd’hui, certains musulmans, y compris en Belgique, cherchent leur salut dans le coranisme, c’est-à-dire qu’ils se concentrent sur le message coranique plutôt que sur ses commentaires issus de la Tradition. Qu’en pensez-vous?
Ces commentaires en disent plus sur la pensée d’une époque que sur le Prophète lui-même. Le sunnisme n’est pas du tout d’avis que l’on pourrait se passer de la Tradition, ces hadiths (NDLR: l’ensemble des traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet ) qui, parfois, contredisent le Coran. L’histoire de la collecte des hadiths a eu un énorme impact sur l’histoire de l’islam. Les hadiths eux-mêmes doivent être examinés pour savoir lesquels sont authentiques. Il est salutaire que les coranistes fassent cet exercice.
Quelques femmes ont montré le chemin de l’imamat féminin: Amina Wadud (Afrique du Sud) et Sherin Khankan (Danemark). Rien, selon vous, ne l’interdit?
Le Coran ne parle pas de l’imamat. Cette fonction a été créée plus tard pour organiser le culte musulman. On trouve trace d’une femme de l’entourage du Prophète, Oum Waraqa, à laquelle celui-ci avait demandé de diriger la prière à Médine, mais cette tradition a été occultée. La question de la place de la femme dans le culte est devenu un impensé, alors qu’il y a eu de vrais débats sur cette question dans l’histoire de l’islam. Aujourd’hui, l’imamat féminin est interdit, mais c’est une régression au niveau de la pensée et du statut de la femme.
Croyez-vous, comme certains, que le féminisme musulman soit un oxymore?
Cela me gêne que l’on puisse qualifier le féminisme de musulman ou de rattacher le féminisme à une aire culturelle ou géographique, que sais-je, d’autant plus que ce mouvement est revendiqué par l’islam politique identitaire. Si on revient à l’islam, à l’esprit de l’unicité, il n’y a pas lieu de séparer les humains en fonction de leur appartenance. La pensée religieuse ne peut pas être simplifiée.
L’islam a connu une grande mystique et poète, Rabia al-Adawiyya…
On méconnaît souvent l’apport des grandes figures féminines dans l’islam. Celle-ci était une mystique qui avait beaucoup de disciples, hommes et femmes, et qu’on a appelé la « sainte de Bassorah ». Elle a élaboré la doctrine de l’amour absolu que l’on enseigne encore aujourd’hui.
Est-ce que le soufisme est voué à servir d’antidote à l’extrémisme, jusqu’à ce que le balancier reparte dans l’autre sens?
Il y a toujours eu ce va-et-vient entre la normativité et le soufisme. Au Maghreb, des voix s’élèvent pour faire revivre cette tradition. Il y a ce que fait le cheikh Bentounès de la confrérie Alawiya, le festival des Musiques sacrées du monde de Faouzi Skalli, à Fès, au Maroc. Le soufisme a été beaucoup attaqué sous Boumédiène (NDLR: président de la République algérienne de 1965 à 1978). On a détruit beaucoup de zaouïa (NDLR: édifice religieux) . Sous l’époque coloniale, il y avait déjà ce regard un peu méprisant sur le soufisme, que l’on rapprochait de la pensée magique, alors que toute la structure sociale algérienne en était très imprégnée. On s’aperçoit aujourd’hui que les courants fondamentalistes ont profité du vide laissé par cet islam plus spiritualiste. En Algérie comme en Europe, les Frères musulmans ont occupé le terrain. A deux reprises, lors de séminaires sur la pensée islamique organisés en Algérie, le grand penseur algérien Mohammed Arkoun, un Kabyle comme mon père, a été traité de mécréant par les Frères musulmans, dont une fois, en 1980, à Alger, par Youssef al-Qaradhawi (NDLR: théologien Frère musulman) . Il était presque en larmes. Mohammed Arkoun voulait généreusement donner un éclairage par les sciences humaines et sociales à cette religion qui était en train de sombrer dans l’ignorance. Cela en dit beaucoup sur l’islam dans ces pays, et, disons-le, son sous-développement intellectuel. Ces personnes-là n’étaient pas en mesure de comprendre qu’on pouvait faire des études sur la religion avec des méthodes permettant de garder une certaine neutralité. Aujourd’hui, la méthode historico-critique n’est toujours pas enseignée dans les pays musulmans.
Votre ouvrage, Mon islam, ma liberté, a-t-il eu un impact au-delà de lecteurs déjà convaincus?
Oui, beaucoup de gens commencent à s’intéresser à cette histoire. Des gens m’ont écrit: « Merci de m’avoir réconcilié avec l’islam. » Oui, on sent qu’il y a une réelle prise de conscience.
Vous n’avez jamais craint pour votre sécurité?
Oh, il y a des petits jeunes qui s’amusent sur les réseaux sociaux. En 2019, j’ai reçu des menaces, pas très courageuses, mais ça ne dépasse pas les réseaux sociaux.
Bien que vous soyez issue d’un mariage mixte, père algérien musulman, mère française issue d’une double ascendance catholique et juive ashkénaze, vous avez opté pour la religion paternelle. Comment l’expliquez-vous?
Je me suis posé la question. En fait, en redécouvrant la religion musulmane de façon plus approfondie, j’y retrouve toutes mes appartenances. Ce n’est pas un choix exclusif mais plutôt inclusif. J’ai baigné toute ma jeunesse dans cette ambiance culturelle où, en raison justement du soufisme, la différence des origines ne posait aucun problème. Elles étaient même vues comme une richesse, car mes grands-parents musulmans n’avaient aucune approche politique de la religion. Ils avaient des valeurs éthiques et humaines. Pour eux, quelle que soit leur religion, les autres étaient des créatures de Dieu.
(1) Mon islam, ma liberté, par Kahina Bahloul, Albin Michel, 200 p.
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