Comment prévenir « le terrorisme au coin de la rue »? (débat)
Six des sept attentats commis en France depuis le début de l’année, dont celui de Nice, l’ont été avec une arme blanche, le dernier avec une voiture-bélier. Comment prévenir « le terrorisme au coin de la rue »? L’opinion de Didier Leroy de l’Institut royal supérieur de défense et de Sébastien Boussois, chercheur français en sciences politiques.
Didier Leroy: « L’Europe devrait s’inspirer de la stratégie de certains pays arabes »
Pour Didier Leroy, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense, il faut suivre ce qui se fait au Maroc, en Jordanie ou en Tunisie.
L’attaque au couteau commise par un individu seul, est-ce le scénario terroriste le plus redouté par les forces de sécurité?
Depuis les attentats de 2015 et de 2016, l’étau sécuritaire s’est tellement resserré autour des radicalisés candidats à des attentats que se rendre difficilement détectable est un impératif. Or, quoi de plus simple que de se procurer une arme blanche que tout le monde a chez soi? Le couteau conjugue la « facilité » technique et le côté terrifiant. C’est un des effets recherchés, si pas le principal: encourager le repli communautaire et le sentiment de méfiance à l’égard des musulmans. Au-delà de cet aspect, l’attaque au couteau rappelle le procédé utilisé ces dernières années dans les territoires palestiniens. Depuis les deux premières intifada, le « déséquilibre » entre les moyens israéliens et les moyens palestiniens a acculé les acteurs militants ou les individus radicalisés palestiniens à recourir à des véhicules-béliers et à des armes blanches pour passer pareillement sous les radars et créer l’effet de surprise.
Les juges prendront des décisions de plus en plus abruptes parce que les messages devront être de plus en plus proportionnels aux attaques.
Quelle signification y a-t-il à s’en prendre à des fidèles dans une église?
Il faut se replacer dans le cadre de la dialectique mise en oeuvre par Al-Qaeda ou Daech à travers leur propagande: dresser deux blocs civilisationnels l’un contre l’autre, le monde occidental, associé au christianisme, estampillé « les Croisés », qui opprimerait depuis longtemps l’autre camp tout autant fantasmé, le monde musulman. Ce mécanisme consiste à encapsuler un monde multipolaire, multiethnique, multiconfessionnel extrêmement compliqué en deux camps simplifiés et à imposer une vision dichotomique: « Vous êtes avec ou contre nous. » En l’occurrence, c’est de part et d’autre de l’islamité que se dresse le fossé sans cesse exploité et approfondi. La propagande de Daech a, à cet égard, largement accompli ses objectifs, à savoir polariser le tissu sociétal de la France et des autres zones d’Europe où il y une masse musulmane importante et mobilisable.
Le modèle israélien de lutte contre le terrorisme vous semble-t-il applicable en Europe?
Des éléments peuvent se recouper avec le contexte européen, et en même temps, les situations sont terriblement différentes. D’un point de vue sécuritaire technologique, il va de soi que l’on s’oriente vers des mesures similaires à celles que la société israélienne a déployées depuis de nombreuses années: renforcement des forces de l’ordre, utilisation de matériel de plus en plus sophistiqué dans des endroits clés, etc. D’un autre côté, Israël n’a pas produit grand-chose d’original en ce qui concerne le volet complémentaire à l’aspect purement répressif.
D’autres pays ont-ils apporté des réponses non strictement sécuritaires à l’islamisme violent?
En matière de gestion d’une opposition politique d’orientation islamiste, le meilleur laboratoire vers lequel se tourner est à mon sens le monde arabo-musulman. Il est la matrice des trois islams politiques, l’islamofrérisme (NDLR: idéologie des Frères musulmans), le salafisme et le khomeynisme. On ne peut raisonnablement pas s’inspirer de la majorité des acteurs dont il est question parce que leur politique s’est limitée à une répression aveugle. En revanche, si on regarde les Etats plus fréquentables et plus proches de nos conceptions de modèle politique, on peut s’inspirer du Maroc et de la Jordanie du côté des monarchies, et de la Tunisie du côté des républiques. Ils ont en outre l’intérêt de ne pas être des Etats rentiers, eux qui, disposant de tellement d’argent, en injectent systématiquement dans certains secteurs de la société pour anesthésier des populations et donc postposer les problèmes d’instabilité socio-politique. Dans ces pays, la même stratégie sur trois axes a été systématiquement mise en place. Et c’est probablement le modèle qui inspirera dans le futur la France et la Belgique… Le premier consiste à faire participer, à coopter une partie des acteurs islamistes qui sont adeptes du quiétisme, le non-engagement violent (l’exemple du Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc). Le deuxième axe concerne la portion de la mouvance islamiste qui est à la lisière de l’engagement violent: elle est tolérée mais surveillée de très très près par les services de renseignement. Enfin, le dernier axe de la politique de ces pays s’intéresse aux islamistes djihadistes au sens militaire du terme. Et là, aucune hésitation: soit on emprisonne pendant très longtemps, soit on tue. Il n’y a aucun programme de déradicalisation ou de réinsertion. Ce système induit que le fait de passer par la case prison pendant très longtemps a pour effet « vertueux » de faire baisser les hormones, la testostérone.
Judiciairement, ce modèle est-il applicable en Europe?
N’étant pas juriste, je suis incapable de vous dire où en sont les différents systèmes judiciaires en vigueur dans les Etats de l’Union européenne. Quels que soient les cadres légaux, je pense néanmoins qu’avec le temps, les juges prendront des décisions de plus en plus abruptes dans le cadre légal qui sera le leur parce que les messages devront être de plus en plus proportionnels aux attaques. Mais il faudra bien dissocier les personnes qui ont des idées islamistes et qui ont le droit de les avoir, comme on peut avoir des idées d’extrême droite ou d’extrême gauche, de celles qui franchissent le seuil de l’action violente. La ligne rouge est là. Il faut parvenir à placer le curseur de part et d’autre de cette ligne pour éviter de tomber dans le piège de la polarisation sociétale. Il faut déplacer la ligne rouge de l’islamité et de la non-islamité vers la ligne rouge de l’engagement et du non-engagement violent. C’est une enjeu crucial pour le bon développement de nos modèles sociétaux qui ont parié sur la multiculturalité et la diversité. Il y a un parallélisme à faire avec la question noire aux Etats-Unis, qui n’est pas confessionnelle mais raciale. Le paramétrage est différent mais le mécanisme de la polarisation de la société est bien le même.
Sébastien Boussois: « La guerre civile n’est plus une dystopie »
Pour Sébastien Boussois, chercheur français en sciences politiques, il importe de désamorcer la bombe humaine qui germe dans l’Hexagone en se gardant notamment de mettre de l’huile sur le feu.
Le nouvel attentat au couteau qui a eu lieu dans la basilique Notre-Dame de Nice, le 29 octobre, est un drame de plus dans le long chapelet du terrorisme qui s’égrène ces dernières années dans l’Hexagone. Depuis la republication des caricatures de Mahomet, celui-ci, comme les autres, vise délibérément la France, ses fondamentaux ou ses symboles que sont la laïcité et la liberté d’expression. Il est vrai que, entre les attentats de 2012 et les mesures du gouvernement décidées après l’assassinat de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre, les communautés musulmanes en France encaissent pour quelques terroristes qui se sont drapés du costume de justicier et autoproclamés défenseurs de Mahomet. Elles sont aussi instrumentalisées et dépassées, souvent par la bande, par leurs franges radicales islamistes et peinent à réagir.
Ce choc des civilisations, tant décrié lorsque Samuel Huntington l’a décrit dans les années 2000, n’est plus si loin.
Loin des terroristes d’avant 2015 formés aux techniques paramilitaires sur le territoire de Daech, les individus qui commettent ces actes « au nom de l’islam » sont-ils des brebis égarées sans conviction profonde ou des individus inscrits dans un tissu de radicalisation infiltré au coeur de notre société? Difficile à dire mais leur mode opératoire, le choix du couteau, est à la fois celui de la facilité et celui du symbole. L’égorgement et la décapitation créent la psychose et renvoient à des temps immémoriaux. La vision violente de la mort, dont nous n’avions plus l’habitude au quotidien, est une solution très efficace pour nous terroriser. Ce qui est clair est que ces individus, téléguidés ou non, cherchent à semer la guerre chez nous.
Un temps pour tout
Le problème est que l’on ne peut plus agir inconsciemment dans notre société multiculturelle en ajoutant de l’huile sur le feu dans un pays où il y a aujourd’hui près de 8,5 millions de musulmans, de culture et de religion. C’est suicidaire pour l’unité du pays car c’est bien là la priorité absolue. Or, la promesse hasardeuse du président Emmanuel Macron, lors de l’hommage national à Samuel Paty, de ne pas renoncer à la diffusion des caricatures de Mahomet de Charlie Hebdo pour en inonder les écoles, est une erreur politique majeure. Car même en vertu de l’éternelle liberté d’expression et du droit de blasphème, il y a un temps pour tout, surtout en politique. L’intelligence serait d’éteindre le feu tout en luttant ardemment contre les islamistes qui sont déjà, hélas, comme le ver dans le fruit, et défendus à l’étranger par le président turc Recep Tayyip Erdogan. Alors que le président français devrait s’élever, le voilà pataugeant en plein marigot, devenant chaque jour un peu plus clivant. Emmanuel Macron écorche la fonction présidentielle en attisant le feu et l’appel à la haine, au nom de la liberté d’expression sans limites dont nous déplorons qu’elle soit résumée actuellement à quelques dessins finalement très vulgaires et grossiers. Or, au pays des Lumières, la France glisse chaque jour un peu plus dans un risque d’embrasement sociétal alors que quelques mots du président auraient pu dans un premier temps, celui de l’hommage et du deuil au professeur sauvagement assassiné, réitérer avant tout l’importance lexicale de séparer islam et islamisme, islam politique et terrorisme.
Dans une logique de « concorde civile », donc. L’heure est désormais trop grave. Il nous paraît important aujourd’hui de ménager la plus forte communauté musulmane d’Europe, non pas parce qu’elle devrait être privilégiée plus qu’une autre, mais bien parce qu’une large partie n’a rien à voir avec ce dont on l’accuse. Les condamnations des derniers attentats n’ont pas manqué de sa part. Le bras de fer politique contre la société ne peut plus fonctionner pour ramener la paix, tant les tensions sont exacerbées depuis des années. N’est-ce-pas le rôle d’un président de la République de veiller à l’unité plutôt que de diviser davantage? Il faut apaiser tout en luttant. Difficile numéro d’équilibriste.
Il y a un fossé entre se concentrer urgemment sur les ressorts de l’islamisme violent que l’on a laissé proliférer depuis des années, mettre en place un arsenal de mesures, et risquer de braquer toute une partie de la population et oeuvrer au renforcement des institutions de l’islam républicain, par exemple. Nous n’avons rien à y gagner. En attendant, ce sont les radicaux catholiques, les tenants de l’ultradroite et de l’ultragauche qui risquent de prendre un jour les armes. Ce choc des civilisations, tant décrié lorsque Samuel Huntington ( NDLR: 1927-2008, professeur américain de sciences politiques) l’a décrit dans les années 2000, n’est plus si loin. Si nous ne revenons pas au plus vite à la raison, dans cette « gestion » calamiteuse de l’islam et si la classe politique persiste dans ce déchaînement des passions polarisantes, c’est bien une guerre civile qui risque d’arriver.
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