Carte blanche
« Europe: pas d’avenir sans unité »
De la Chine aux États-Unis en passant par la Russie, les grandes puissances mondiales cherchent à faire valoir leurs intérêts sur le Vieux continent, chacune à leur manière. Des jeux d’influence face auxquels l’Europe doit savoir rester soudée afin d’éloigner la menace d’un » processus de fragmentation européenne « .
Expansion de l’influence russe
Si les États-Unis ont le plus souvent recours à ligne diplomatique pour faire valoir leurs intérêts en Europe, le Kremlin a pour sa part recours à son « bras armé » économique, Gazprom. Le géant gazier s’est en effet imposé au cours des dernières années comme l’instrument majeur de la politique de puissance menée par la Russie en Europe.
L’entreprise publique a ainsi permis à Moscou de tisser sa toile sur le Vieux continent, à l’aide de pipelines transfrontaliers lui permettant d’exercer une pression économique sur ses voisins, bien souvent à des fins politiques, comme ce fut le cas avec l’Ukraine et la Biélorussie.
La Russie est aujourd’hui le premier fournisseur de gaz naturel de l’Europe — avec 40 % des importations, représentant 19 % de la consommation totale de gaz de l’Union européenne — et le deuxième fournisseur de pétrole — avec 20 % des importations et 16 % de la consommation totale. L’UE est ainsi en situation de dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou, une dépendance qui devrait d’ailleurs s’accentuer dans les décennies à venir si des mesures ne sont pas prises à ce sujet : « d’ici vingt ou trente ans, 70 % des besoins énergétiques de l’Union européenne devront être assurés par les importations [russes], contre 50 % aujourd’hui « , peut-on lire sur le site du Sénat français.
Si l’hypothèse d’un « chantage énergétique » est considérée comme impossible par de nombreux experts, les exemples biélorusses et ukrainiens doivent inciter l’Europe à la prudence. C’est d’ailleurs pour cette raison que le projet de construction du gazoduc Nord Stream 2 devant relier directement l’Allemagne à la Russie par la mer Baltique cristallise les tensions sur le Vieux continent. Jusqu’à semer la zizanie au sein du couple franco-allemand.
Berlin, accusée de jouer « solo » sur ce dossier, s’est vu rappeler à l’ordre par Paris qui n’entend pas offrir à Moscou un nouveau moyen de pression sur l’Europe. Plus particulièrement quand celui-ci permettrait au Kremlin d’influencer la politique de la première puissance économique européenne, sans oublier les risques pour la stabilité économique de la Pologne et de l’Ukraine, qui tirent une importante partie de leurs revenus du transit du gaz russe sur leur territoire et qui verraient mécaniquement celui-ci diminuer.
Le nouvel arrivant chinois
« Les tentatives de la Russie d’appuyer sur les points de fragilité de l’Europe ont été largement commentées ces derniers mois. Celles de la Chine beaucoup moins« , affirmait Catherine Gouëset, journaliste à L’Express, en février 2018. Pourtant, à l’instar de Moscou, l’Empire du Milieu cherche lui aussi à exercer son influence en Europe et utilise, là encore, ses atouts économiques.
La Chine multiplie ainsi les investissements européens, notamment dans les pays de l’Est et du Sud, ainsi que dans les Balkans. Ces pays connaissent des difficultés économiques qui les amènent à accepter plus facilement l’argent chinois. Dès lors, plusieurs experts s’inquiètent de l’influence grandissante de la Chine dans les affaires européennes : « sur des sujets allant de l’arbitrage commercial aux normes de télécommunications, en passant par les partenariats public-privé, la Chine cherche à faire avancer sa vision et ses standards « , affirme le Conseil européen des relations internationales (ECFR), dans son rapport intitulé « La Chine aux portes de l’Europe » et publié en décembre 2017. Pour Pékin, les règles et normes érigées par l’Union européenne ne sont qu’un « obstacle temporaire, qui tombera de lui-même lorsque le processus de fragmentation européenne aura achevé son cours« .
À l’instar de Nord Stream 2, le projet de nouvelle « route de la soie » proposé par la Chine divise en Europe. C’est encore une fois la France qui pointe du doigt les risques associés à celui-ci : « si les investisseurs ne viennent que pour avoir accès aux meilleures technologies sans que cela ne puisse profiter ni à la France ni à aucun autre pays européen, ils ne sont pas les bienvenus« , déclarait ainsi le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, en janvier 2018.
Les investissements liés à ce projet, qui consiste en la construction d’une ceinture terrestre reliant la Chine à l’Europe ainsi qu’une route maritime vers l’Afrique, et qui concerne pas moins de 65 pays, s’élèveraient déjà à 410 milliards de dollars et devraient dépasser les 1 200 milliards à l’horizon 2027. Si les pays d’Europe occidentale ont montré des réticences, les pays d’Europe de l’Est ouvrent quant à eux les bras à l’Empire du Milieu.
« Face à la deuxième économie mondiale, qui s’emploie à monter les pays d’Europe de l’Est contre Bruxelles, l’UE doit trouver de toute urgence une position commune cohérente« , prévenait le journal britannique The New European, en janvier dernier. Problème, l’UE n’y est pas parvenue, loin s’en faut : fin mars 2019, l’Italie rejoignait même l’accord sur la route de la soie, devenant ainsi le premier pays du G7 à le faire…
Que ce soit sur le projet Nord Stream 2 ou sur celui de la nouvelle route de la soie, l’UE brille par ses dissensions internes et laisse ainsi place à l’ingérence étrangère à l’intérieur de ses frontières. Sans un minimum d’unité sur des projets aussi stratégiques, l’intégration européenne perd tout son sens. « Nos intérêts sont ceux du bien commun de l’Europe« , déclarait le vice-chancelier allemand, Olaf Scholz, dans une tribune au « Monde » publiée en janvier dernier.
Un appel à l’unité qui, on l’espère, sera suivi d’actes concrets.
Par Jean Lévy, ancien ambassadeur de France et ancien conseiller diplomatique adjoint de François Mitterrand.
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