Grands singes: Claudine André, une vie avec les bonobos (Récit)
Depuis vingt-cinq ans, Claudine André se consacre à la sauvegarde des bonobos. Au moment de céder à sa fille les rênes de ses deux sanctuaires congolais, la Belge se confie sur sa vie d’aventures et l’avenir de son combat.
« La mangue ne tombe jamais loin du manguier « , observe Claudine André d’une voix douce et posée. La protectrice des bonobos, Belge d’origine mais Africaine dans l’âme – elle vit au Congo depuis l’âge de 3 ans -, cite ce proverbe exotique quand on la questionne sur son passage de relais à sa fille. » Fanny a le même dynamisme, le même goût de l’aventure et la même passion pour la nature et la vie sauvage que moi. Ma fille gère depuis près de cinq ans déjà nos deux projets congolais, mais elle en assumera désormais sans moi le management. Je prends du recul, après vingt-cinq années consacrées à la sauvegarde de nos plus proches cousins. »
Je me sens proche de ces adeptes de la non-violence : j’arrive à obtenir beaucoup des autres sans jamais me mettre en colère.
Ouvert en 2002 à une heure et demie de route de Kinshasa, en périphérie sud de la capitale, le sanctuaire Lola ya bonobo ( » Le paradis des bonobos » en lingala) est une nurserie pour jeunes bonobos orphelins sauvés du commerce illégal d’animaux sauvages. Le refuge compte aussi trois enclos de sept, dix et quinze hectares où vivent, en semi-liberté, les primates devenus plus grands ou adultes. » Nous hébergeons actuellement 72 bonobos, indique Claudine André. Le président Félix Tshisekedi devait venir les voir en octobre dernier, visite finalement reportée. Mais nous n’avons pas tout perdu : la route qui mène au sanctuaire a été entièrement refaite en vue de ce déplacement officiel du chef de l’Etat ! » L’autre site des Amis des Bonobos au Congo (ABC), son association, est situé à neuf cent kilomètres de la capitale, dans le district de Basankusu, au nord-ouest du pays. Appelée Ekolo ya bonobo ( » Le pays des bonobos « ), cette réserve de faune communautaire, passée de 20 000 à 120 000 hectares, est une forêt marécageuse. Depuis 2009, les bonobos y sont réintroduits par petits groupes dans leur milieu naturel.
Gardes armés dans la réserve
» Vingt-cinq bonobos orphelins y ont été réimplantés et une quinzaine d’autres s’apprêtent à les rejoindre, signale Claudine André. Nous suivons les déplacements des primates rendus à la vie sauvage grâce aux caméras et aux colliers gps-gsm mis sur certains d’entre eux. Nous espérons assister prochainement à une scission en deux de ce grand groupe. Il renouerait ainsi avec le cycle du comportement naturel de ces animaux : les jeunes femelles doivent quitter le clan de leur père et de leurs frères pour éviter la consanguinité. Ce sera l’ultime challenge d’une réintroduction réussie des bonobos, processus lancé il y a dix ans. »
Chaque jour, des pirogues et radeaux remplis de cossettes de manioc défilent le long des berges de la réserve d’Ekolo. Leurs occupants observent les bonobos et reçoivent les explications des gardes. » De nouveaux écogardes ont été formés, explique Claudine André. Fonctionnaires de l’Institut congolais pour la conservation de la nature, ils ont le droit de porter une arme lors de leurs patrouilles. Il faut que l’ordre règne dans la forêt, où l’on trouve encore des indices de chasse. »
Comme les gorilles du Rwanda
La pérennité des projets est aujourd’hui assurée, selon Claudine André. Mais la jeune génération qui lui succède – sa fille et le mari de celle-ci, vétérinaire – a ses propres idées pour leur donner une nouvelle dimension. » Fanny voudrait nous rendre moins dépendants du soutien financier des donateurs. Nos réserves budgétaires sont limitées : elles permettent de payer pendant quelques mois seulement notre staff de plus de 70 personnes, les soins et la nourriture des bonobos. Chaque année, il faut se démener pour décrocher de nouveaux financements. Avoir plus de ressources propres donnerait l’assurance d’un revenu permanent. Cela passe par le développement de l’écotourisme, activité qui a déjà sauvé les gorilles du Rwanda. Donc, par l’aménagement d’écolodges confortables, d’où les visiteurs pourront découvrir la vie quotidienne d’un groupe de bonobos. »
Encore faut-il, estime-t-elle, que les touristes étrangers soient plus nombreux à se rendre au Congo. » Le souci est que le pays est perçu, en Occident, comme dangereux. On y fait l’amalgame entre l’est, où sévissent les groupes armés et le virus Ebola, et nos régions de l’ouest, très éloignées de ces provinces instables. Les années de tensions politiques électorales en RDC et la lourdeur de la procédure d’obtention des visas n’ont pas non plus favorisé la venue des visiteurs étrangers. »
Espèce en danger critique
» Nous recevons 30 000 visiteurs par an, dont 20 000 sont des élèves congolais venus de Kinshasa et alentours « , précise celle que beaucoup appellent » Maman Claudine « . » La préservation de l’espèce passe par l’éducation des populations, programme auquel nous consacrons 80 % de notre temps. Les enfants qui défilent ici apprennent à connaître et à respecter les bonobos, puis ils font la promotion de leur sauvegarde parmi leurs proches. De même, notre projet de réimplantation des primates est mis en place avec la collaboration des communautés villageoises locales, auxquelles nous fournissons un appui matériel socio-économique : bancs d’école, manuels scolaires, nouveau dispensaire, intrants pour leurs associations de pêcheurs et d’agriculteurs. »
La RDC est le seul pays du monde où l’on trouve des bonobos en liberté. Il en reste, selon la primatologue, entre 5 000 et 20 000, contre 100 000 en 1980. Leur population est difficile à évaluer : la plupart des groupes vivent au coeur de forêts pluviales peu accessibles, dans la cuvette centrale du pays, au sud de la courbe du fleuve Congo (parc de la Salonga, lac Tumba, réserve de la Lomako…). Selon le WWF, la population est en net recul depuis trente ans. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) estime que l’espèce est en danger critique : elle pourrait s’éteindre d’ici à trois générations de bonobos, soit septante ans tout au plus.
Victimes de pratiques magiques
En cause : la lenteur du cycle de reproduction des bonobos et les menaces croissantes qui pèsent sur l’espèce, dont la déforestation et le braconnage. Des trafiquants revendent des bébés orphelins à des parcs d’attractions asiatiques ou à de riches particuliers du Moyen-Orient. » Les bonobos restent aussi victimes de chasseurs qui alimentent les marchés de viande de brousse, constate Claudine André. Leur chair boucanée est prisée en ville, où l’on approvisionne les braconniers en cartouches en échange de viande. A ce péril s’ajoutent les pratiques magiques : une légende s’est propagée selon laquelle mettre un os de bonobo dans le bain d’un nouveau-né lui assurera plus tard une grande puissance sexuelle ! »
Les bonobos sont traqués par les braconniers, qui alimentent les marchés de viande de brousse et revendent les bébés orphelins à des particuliers.
Depuis juillet 2019, la majorité des bonobos orphelins recueillis au sanctuaire de Lola ya Bonobo proviennent de la province du Sankuru, limite sud du biotope de l’espèce, au centre du Congo. » Certains ont été mutilés, d’autres blessés par les coups de machette, ou par la corde à laquelle ils étaient attachés, témoigne Claudine André. Tous ont subi des traumatismes psychologiques : le spectacle du massacre de leur famille, la maltraitance, le transport en avion avec des militaires… Quand on les approche, ils se mordent jusqu’au sang, terrifiés à l’idée de ce que l’homme pourrait encore de leur faire subir. Heureusement, grâce aux soins prodigués par les mamans humaines de substitution du sanctuaire, très professionnelles, la résilience peut être rapide. Récemment, l’un de ces petits martyrisés a accepté de rester sur les genoux de sa nouvelle mère trois jours seulement après qu’elle l’ait pris en charge. » Une autre menace plane au sein même des refuges : les maladies infectieuses contagieuses transmises par l’homme. » Une épidémie saisonnière de grippe sévit depuis deux mois au Congo et elle pourrait décimer nos bonobos, craint la primatologue. Pour prévenir ce risque, j’ai exigé que tous les visiteurs du sanctuaire soient soumis à une prise de température. Même péril si l’épidémie actuelle de coronavirus se répand en Afrique. »
Fascinée par leur regard
Les deux sites fondés par Claudine André accueillent régulièrement des scientifiques qui y poursuivent des études éthologiques sur le dernier des grands singes à avoir été découvert (le bonobo a été décrit pour la première fois en 1929 comme une espèce spécifique grâce à des crânes conservés par l’actuel musée de l’Afrique centrale, à Tervuren). Très proche de l’homme, avec un ADN identique à 98,7 %, le bonobo nous ressemble à bien des égards. Pour se plaindre, un jeune prend un air de gosse boudeur. Lors de leurs jeux, les bonobos rient aux éclats. Au cours d’un rapport sexuel, la femelle peut pousser de petits cris de plaisir… Le sexy chimp, comme on l’appelle, a tout ce que nous avons de meilleur : l’empathie naturelle envers ses congénères, le souci de la collectivité, le soin maternel, le sexe comme langage de résolution des conflits. » J’ai toujours été fascinée par son regard, confie la primatologue. Le bonobo vous scrute au fond des yeux, comme s’il cherchait à voir votre âme. Rien de tel chez le chimpanzé, qui évite votre regard, ou chez le gorille, qui peut se fâcher si vous le fixez des yeux. »
Publiée en novembre 2017 dans la revue Scientific Reports, une étude américaine réalisée sur les bonobos hébergés au refuge de Claudine André révèle que le bonobo est altruiste, même avec les étrangers : il partage sa nourriture avec un congénère inconnu ou l’aide à en obtenir, même si ce dernier n’a pas demandé d’aide. Le chimpanzé, lui, est individualiste : quand il a trouvé un aliment qui lui plaît, il se tait et le mange seul dans son coin. Le chimpanzé et le bonobo sont difficiles à distinguer physiquement, si ce n’est que le second est plus petit et plus svelte que le premier. En 2018, des chercheurs britanniques ont révélé que les deux » cousins » sont capables de se comprendre et utilisent les mêmes gestes pour communiquer.
Une société matriarcale
La société des bonobos est matriarcale : les femelles dirigent le groupe, décident de la répartition de la nourriture, laissant le mâle alpha parader, se donner l’air important. Les bonobos consomment essentiellement des fruits mûrs, mais aussi des feuilles, fleurs, graines, invertébrés. Alors que les chimpanzés se font la guerre entre tribus et se battent entre eux pour s’assurer une position dans la hiérarchie du groupe, les bonobos sont les hippies de la forêt : attentifs à promouvoir la cohésion sociale, ils prennent le temps de s’occuper des autres. Ils réconfortent un compagnon battu dans une bagarre en l’embrassant, le caressant, le prenant dans leurs bras. » Je me sens proche de ces adeptes de la non-violence, sourit Claudine André : j’arrive à obtenir beaucoup des autres sans jamais me mettre en colère ! »
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