Daniel Schneidermann: « Il n’y a pas d’images vraies, ni de journalisme objectif » (entretien)
Après avoir quitté Arrêt sur images, l’émission télé culte devenue site Internet, il continue à décrypter les récits médiatiques comme il le fait depuis trente ans. Sans complaisance. Ce qui lui a valu des inimitiés, et d’être licencié du Monde, mais qui confère au regard qu’il porte sur la défiance à l’égard des médias une légitimité sans égale.
Là, il est à Tours. On entend, toutes les heures, un carillon qui prend le temps de s’exprimer. On sent alors Daniel Schneidermann un peu exaspéré, mais on le soupçonne quand même de vouer une certaine tendresse à ces sonneries, qui ressemblent plus à des gongs qu’à des coucous. C’est peut-être un rapprochement un peu cliché avec l’heure de la retraite pour celui qui incarne depuis vingt-six ans Arrêt sur images, d’abord sur France 5 puis sur le Web: ce 1er octobre, il laisse les clés de la direction du site à ses collaborateurs. Il y continuera ses billets quotidiens, qui passent au scan la manière de traiter l’info à la télévision, comme il poursuit ses chroniques hebdomadaires dans Libération, elles aussi sur le discours télévisuel, la façon dont on a construit tel reportage, l’architecture de tel JT, la conduite de tel débat, l’emballement pour tel événement, avec ou sans guillemets. Et, pour Le Vif, il retrace trente années passées au service du journalisme sur le journalisme. Avec toujours autant de passion. Même s’il se sait forcément considéré par ses pairs, en France, depuis longtemps, comme le salaud qui juge ses confrères.
Tout le monde reconnaît qu’on a joué un rôle dans cette perte de confiance à l’égard des médias, même si on n’a jamais tenu le discours consistant à affirmer que tout était complot.
Quel événement vous a poussé, en 1992, à passer de grand reporter à décrypteur de l’information télévisée?
La Nouvelle-Calédonie. Je la couvrais pour Le Monde. Alors que je suis en vacances, la rédaction en chef m’ appelle car des choses très graves ont lieu là-bas. On me dit que les images à la télévision sont atroces, qu’une manifestation kanake a été matraquée par les forces de l’ordre. Bref, il faut que j’y parte tout de suite. Je saute dans le premier avion, un vol dure entre 24 et 32 heures, et j’arrive trois jours après les événements. Je me précipite sur la grand-place de Nouméa, la place des Cocotiers, parfaitement calme. Et j’interroge les gens sur la manifestation. « Quelle manifestation? » « Mais il y a trois jours, une manifestation terrible, durement réprimée! » « Ah ouiiii. Oh, il y a eu un rassemblement d’une cinquantaine de personnes et les CRS ont un peu agité la matraque… » C’est là que je me suis demandé ce qui faisait qu’un événement mineur devenait, à travers la loupe médiatique, une image avec un très fort impact, très anxiogène, très mobilisatrice. Qu’est-ce qui se passe entre le réel et la représentation médiatique du réel? Qu’est-ce qui se passe dans ce tuyau? Comment ça fonctionne? Qui filme les images, qui les sélectionne, qui les monte, de manière à ce que ce qui est mineur dans le réel devienne majeur dans les médias? Il y avait une mécanique du travestissement médiatique, télévisuel surtout mais pas seulement, qui serait vraiment intéressante à observer de près. Et j’ai fait la proposition au Monde d’une chronique sur la mise en images de la planète.
Depuis, vous regardez la télé, vous décidez sur quel reportage ou quelle émission vous allez enquêter et vous lancez vos filets?
Non, ça, ça commence avec l’émission Arrêt sur images, en 1995. Avant, pour Le Monde, j’allume la télé, j’observe et j’écris ma chronique. Quand l’émission démarre, on fait de l’enquête: appeler les rédactions, poser toutes les questions sur la manière dont elles ont fabriqué leur info, pourquoi ce sujet-là et pas un autre, pourquoi celui-ci pour ouvrir le JT et pas celui-là, pourquoi ici un traitement en vingt secondes et là un fait divers en trois minutes, etc. En donnant la parole, aussi, aux gens qui apparaissent dans ces sujets, que ce soit des militants, des profs, etc. En leur demandant s’ils se retrouvent dans ces sujets, si ce qu’ils ont dit y est reflété fidèlement, comme on fait toujours sur le site aujourd’hui.
Vingt-six ans plus tard, votre bilan général sur le récit télévisuel penche davantage vers l’authentique ou vers le fabriqué?
Tout est fabriqué! A partir du moment où il y a construction d’un récit médiatique, il est fabriqué. Il peut l’être avec des critères différents: la fidélité, autant que possible, à la réalité ; l’attrape-audience, donc ce que je vais mettre en tête de gondole pour attraper mon public… Mais il n’y a pas d’un côté les récits authentiques et de l’autre les récits fabriqués. Il y a un mois, on a fait une émission avec le cinéaste Bruno Dumont, qui défend « les images vraies », comme il dit. Et je lui ai demandé « mais c’est quoi, une image vraie? ». Je ne pense pas qu’il y ait des images vraies. Toutes les images qui sont montées, pour la télévision ou le cinéma, sont toujours le résultat d’une suite de choix. On peut essayer de mettre en lumière les critères de ces choix mais, il n’y a pas d’images vraies, pas plus qu’il n’y a de journalisme objectif.
Qu’est-ce qui a concrètement changé depuis 1995?
Les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux. On était dans un régime de grand-messe, avec le 20 heures de PPDA sur TF1 et là, on est dans un récit éclaté, un récit en permanence combattu par des contre-récits. On était dans un jardin à la française, on est dans une jungle. Donc, forcément, le travail est différent. En 1995, discerner le récit dominant était très facile. Aujourd’hui, allez savoir quel est le récit dominant! Celui de CNews n’est pas celui de Twitter. Arrêt sur images s’est toujours intéressée en priorité aux contenus que la majorité des gens voient, écoutent et subissent. On a donc toujours considéré qu’on avait à travailler sur les récits majoritaires. Aujourd’hui, le récit majoritaire des chaînes d’info, c’est le récit d’Eric Zemmour. Mais il y a des contre-récits puissants à ce récit majoritaire, sur les réseaux sociaux. Et les 20 heures, qui résistent à la Zemmourmania. En fait, il n’y a plus de grand-messe télévisée, désormais. Il n’y a que des moyennes messes. Une vingtaine. Et, à côté, les plus ou moins basses-messes des réseaux sociaux.
Le raisonnement sur l’image forcément fabriquée en télé vaut aussi pour la presse écrite, l’info radio et l’info Web?
Il est valable pour toutes les constructions médiatiques. Mais il y a une différence fondamentale: quand vous regardez la télévision, depuis votre canapé, vous ne pouvez pas revenir en arrière, elle vous bombarde d’influx émotionnels et vous n’avez aucun pouvoir sur cette source de bombardement ; dans le cas d’un article écrit, vous pouvez toujours revenir au début, aller vérifier si ça vous semble énorme, et encore plus avec Internet, les liens vous permettant de consulter depuis le premier contenu lu d’autres contenus. Internet est un moyen de transmission horizontal de l’information, qui donne beaucoup plus d’armes au public que les moyens verticaux, comme la télé ou le support papier. En tant que spectateur et lecteur, Internet m’offre une liberté que je n’avais pas en tant que lecteur ou spectateur captif d’un journal papier ou d’un JT.
Depuis les années 1950 et pendant un demi-siècle, la télé a contribué à façonner la société, les mentalités, les comportements. Depuis les années 2000 et l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, est-ce elle qui tente de s’adapter aux évolutions de cette société?
Elle a contribué à façonner, oui, mais involontairement parce que c’est un média qui a très longtemps échappé à ses équipes, aux gens qui l’utilisaient. En France, lors de la présidentielle de 1995, les médias dominants étaient pour Edouard Balladur, et il a été blackboulé au premier tour. En 2005, les médias dominants étaient pour le « oui » au référendum sur le Traité constitutionnel européen de Maastricht, et c’est le « non » qui l’a emporté. Je pense que 2005 est le premier événement politique d’importance dans lequel se perçoit l’influence montante d’Internet. Mais donc, oui, la télé a été un média d’influence, mais pas forcément dans le sens qu’on souhaitait, pas de façon à ce que les téléspectateurs obéissent au doigt et à l’oeil aux rédacteurs en chef. Parce que c’est de l’image. C’est-à-dire que même l’image de PPDA-homme tronc, donc une image assez pauvre, ce n’est qu’une image. Par ailleurs, pour les plus de 50 ou 60 ans, et ça fait du monde avec l’allongement de la durée de vie, la télé reste un média important. Les habitudes de consommation des médias, donc leur influence, ne se perdent pas si facilement.
On est en situation de paix, pourtant, avec les réseaux sociaux et les chaînes d’info, on est dans une rhétorique de guerre permanente.
De quelle génération sont vos abonnés à Arrêt sur image?
Beaucoup parmi ceux qui nous regardaient à la télé, sur France 5, ont fait l’effort d’opérer la transition pour nous suivre sur Internet. Mais quand je vous dis « beaucoup », il faut savoir qu’on a 25 000 abonnés, pour un million de téléspectateurs lorsque l’émission était diffusée sur France 5. Donc, on a perdu énormément de public, parce que passer de son écran de télé à son écran d’ordinateur, pour un même contenu, ça demande un effort: on est assis sur une chaise et plus dans son canapé ; à son bureau, où on a bossé toute la journée, donc on n’a plus envie de ce petit écran, mal commode pour regarder une émission d’une heure. On est payants aussi, évidemment cela joue un rôle.
Vous comprenez la défiance croissante envers les médias d’information traditionnels? Ou vous la contestez?
J’aurais mauvaise grâce à la contester, parce que je pense qu’ Arrêt sur images a joué un rôle dans ce processus. Dès 1995, on a dit aux gens : « Attention, cette image de télé qui paraît être une évidence, elle a été construite et on va vous raconter comment et pourquoi. » Tout le monde reconnaît qu’on a joué un rôle dans cette perte de confiance à l’égard des médias, ça me paraît évident, même si on n’a jamais affirmé que tout était complot, manipulé, complice du pouvoir, etc. On a toujours dit « regardez comme ce discours est construit, le reste du chemin c’est à vous de le parcourir, éventuellement en sollicitant d’autres sources d’information ». En donnant, toujours, la parole aux constructeurs, en invitant les journalistes de télé, les reporters, les rédacteurs en chef, et en leur faisant raconter, eux-mêmes. C’est la différence avec le processus de discrédit systématique des médias par les complotistes et les propagateurs de fake news. Nous, on a toujours fait du journalisme sur le journalisme. Avec les outils du journalisme: le contradictoire, notamment.
Ce qui fait de vous le grand méchant aux yeux de la profession…
Oui, bien sûr. Toujours aujourd’hui. Aux yeux de tous ceux dont je parle, et que j’égratigne, même légèrement, dans mes chroniques.
On vous le fait payer?
Oh oui. En m’ignorant. Arrêt sur images est très peu repris par les autres médias, par les revues de presse. Ce qui montre bien que, fondamentalement, ce milieu reste hostile aux critiques, dont celles venant d’Internet. J’ai publié il y a trois ans un livre (lire l’encadré Bio Express) sur l’aveuglement de la presse internationale devant la montée au pouvoir d’Hitler. Or, très peu en ont parlé alors qu’il aurait pu donner lieu à des débats, en comparant les comportements médiatiques d’alors avec ceux d’aujourd’hui. Et aucune chaîne n’a proposé de nous reprendre quand l’émission s’est terminée sur France 5. En fait, le mystère n’est pas pourquoi on a été virés du service public en 2007 mais comment on n’en a pas été virés plus tôt.
Comment le vivez-vous?
Je vous mentirais en disant que ça ne m’atteint pas. Parce que je me dis que notre travail, à Arrêt sur images, et le mien, à travers mes livres, mériterait un écho plus important. Je suis malheureux que ce travail soit victime de moi-même et des hostilités que j’ai accumulées en bientôt trente ans. Mais c’est comme ça que mon parcours s’est construit. Je paie le fait d’avoir été toujours davantage du côté du public que du côté de mes confrères.
Quelle comparaison peut-on faire entre la presse au moment de l’ascension d’Hitler et celle d’aujourd’hui?
En fait, il y en a davantage avec ce qui est l’objet de mon prochain livre, prévu au début 2022 et qui s’appellera La Guerre avant la guerre. J’y étudie la presse d’opinion française, principalement d’extrême droite et d’extrême gauche, Action française d’un côté, et L’Humanité de l’autre, de 1936 à 1939. La France est alors encore officiellement en paix et, pourtant, on a une presse de guerre, très polarisée, très violente, avec des insultes tous les jours, des appels au meurtre. On peut dresser des parallèles avec aujourd’hui: on est objectivement en situation de paix, pourtant, avec les réseaux sociaux et les chaînes d’info, on est dans une rhétorique de guerre permanente, dont personne ne peut dire aujourd’hui si elle est annonciatrice d’une véritable guerre. Le prototype, c’est CNews. L’ apparition, à la télévision française, d’une chaîne ouvertement militante, sur le modèle de Fox News aux Etats-Unis, et ensuite de tous ceux qui imitent CNews puisque c’est elle qui donne le ton. C’est une télévision qui a bien plus d’influence que d’audience. Comme Action française en 1938, quotidien relativement peu lu mais qui hurlait le plus fort et le plus violemment, donc avait une influence qui dépassait de beaucoup son lectorat et donnait le ton. Le phénomène est tout à fait comparable à CNews aujourd’hui.
Les médias traditionnels ne devraient pas relayer ce qui se dit sur CNews, les propos d’Eric Zemmour notamment?
Dans un monde idéal, chaque média devrait établir son propre agenda et ne pas se fixer sur celui des autres, quel qu’il soit. Le droit à l’impasse devrait être inscrit dans la Charte de Munich, qui est la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes. Au même titre que les fonctionnaires et les enseignants peuvent brandir le droit de retrait lorsqu’ils estiment que les conditions dans lesquelles ils doivent exercer leur profession sont particulièrement dangereuses. Les médias devraient avoir un droit de retrait.
Les médias devraient tous être d’opinion, tous marqués idéologiquement, et se présenter comme tels?
Ce serait plus honnête qu’un média ou un journaliste annonce clairement les opinions qu’il défend. Ses positions au moment des grands choix électoraux, notamment. Partant du principe que personne n’est neutre, que personne n’est objectif, que tout point de vue est situé, c’est plus loyal de le déclarer. D’ailleurs, l’émergence des réseaux sociaux a eu cette constante positive de faire apparaître l’artificiel des médias qui prétendent se positionner en surplomb, nulle part en réalité. Par contraste.
Bio express
1958 Naît, à Paris, le 5 avril.
1979 Entre au Monde, où il devient grand reporter et chroniqueur judiciaire.
1992 Démarre une chronique quotidienne sur la télé.
1995 Crée sur La Cinquième (devenue France 5) Arrêt sur images, qui décrypte le récit télévisuel.
2003 Publie Le Cauchemar médiatique (Denoël). Le Monde, dont il est question dans le livre, le licencie. Il passe à Libération, où il tient une chronique sur les médias.
2007 Gagne son procès contre Le Monde, en appel. France 5 arrête Arrêt sur images. Il la ressuscite sur le Web (25 000 abonnés payants).
2018 Publie Berlin, 1933. La presse internationale face à Hitler (Seuil).
2021 Quitte la direction d’ Arrêt sur images, le 1er octobre.
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