Franchir le « points de basculement », le cauchemar climatique
C’est la priorité affichée de la COP26 à Glasgow: arriver à des engagements permettant d’espérer encore limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Mais plus qu’un chiffre totémique, ce qui empêche de dormir un nombre croissant de spécialistes c’est le franchissement de « points de basculement », suivi de réactions en chaîne bouleversant notre planète.
« Les points de basculement climatiques changent la donne et sont une menace existentielle », explique Tim Lenton de l’université britannique d’Exeter, un des experts mondiaux du sujet. « Et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter de les franchir. »
– Basculement ? –
Le climat de la Terre est un système complexe de phénomènes interconnectés et potentiellement instables. A l’image de quelqu’un se balançant sur une chaise… jusqu’à tomber à la renverse.
« Un seuil critique au delà duquel un système se réorganise, souvent brutalement et/ou de manière irréversible », selon la définition du Groupe d’experts climat de l’ONU (Giec).
« Nous avons déjà connu un certain nombre de points de basculement, pour les coraux ou les glaces polaires, et d’autres sont probables à court terme vu les projections de réchauffement », avertissaient-ils dans un projet de rapport à paraître début 2022 et obtenu par l’AFP.
– ‘Oh merde !’ –
Hans Joachim Schellnhuber, fondateur de l’Institut de recherche sur l’impact climatique de Potsdam (PIK) est un des premiers scientifiques à avoir analysé le phénomène. Il y a une quinzaine d’années, les pièces du puzzle se sont mises en place dans son esprit: « C’était comme se dire, Oh merde! »
« J’ai réalisé que la machinerie planétaire – les moussons, la circulation océanique, le jet stream, les grands écosystèmes – est pleine de systèmes non-linéaires. C’est ce qui fait qu’il y a tant de points de non-retour (…) C’est comme déboucher une bouteille, et nous les débouchons les unes après les autres ».
Ainsi, les barrières de glace de l’Antarctique, prolongement des glaciers sur l’océan, sont fragilisées par le réchauffement. Si elles cèdent, d’immenses glaciers pourraient être précipités dans l’eau, faisant monter de plusieurs mètres le niveau des mers.
Dans l’Arctique, le « permafrost », sol gelé en permanence, dégèle. Et pourrait à terme relâcher dans l’atmosphère les milliards de tonnes de CO2 qui y sont pour l’instant stockées. Autre puits de carbone menacé par le réchauffement, la foret tropicale. L’Amazonie brésilienne est ainsi devenue récemment émettrice nette de CO2.
– Combien ? –
Les experts ont identifié une quinzaine de points de basculement importants. Certains concernent une région, d’autres la planète entière. Mais tous sont interconnectés.
Les plus immédiatement menacées sont les barrières de corail, qui abritent un quart de la vie des océans pour moins d’1% de leur surface; les calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique occidental; les glaciers alpins; la banquise arctique d’été et, désormais, la forêt amazonienne.
D’autres systèmes semblent mieux résister, comme les courants océaniques qui régulent la chaleur terrestre ou le « jet-stream » arctique, vents d’altitude qui délimitent les masses d’air chaudes subtropicales et l’air polaire, avec d’importantes conséquences météo. Ou encore le régime des moussons de l’océan indien et le phénomène El Nino.
Le plus résistant serait la calotte glaciaire de l’Antarctique oriental, qui contient de quoi faire monter le niveau des mers de… 56 mètres !
– Prédiction difficile –
Les modélisations climatologiques actuelles, centrées sur les évolutions de long terme, peinent à déterminer ces points de rupture, comme leurs conséquences, compliquant la prise en compte du phénomène.
Mais « ce n’est pas parce que les points de basculement sont difficiles à prédire qu’il faut les ignorer », insiste Tim Lenton.
Dans son dernier rapport publié début août, le Giec s’est d’ailleurs penché plus qu’avant sur la question, avertissant que « des points de basculement dans le système climatique ne peuvent être exclus ».
– Conséquences en cascade –
Leur franchissement risque en outre de déclencher des réactions en chaîne.
C’est la fonte de la calotte groenlandaise qui est ainsi considérée comme la cause du ralentissement de la « circulation méridienne de retournement atlantique » (AMOC), système complexe de courants océaniques qui permettent de réguler la chaleur entre les tropiques et l’hémisphère nord.
Une tendance qui va « très probablement » se poursuivre pendant tout le siècle, selon le Giec, qui estime même que l’AMOC pourrait complètement s’arrêter, entraînant des hivers plus durs en Europe et une perturbation des moussons en Afrique et en Asie.
– Limite planétaire –
C’est même tout le système climatique qui « pourrait basculer dans un état de chaleur permanente » écrit le Giec.
Il y a trois millions d’années, la dernière fois que l’atmosphère terrestre a contenu autant de CO2, la température était supérieure d’au moins trois degrés à celle d’aujourd’hui. Et le niveau de la mer plus haut de 5 à 25 mètres.
« Une combinaison d’émissions non maîtrisée, des rejets de gaz à effet de serre par la fonte du permafrost et par les forêts si la capture carbone s’inverse, pourrait nous mettre sur une trajectoire similaire dans à peine plus d’un siècle, » explique Jan Zalasiewicz, professeur de paléobiologie à l’université de Leicester.
Limiter le réchauffement n’est donc « pas un choix de société ou économique, c’est une limite planétaire, » avertit Johan Rockstrom, directeur du PIK. « Si le système terrestre passe d’auto-refroidissant, ce qu’il est encore, à auto-chauffant, nous perdrons le contrôle ».
– Coûts –
Pour l’instant le coût économique des points de basculement n’est pas pris en compte dans l’évaluation des risques liés au changement climatique. Mais certains souhaitent qu’il le soit, comme Gernot Wagner, économiste du climat à la New York University. Pour lui, le « coût social du carbone », valeur monétaire des dommages causés par l’émission d’une tonne de CO2, devrait être augmenté d’au moins 25% pour prendre en compte le potentiel des basculements à venir.
– Espoirs –
Certains veulent croire que ce concept de rupture pourra se traduire de façon plus positive dans la lutte contre la crise climatique. Ce que les chercheurs appellent « point de bascule sociologique », quand un mouvement social et/ou économique devient irréversible.
De la baisse du prix des énergies renouvelables ou des véhicules électriques à la prise de conscience de l’urgence climatique illustrée par le mouvement mondial des jeunes et son égérie Greta Thunberg, ils espèrent que le basculement se fasse alors… dans le bon sens.
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