Pourquoi il faut sauver la biodiversité, partout et tout le temps
Tous les indicateurs le prouvent: la biodiversité est en crise. Dans un paysage toujours plus artificiel et marqué par la perte d’habitats naturels, les jardins peuvent, eux aussi, l’aider à se rétablir. Une question de survie, y compris pour l’humain.
» C’est la nourriture que nous mangeons, l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons – à la fois en termes de qualité et de quantité. Elle joue aussi un rôle dans la séquestration du carbone, dans l’atténuation du changement climatique. Sans biodiversité, il n’y a pas de vie. » Glissés dans une interview au média britannique Carbon Brief, ces quelques mots d’Elizabeth Maruma Mrema, secrétaire exécutive de la Convention sur la diversité biologique (CDB), résument la nécessité absolue de sauver les écosystèmes.
L’effondrement est indéniable. D’après la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), un million d’espèces seraient menacées à l’échelle mondiale, sur un total de huit millions. Seuls 23% d’entre elles et 16% des habitats naturels seraient dans un état favorable. Quelque 87% des zones humides auraient déjà disparu. L’indice Planète vivante du WWF acte pour sa part une baisse moyenne de 68% des populations de mammifères, oiseaux, poissons, amphibiens et reptiles par rapport à 1970. Quant à l’Europe, elle estime que les populations de ses 168 espèces d’oiseaux communs ont diminué de 10% entre 2000 et 2020. La plupart des courbes sont loin de s’inverser. Y compris dans notre environnement immédiat. Les raisons principales sont connues: changement d’affectation des terres et des océans, surexploitation forestière et agricole, réchauffement climatique, pollution et espèces exotiques envahissantes.
Il faut sortir de la philosophie de contrôle de la nature. Il y a moyen de consacrer bien plus de place à une biodiversité qui n’altère en rien notre confort.
En 2010, les 190 pays membres de la CDB avaient adopté les Objectifs d’Aichi, dans le cadre du Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020. A l’heure d’en dresser le bilan, il est apparu qu’aucune des vingt mesures listées n’avait été pleinement atteinte. Seules six d’entre elles étaient partiellement réalisées. Ces dernières concernaient les espèces exotiques envahissantes, la proportion d’aires protégées, l’accès aux ressources génétiques, l’adoption de politiques générales, l’amélioration des connaissances et la mobilisation de ressources financières. « Les objectifs généraux couvrent l’ensemble des enjeux: les surfaces, la bonne santé des écosystèmes, le partage équitable des ressources, la prise de conscience, énumère Grégory Mahy, professeur à la faculté Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège). Mais ce qui manque cruellement, c’est la quantification. En matière climatique, la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre peut se traduire dans des politiques concrètes. Au niveau de la biodiversité, les résultats à atteindre ne sont souvent ni quantifiables, ni contraignants. »
Climat et biodiversité, un lien évident
A l’automne dernier, l’actualité de la COP 26, dédiée au climat, a partiellement éclipsé la première partie de la COP 15, portant sur la diversité biologique. Les deux thématiques sont pourtant inextricablement liées et s’alimentent mutuellement. L’humanité ne gagnera pas la lutte contre le réchauffement climatique sans agir en faveur de la biodiversité, et vice versa. « Des écosystèmes diversifiés et en bonne santé contribuent substantiellement à la régulation climatique, souligne Grégory Mahy. Mais à la différence des réponses technologiques au défi climatique, celles qui concernent la biodiversité ne rapportent pas d’argent. Cela ne veut pas dire que la transition écologique ne soutient pas l’économie ; elle soutient une autre forme d’économie que celle actuelle. Cette éclipse émanant du système actuel, je pense qu’elle est voulue. »
La première partie de la COP 15, qui s’est tenue en octobre, a néanmoins permis d’aboutir à la déclaration de Kunming, signée par plus de cent pays. Celle-ci vise à définir un nouveau cadre mondial en faveur de la biodiversité pour l’après-2020, à finaliser lors de la seconde partie de l’événement, qui se tiendra en Chine du 25 avril au 8 mai prochains. Si ce cadre prévoit des objectifs chiffrés à atteindre pour les horizons 2030 et 2050, leur quantification exacte n’est pas encore validée. De son côté, l’Europe a déjà apporté sa pierre à l’édifice avec sa Stratégie en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030: elle y plaide, entre autres, pour une protection contraignante d’au moins 30% des superficies maritime et terrestre de l’Union, tout en réclamant des mesures pour lutter contre la perte de biodiversité en dehors de ces zones.
L’Europe est-elle en mesure de montrer l’exemple en matière de biodiversité? « Elle a clairement fait la différence par le passé, reconnaît Grégory Mahy. C’est au niveau européen que l’on a obtenu les premières législations fortes de protection des oiseaux, qui ont ensuite percolé au niveau national. Sans l’intervention de l’Europe, la Wallonie n’aurait jamais pu faire aboutir les programmes de restauration de milieux naturels. Il n’y aurait pas non plus de mesures agroenvironnementales fortes. Clairement, elle a donc des objectifs, des ambitions et des moyens. Mais comme la plupart des niveaux de pouvoir, elle a aussi sa propre schizophrénie: d’un côté, elle est capable de mettre en oeuvre une politique environnementale forte dotée de moyens importants. De l’autre, elle propose une PAC (NDLR: la Politique agricole commune) catastrophique à cet égard. Elle met en place des plans de relance dont l’objectif est d’accroître des points de PIB et de croissance, alors que ceux-ci ne peuvent qu’augmenter l’exploitation des ressources et des espaces. En résumé, elle met en oeuvre de gros moyens qui lui coûtent cher, pour réparer des dégâts causés par d’autres pans de sa politique. »
Des forêts primaires aux jardins
Logiquement, l’humanité n’enrayera pas l’effondrement de la biodiversité sans adopter rapidement des plans de sauvetage majeurs, des forêts primaires aux océans. Mais elle ne la sauvera pas non plus sans refaire de la place à la nature dans son environnement immédiat, partout où c’est possible. C’est ici que les mesures nationales, régionales et locales prennent tout leur sens. La Belgique offre un tableau contrasté. D’après les données d’Eurostat, elle affiche le deuxième meilleur taux de zones marines protégées en tant que Natura 2000 (38%) parmi les pays de l’Union européenne, derrière l’Allemagne (46%). En revanche, elle se place dans les dernières positions pour la proportion de zones terrestres protégées (12,7%, contre 18% en moyenne dans l’UE). Si le statut Natura 2000 ne couvre pas l’ensemble des sites protégés, ce chiffre illustre en partie la pression sur le territoire et la fragmentation des habitats naturels.
Il y a un maillage à créer afin d’augmenter la capacité du territoire à aider la biodiversité partout où c’est possible. Il n’y a pas de petites actions.
Cette pression s’explique notamment par la vaste superficie que le Belge consacre à son habitation. Toujours selon Eurostat, celui-ci occuperait en moyenne 124 m2, ce qui constitue la quatrième plus grande superficie de l’UE des Vingt-Sept (90,7 m2), derrière Chypre, le Luxembourg et l’Islande. Un chiffre encore plus grand si l’on y ajoute le terrain. Comme le montrent les données de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps), chaque Wallon consommait en moyenne 303 m2 au sol pour son habitat en 2021, jardin, cour ou garage inclus. La superficie résidentielle moyenne par habitant y a augmenté de 4,4% ces dix dernières années, avec toutefois de fortes disparités: 36 des 262 communes présentent une tendance à la densification, tandis que le desserrement s’accentue dans les autres, singulièrement au sud du sillon Sambre-et-Meuse.
Sachant que plus de trois Belges sur quatre posséderaient un jardin, l’addition de ces superficies constitue un apport potentiellement précieux pour la biodiversité. « Il faut évidemment reconstituer les structures écologiques principales, qui relèvent de politiques publiques volontaristes, poursuit Grégory Mahy. Mais il y a aussi un maillage à créer afin d’augmenter la capacité du territoire à aider la biodiversité partout où c’est possible. Vu la situation dans laquelle on est, il n’y a pas de petites actions, même si les seules initiatives individuelles ne suffiront pas. »
C’est ce rôle de soutien que l’opération « En mai, tonte à l’arrêt » entend promouvoir. A terme, il implique un changement de paradigme dans la manière de concevoir son jardin. « Il faut sortir de la philosophie de contrôle de la nature, accentuée par l’industrialisation, indique le professeur. En tant que botaniste, je comprends l’intérêt de vouloir un beau jardin. Mais il y a moyen de consacrer bien plus de place à une biodiversité qui ne nous ennuie pas du tout et n’altère en rien notre confort. La présence de pâquerettes, des lamiers et des véroniques dans ma pelouse ne change en rien ma vie d’utilisateur de mon jardin. » De même, il est rare d’utiliser l’intégralité de la superficie d’un jardin à des fins fonctionnelles. L’existence d’une zone de fauche tardive, temporaire ou permanente, fait donc plus que jamais sens.
Comme la lutte contre le réchauffement climatique, la crise de la biodiversité nécessite une action à tous les niveaux. L’inaction serait lourde de conséquences. Alimentaires, puisque environ 75% des récoltes mondiales de denrées dépendent des pollinisateurs, en déclin, comme le souligne l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Sanitaires, puisque 80% de nos médicaments seraient d’origine naturelle, mentionne l’Europe. Mais aussi économiques: d’après l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la destruction des services écosystémiques liée à la modification de l’occupation des sols aurait déjà causé une perte annuelle comprise entre 3 500 et 18 500 milliards d’euros de 1997 à 2011. La dégradation des sols aurait, elle, entraîné des pertes de 5 500 à 10 500 milliards d’euros par an.
Inversement, l’Europe, dans sa stratégie pour la biodiversité à l’horizon 2030, relève que chaque euro investi dans la protection des zones maritimes générerait un retour d’au moins trois euros. Les bénéfices des zones Natura 2000 existantes atteindraient pour leur part 200 à 300 milliards d’euros par an. Comme les inondations de juillet dernier l’ont rappelé, l’artificialisation croissante du territoire et l’appauvrissement des sols contribuent à aggraver les effets des épisodes climatiques extrême. Toutes les études confirment que la biodiversité constitue un indispensable levier d’adaptation au changement climatique.
Au-delà de l’évidente valeur intrinsèque de la nature, les raisons d’enrayer le déclin de la biodiversité rejoignent donc plus que jamais les considérations socio-économiques. Inévitablement, cette transition passera aussi par le retour de la nature dans les endroits où l’homme vit et travaille.
Quatre bonnes nouvelles pour la nature
Si l’attention des rapports en tous genres est légitimement axée sur le déclin persistant de la biodiversité, certains programmes de restauration ou de sauvegarde ont tout de même permis d’aboutir à des résultats positifs. Parmi ceux-ci:
? Entre 2000 et 2020, la proportion d’aires protégées est passée de 10 à 15% dans les zones terrestres et de 3 à 7% dans les zones marines, souligne la Convention sur la diversité biologique, dans un récent rapport. De même, « la protection des zones d’importance particulière pour la biodiversité […] a aussi augmenté de 29% à 43% pendant la même période », indique-t-il.
? Même si l’extinction d’espèces se poursuit à un rythme inquiétant, les mesures de conservation prises durant cette dernière décennie auraient permis de réduire de deux à quatre fois le nombre d’extinctions d’oiseaux et de mammifères à l’échelle mondiale.
? Bien que la déforestation reste, elle aussi, très préoccupante, sa cadence diminue depuis une trentaine d’années, souligne l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), dans son rapport 2020 sur la situation des forêts dans le monde. Leur superficie nette progresse sur trois continents: en Europe, en Asie et en Océanie.
? Après de nombreuses années de déclin, le nombre d’oiseaux communs commencerait à se stabiliser en Europe, observe Eurostat. Contrairement aux oiseaux des champs, les populations d’oiseaux des forêts auraient augmenté de 9% entre 2000 et 2019.
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