Carte blanche
Les conséquences désastreuses de la Novlangue
Toute langue est éminemment politique. Bien loin de nous servir en effet qu’à la seule communication, la langue médiatise ou forme, avant tout, le rapport que chacun d’entre nous entretien non seulement avec lui-même, mais aussi avec les autres, les choses, le Monde.
Sans elle, ces divers rapports (à soi, aux autres…) n’existeraient assurément pas. Tentez, par exemple, lecteurs, de réaliser cette expérience impossible : de parler de vous ou des autres sans en passer par la langue… Vous voyez ?…
Bref, contrairement à ce que prétendent certaines idéologies scientistes actuelles, ces rapports ne sont donc pas du tout spontanés, innés ou génétiques, mais le produit d’une formation langagière ou d’une foncière aliénation de chacun dans la langue. La question qui, dès lors, se pose est celle-ci : L’esprit1 de l’actuelle langue (politique) est-il ou non fidèle aux diverses expériences, privées ou collectives, heureuses ou malheureuses, vécues par chacun ?
Donnons un exemple. Si il n’y a pas si longtemps (1960-1980), l’esprit de la langue (écrite et parlée) dans lequel nous baignions, toutes et tous, et formions nos idées, pensées et actions était très imprégné par l’existence du Deux (L’Un se divise en Deux), soit le « marxisme » (« capitalisme », « lutte des classes », « antagonisme social », « exploitation », « révolution », « prolétariat », « bourgeoisie », « révolution culturelle », « idéologie », « aliénation marchande »…), force est de constater que cet esprit-là a subi, depuis lors, une forte épuration.
Et une épuration où cet esprit est devenu plutôt très épris de l’Un (Le Deux ou la division sociale se doit de se (re)fondre dans l’Un). L’esprit de la langue d’aujourd’hui est, on le sait, un esprit, fondamentalement, remanié par les mots et l’idéologie du management et ses spins doctors (« l’entreprise » perçue désormais comme une « famille », « la force de travail » comme un « capital humain », les déchirures sociales ou culturelles comme devant tendre vers une « cohésion sociale » ou une « société multiculturelle »…). Le poids du négatif politique y est donc outrageusement évacué. Cette langue managériale, c’est ce que nous appelons, reprenant Orwell à notre sauce, la Novlangue.
La Novlangue est une langue light, fondamentalement déconnectée de ces différents sols, fermes et solides, qui gouvernent toute existence humaine : tout d’abord, le manque-à-être qui pourvoit à notre ouverture aux autres, aux choses ou au Monde; ensuite, l’absence d’un rapport harmonieux ou la solitude foncière que nous endurons, corps et âme, dans cette ouverture – notre soif-à-jouir des autres ou des choses demeure inextinguible -; enfin la Mort qui est cet horizon permanent qui ne cesse d’accompagner, soutenir et de conférer un sens à notre vie – si la mort n’existait pas, cette vie, quoi que disent les imbéciles, nous la percevrions, assurément, comme folle ou insensée.
La Novlangue consiste ainsi : dans l’avoir plein ses armoires ou dans la frénésie consumériste en lieu et place donc de notre manque-à-être d’une part, et à nous donner, continuellement, à croire et en un rapport harmonieux de chacun au monde (Cohésion Sociale, Vivre-ensemble, Nation, Couple, Famille, Sport, Fêtes, Objets…) et à une Technique qui ne cesse de faire reculer la Mort d’autre part (Post-humanité…). D’où cet impératif catégorique que la Novlangue nous adresse, à toutes et à tous : Jouissez !… De quoi ?… Non seulement des marchandises, mais aussi et des autres (humains) et du Monde (nature) réduits à de purs moyens de jouissance (sexe, exploitation de l’homme ou de la nature, tourisme…).
En ce sens, et nous y reviendrons, toute « lutte pour le climat » est, assurément, vouée au ratage ou à l’impuissance si elle ne perçoit et ne s’attelle pas au renversement de cette Novlangue – Novlangue à l’oeuvre donc dans les divers ravages planétaires dont cette « lutte » ne cesse pas de se plaindre. Soyons honnêtes : les partisans actuels de cette « lutte », à écarter toute réelle interrogation, sérieuse et rigoureuse, sur la Novlangue – voire, tout bonnement, à la méconnaître -, participent, à leur insu, à la perpétration et perpétuation de ces ravages.
C’est qu’il n’est point du tout aisé de s’extirper de la Novlangue : Elle forme une quasi « nature ». Quasi, car contrairement à la Nature, elle se doit, elle, encore – en attendant d’éventuels exploits techno-scientifiques où elle pourrait enfin être inscrite dans nos gènes et ainsi nous machiner ou manoeuvrer ! -, de continuellement s’imposer ou de se rappeler à nous : école, éducation, télévision, radio, journaux, publicités… . Et nature, car la Novlangue en nous regardant, surveillant, parlant, bref en nous aliénant sans cesse, réussit non seulement à former nos opinions, goûts, désirs, craintes et haines, mais aussi, voire surtout à faire passer ces derniers comme nôtres. Big Brother, ce n’est assurément pas seulement l’oeil de la caméra de surveillance qui épie nos comportements (ce Big Brother là est en voie d’être dépassé !), c’est aussi cette simple et bête nouvelle, puisée aujourd’hui, par hasard, sur un site d’informations : « Préparez-vous au retour du soleil ! », c’est-à-dire préparez-vous à (re) jouir du soleil – où le soleil nous est donc offert comme un pur « instrument » de jouissance (bronzage, terrasse, barbecue, excursion…). En s’étant ainsi introduite dans nos corps, la Novlangue produit donc nos comportements. Ceux et celles qui (re) jouiront du soleil vous prétendront, bien entendu, être entièrement libres. Ils auront raison, puisque pour la Novlangue la liberté, c’est bel et bien l’esclavage ! Nous vivons effectivement au sein d’une époque où les esclaves, par la grâce donc de la Novlangue, se prennent désormais pour des maîtres. D’où la généralisation actuelle des « Moi, je…« , des « C’est mon choix ! » ou encore – chez les plus jeunes – « Il (le professeur) n’a rien à m’apprendre ! Pour qui se prend-il donc ? « . La Novlangue c’est donc aussi et l’éloge de l’analphabétisme/illettrisme : Moins les citoyens en savent, mieux Elle se porte; et l’occultation, voire la forclusion des rapports de pouvoir : Plus les citoyens se pensent être maîtres ou libres (dans l’esclavage donc), moins la Novlangue les craint.
Les conséquences de la Novlangue sont donc désastreuses, et pour les individus et pour la société.
Au niveau des individus, que voyons-nous encore ? Aujourd’hui, l’être humain triste, déprimé, ennuyé, souffrant, mélancolique, angoissé, solitaire, en burn-out ou encore figé par une perte douloureuse (deuil) est, immédiatement, perçu ou jugé – par les sentinelles de la Novlangue – comme un être réellement malade. Alors même que cet humain est au plus proche du vrai ou des sols, fermes et solides, de l’existence, donc réellement réveillé, il est ainsi culpabilisé et prié, au trot, de regagner le somnambulisme ambiant. Comme l’écrit, très pertinemment, M. Foessel à propos de la perte : « Le plus malheureux ne peut se figer dans la pierre car il vit dans une société où tout est devenu liquide et où le fait de s’attarder [par exemple] sur une perte est perçu comme une faiblesse. La consolation qu’il offre aux autres est faite d’une fidélité dont personne ne se sent plus capable. En retard sur tout, son destin est de témoigner en faveur de failles que les autres sont pressés d’oublier.« 2 D’autres humains, eux, du simple fait, par exemple, de lire des oeuvres littéraires – et non leurs textos ! – sont catalogués de marginaux, voire de fous. Ils gâcheraient leur temps, dit-on, à lire des « choses » (sic) « sans queue ni tête » au lieu de « profiter de la vie » – entendons : au lieu de consommer et festoyer comme toute le monde. Enfin d’autres humains, à l’heure de la dictature du positif (beauté, jeunesse, idéal minceur, top santé…) ont honte de leurs rides, de leur vieillesse, handicap, excès pondéral ou maladie, soit honte du négatif qui travaille ou qui pèse sur leur corps. Certains (handicapés, malades graves, vieux…) s’emmurent, du coup, chez eux; d’autres se liftent le visage ou mettent des anneaux à leur estomac… . Bref, on l’a compris : la Novlangue produit cette abjection : des êtres indignes de vivre.
Au niveau du monde social ou politico-médiatique. Reprenant Orwell (1984), Wikipédia remarque, très judicieusement, que la Novlangue est « une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées potentiellement subversives et à éviter toute formulation de critique de l’État, l’objectif ultime étant d’aller jusqu’à empêcher l' »idée » même de cette critique. » Et que voit-on, en effet ? Que la Novlangue politico-médiatique d’aujourd’hui se caractérise, principalement, par cette ignominie : la scotomisation de l’antagonisme social qui régit le Capitalisme. La Novlangue est assurément soeur du Capitalisme. « La lutte des classes » a ainsi cédé la place à « La lutte pour le climat ». Le marxisme s’est donc fait détrôné par le thunbergisme !… Le climat est ainsi devenu la victime, par excellence, de la production, irresponsable et effrénée, du (Techno-turbo)- Capitalisme. Or, contrairement à la lutte des classes, la lutte pour le climat – quoi qu’on dise – convient parfaitement au (Techno-turbo)- Capitalisme : elle ne vise en effet pas sa subversion, mais plutôt son perfectionnement. En d’autres mots, la lutte pour le climat intime le (Techno-turbo)- Capitalisme à exploiter de nouveaux champs de production. « La Révolution en marche », elle la perçoit ainsi non pas dans le renversement des conditions matérielles d’existence, exécrables et inhumaines, endurées, corps et âme, par des hommes, femmes et enfants, mais dans le foisonnement de trottinettes, de vélos, d’éoliennes ou encore dans la persécution des automobilistes ! Les rapports au climat (Malêtre dans la couche d’ozone…) ont donc supplantés les rapports sociaux (Malêtre dans la Société…). Bref, la lutte pour le climat rêve d’un Capitalisme écologique sur fond d’humains jetables.
Mais la Novlangue politico-médiatique, c’est aujourd’hui aussi ça : 1/ Tout en promouvant et défendant, mordicus, un « anti-racisme », le « respect des différences » ou une « société multiculturelle », elle ne se prive nullement de stigmatiser et d’interdire à des communautés culturelles et/ou religieuses certaines pratiques tels que « le port du voile » ou le rite du « sacrifice du mouton »; 2/ Tout en promouvant et défendant, mordicus, un « anti-sexisme » ou un « féminisme », elle ne se prive ni de conférer le statut de « marchandises » aux femmes (publicités…) ni de produire et encenser des clips musicaux où des femmes sont traités de « salopes » ni d’écarter leurs « différences » en les priant, voire en les sommant, de vivre « comme » les hommes (sport, infidélité…); 3/ tout en promouvant et défendant, mordicus, « la liberté d’expression », elle n’hésite pas une seconde à censurer les paroles ou à im-publier les textes « hérétiques » (contraires à sa préservation, à son idéologie ou à sa vision-du-monde); etc. .
Avec la Novlangue, nous avons donc « droit » à un « néo-eugénisme », « néo-hygiénisme », « néo-racisme », « néo-sexisme » et à une « néo-tyrannie ». Qui dit mieux ?
Vanhoolandt David
Ben Merieme Mohamed
Philosophes
1. Cf. Frédéric JOLY, La langue confisquée, Premier Parallèle, 2019.
2. Michaël Foessel, Le temps de la consolation, Seuil, L’ordre philosophique, 2015, pp. 220-221
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