Shell condamnée à réduire ses émissions CO2: une victoire symbolique? (débat)
Derrière la décision de la justice néerlandaise, la difficulté de la faire appliquer.
Samuel Furfari, géopolitologue de l’énergie (ULB): « Condamner l’émission de CO2, c’est s’en prendre à la vie »
Samuele Furfari, professeur de géopolitique de l’énergie à l’ULB, voit dans la condamnation de Shell, par la justice néerlandaise, à réduire ses émissions de CO2 un « contresens industriel » aussi destructeur pour l’économie européenne que parfaitement inutile pour la sauvegarde du climat.
La justice néerlandaise a frappé fort en condamnant une major du pétrole, l’anglo-néerlandais Shell, pour atteinte au climat. Le tribunal a-t-il été à la hauteur de cette première mondiale?
Je dirais plutôt: est-on encore dans le registre du droit ou dans le domaine de la politique? Le jugement qui vient d’être rendu à l’égard de Shell relève de la même démarche que la décision de la Cour suprême des Pays-Bas qui, en 2019, condamnait définitivement l’Etat néerlandais à réduire ses émissions de CO2 d’au moins 25% par rapport à celles de 1990, d’ici à la fin 2020. C’est la séparation même des pouvoirs qui me paraît malmenée. Il est incompréhensible qu’un juge dicte ainsi à l’industrie ce qu’elle doit faire et lui impose de réduire sa voilure. Le droit peut-il forcer une entreprise privée à se diriger vers la faillite?
Plaider non coupable quand on émet du CO2 en quantités industrielles paraît tout de même difficilement soutenable…
Aucune industrie ne produit du CO2 pour son plaisir ou par envie. Le CO2, c’est le pot d’échappement de la vie, le vecteur du vivant. Sans CO2, pas de vie! Prétendre le contraire, c’est prêcher le faux. Les activistes environnementaux et les médias sont parvenus à introduire dans l’imaginaire collectif l’idée que le CO2 est mauvais, que c’est un polluant, le symbole du mal. Mais parler de « pollution au CO2 » est une aberration. Toute activité humaine produira toujours du CO2 qui est une conséquence de la vie. Par cette condamnation d’un groupe pétrolier, on en arrive à une situation où la justice se met à interdire la vie elle-même.
N’est-ce pas un signal fort adressé au monde industriel pour qu’il réduise enfin significativement ses activités polluantes?
Cela fait cinquante ans que le monde industriel se bat pour réduire ses coûts de production et donc sa consommation d’énergie, qu’il lutte drastiquement contre les émissions de CO2 en recherchant davantage d’efficacité énergétique. Les sociétés agissent de la sorte pour rester concurrentielles, pour les intérêts de leurs actionnaires et non pour la cause du climat. Mais il n’y a pas besoin d’un jugement rendu par un tribunal pour comprendre ce processus tellement banal. Je vois mal d’ailleurs comment cette décision de justice pourrait être appliquée. A coup d’amendes, peut-être?
La justice se tromperait-elle de pollueur?
Elle se trompe de cible. Le but d’un groupe comme Shell n’est pas de produire du CO2 mais des hydro- carbures à partir de ses platesformes de forage. La quantité de CO2 émise par la production de pétrole ou de gaz est infinitésimale par rapport aux quantités de CO2 générées par la consommation de cette production. On punit une entreprise alors que c’est son produit qui devrait être sanctionné. En d’autres termes, c’est le consommateur de l’énergie fossile et non le producteur qui doit être mis en cause. Aborder la question énergétique exige d’adopter une vision systémique de l’enjeu.
Le précédent créé par le tribunal de La Haye va-t-il nécessairement faire tache d’huile?
Ce jugement va faire des émules et amener la justice à intervenir de manière grandissante. Les activistes environnementaux disposent de puissants réseaux. On peut mettre cette condamnation de Shell en parallèle avec l’entrée au conseil de surveillance d’Exxon, contre la volonté du CEO, de deux représentants d’un fonds d’investissement activiste (NDLR: Engine No. 1), adversaire de la politique actuellement suivie par le groupe sur le plan environnemental. Cette autre technique procède de la même stratégie qui est d’obliger les pétroliers à revoir leur copie.
L’industrie pétrolière doit donc se préparer à souffrir, jusqu’à envisager sa fin?
On arrive à l’os car augmenter encore l’efficacité énergétique atteint ses limites. On est en tout cas parti pour une destruction entière de l’industrie pétrolière occidentale et donc de l’économie européenne. Shell a pour vocation de gérer de gigantesques projets dont la réalisation est confiée à toute une industrie parapétrolière qui fait à son tour appel à de multiples sous-traitants. Quand Shell est ainsi visé, c’est tout le monde qui en subira les conséquences. Voilà pourquoi ce jugement, cette façon de faire la leçon à Shell, est un contresens industriel. S’en prendre à une entreprise dont la raison d’être est de produire de l’énergie fossile n’a pas de sens. L’efficacité en matière environnementale ou industrielle n’y gagnera rien, il y aura juste destruction de valeur pour les actionnaires. Et tout cela pour que rien ne change.
Sauf pour l’essentiel, la sauvegarde du climat…
Non, parce que ce genre de décisions n’aura aucun impact sur la problématique du changement climatique, pas plus d’ailleurs que sur le développement de la voiture électrique. Les Chinois et les Russes vont pouvoir se frotter les mains, eux qui se moquent bien de ce genre de considérations. Ils vont avoir le champ libre pour développer leur propre industrie tandis que le pétrole continuera d’arriver d’Irak, d’Arabie saoudite. Depuis l’adoption en 1992 de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, les émissions de CO2 ont augmenté de 58% à l’échelle mondiale et ce, malgré une diminution de 21,3% dans l’Union européenne. La consommation de pétrole ne va faire qu’augmenter sur une planète qui comptera d’ici 2050 près de dix milliards d’êtres humains qui consommeront et se déplaceront encore plus qu’aujourd’hui. C’est un avenir énorme qui attend les énergies fossiles.
Thierry Bréchet, économiste environnementale (UCLouvain): « Principalement une victoire morale »
Professeur d’économie environnementale à l’UCLouvain, Thierry Bréchet estime que le coup porté à Shell par sa condamnation est surtout rude pour son image de marque.
Un groupe pétrolier, Shell en l’occurrence, condamné en justice à réduire de 45% ses émissions de CO2 d’ici à 2030: c’est un grand jour pour l’avenir de la planète?
Je ne suis pas juriste, je raisonne en tant qu’économiste. Contraindre une firme privée à réduire ses émissions de CO2 ne me paraît pas très crédible dans un contexte d’économie de marché. La réduction des gaz à effet de serre s’inscrit dans le cadre d’une régulation qui relève de chaque Etat, voire de chaque Région. Je vois mal comment forcer une multinationale à se conformer aux Accords de Paris sur le climat qui restent des promesses d’engagement non contraignantes à l’échelon national, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un groupe industriel. Un accord n’est pas un protocole tel que celui de Kyoto signé en 1997 (NDLR: sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre). On se situe donc avant tout dans le registre de la victoire morale.
Si j’étais le PDG de Shell, j’aurais du mal à dormir en ce moment.
Faut-il dès lors y voir une victoire sans lendemain pour la cause du climat?
Je ne dis pas ça. L’impact de ce type de jugement sera important, singulièrement sur les actionnaires d’une firme condamnée pour pollution et qui pourraient de ce fait s’en détourner. Les retombées en termes d’image de marque sont réels. Le cours de l’action peut descendre et le signal délivré par la justice néerlandaise peut conduire le client à ne plus aller faire le plein à une station Shell. Une entreprise sociétalement dépréciée, c’est la pire des choses qui puisse lui arriver. C’est en cela que le jugement rendu par le tribunal de La Haye peut avoir une efficacité. Si j’étais le PDG de Shell, j’aurais du mal à dormir en ce moment.
Traîner en justice des géants de l’industrie pétrolière fait donc sens?
Les mobilisations citoyennes et les actions des ONG peuvent se comprendre à la lumière de ce concept à la mode qu’est le bien commun. Quand des entreprises comme Shell, Total, Engie ou d’autres encore nuisent à ce bien commun qu’est le climat, la prise de conscience qui s’opère les pousse à changer de business model, à bouger ou au moins à faire semblant de bouger quand c’est au travers d’un intense greenwashing (NDLR: procédé de marketing utilisé pour se donner une image de responsabilité écologique trompeuse). Donc ce contrepouvoir, cette contre-force, oui, ça compte.
Les jours de l’industrie pétrolière seraient-ils comptés?
Un parallèle peut être établi entre ce qui arrive aux pétroliers et ce qui s’est produit avec les cigarettiers. Les fabricants de tabac ont été attaqués par des actions au civil, ce qui a fini par instiller un mouvement qui a conduit à apposer des photos monstrueuses sur les paquets de cigarettes. La consommation de tabac n’a certes pas disparu mais on fume tout de même beaucoup moins aujourd’hui. Pour rester dans le registre de l’industrie pétrolière, le fait que Total soit épinglée pour ses accointances avec la junte birmane dissuade le consommateur de se rendre à ses stations-service. Quant au « dieselgate » qui a mené Volkswagen au bord du gouffre, si le constructeur automobile peut aujourd’hui bénéficier d’un effet rebond dans la vente de ses véhicules, le scandale aura tout de même été un clou dans le cercueil du diesel dont la fin est programmée.
On imagine que les groupes pétroliers n’ont pas fini de faire de la résistance…
Les multinationales sont des paquebots qui mettent beaucoup de temps à changer de cap. Les industries fossiles le font soit en prenant conscience que la fin du pétrole se profile de toute façon, soit sous une pression extérieure exercée par des citoyens, des ONG, des clients, voire les salariés ou les actionnaires, pression en faveur de l’arrêt de l’exploitation pétrolière et du passage aux énergies renouvelables.
Shell est-il bien avisé de déclarer vouloir faire appel de la décision rendue par le tribunal de La Haye?
Ce choix témoignera d’une vision passéiste, passera pour un combat d’arrière-garde. S’accrocher à cette énergie fossile qu’est le pétrole n’a pas de sens. On continuera encore à l’exploiter durant quinze ou vingt ans avant que ces grands groupes pétroliers ne finissent par connaître le même sort que les charbonnages wallons.
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