Aviation: un ciel plus vert, une question de survie
Le secteur de l’aviation est sinistré. Pour survivre, il devra se réinventer et changer d’image. Les avions, les moteurs, les carburants, les trajectoires: tout est déjà repensé. Mais il faudra encore beaucoup d’argent et de temps avant que l’aviation propre ne décolle. Check-list.
Une enquête menée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Bien avant l’indépendance de la Slovénie, en 1991, Ivo Boscarol construisait déjà des petites machines volantes. En Yougoslavie, sa passion pour l’aviation était illégale. Il attendait donc que la journée finisse sur la base aérienne de sa région, et que les soldats quittent les lieux, pour entrer dans l’enceinte militaire et faire décoller ses drôles d’engins. Certains avaient des ailes triangulaires. Dans la nuit qui tombait, les voisins murmuraient: « On dirait des chauves-souris. »
Zéro émission
Aujourd’hui, Ivo Boscarol est encore un précurseur. Le 10 juin, Pipistrel (du latin pipistrellus, « chauve-souris »), sa PME spécialisée dans la construction de petits avions, a ouvert une page d’histoire en faisant homologuer un premier appareil électrique par l’Agence européenne de la sécurité aérienne. Le Velis Electro, un biplace à hélice, est destiné à la formation des pilotes. Il peut voler une heure, à 185 km/h. Zéro émission. Et peu de bruit: un ronronnement de ventilateur.
Un premier Velis Electro a été livré cet été aux Suisses d’AlpinAirPlanes, qui en ont acquis quatorze, et plus de 120 commandes ont déjà été enregistrées. Depuis l’aéroport d’Ajdovscina, dans l’ouest de la Slovénie, où se trouve le siège principal de Pipistrel, Ivo Boscarol nous martèle son credo: « L’avenir des avions, petits et grands, ce sont les modes de propulsion propres. Nous maîtrisons la technologie électrique, mais encore faut-il que l’électricité soit produite à partir de sources renouvelables… L’électrique est aussi très économique: une heure de vol du Velis Electro coûte 0,9 euro, contre 18 euros pour un avion conventionnel similaire. »
De grands avions électriques? Très rares sont ceux qui y croient. « Un Boeing 787 qui traverse l’Atlantique, c’est 300 tonnes, dont cent de carburant, précise Alain Mathuren, le directeur de la communication de FuelsEurope, le lobby européen des raffineurs de pétrole. Pour le même trajet, il lui faudrait 2.000 tonnes de batteries électriques… » Ivo Boscarol le sait. Il n’en démord pas pour autant: « Le transport aérien régional deviendra décarboné, il n’émettra plus de CO2 d’ici à 2040. » Et lui-même compte bien être de l’aventure: « Pipistrel étudie actuellement le développement d’un avion de dix-neuf places alimenté par des piles à hydrogène, qui s’appellera Miniliner ou Microfeeder. »
Nous maîtrisons la technologie électrique, mais encore faut-il que l’électricité soit produite à partir de sources renouvelables…
A quelque 1.200 kilomètres à l’ouest d’Ajdovscina, d’autres ingénieurs rêvent de la même chose, mais à une autre échelle. A Toulouse, le personnel d’Airbus fait grise mine depuis l’annonce, fin juin, d’un plan de restructuration prévoyant la suppression de 15.000 emplois sur 135.000. Le groupe Airbus, premier constructeur d’avions du monde, est presque à terre, victime du coronavirus. Ses cadences de production ont été ralenties de 40%. Il a pourtant remis les gaz, avec un nouveau cap: le zéro émission. Fin septembre, Guillaume Faury, son CEO, a annoncé que la conception d’avions décarbonés à hydrogène constituait dorénavant un « axe stratégique prioritaire » pour ses équipes. Objectif: que ces avions – dont un gros moyen-courrier à réaction – entrent en service commercial dès 2035. Nathalie Errard, la cheffe du bureau européen d’Airbus, à Bruxelles, lâche: « Voler, c’est depuis toujours se battre contre le poids, la consommation, la pollution. Maintenant, il faut aller plus vite plus loin, mais c’est ça, l’esprit pionnier de l’aviation! »
« Honte de prendre l’avion »
Le monde de l’aviation a donc compris. Il avait saisi, dit-on, depuis la COP-21, à Paris, en 2015. Mais personne, hors initiés, n’a réalisé qu’il avait compris. Et le désamour a crû. En Suède, où il est d’abord apparu, ce désamour porte un nom: flygskam, traduit en français par « honte de prendre l’avion ». Ses effets n’ont pas tardé: au cours du premier semestre 2019, le trafic aérien intérieur suédois a perdu 8,7% de ses passagers par rapport à 2018, et le trafic aérien total 3,8%…
Partout, jugée polluante, l’aviation a été montrée du doigt. La Belgique n’a pas échappé au phénomène. Dans Le Soir du 13 mai dernier, Adélaïde Charlier et Anuna De Wever, de Youth for Climate, ainsi que les économistes Etienne de Callataÿ, Cédric Chevalier et Thibault de La Motte publiaient une carte blanche intitulée: « L’aviation de masse est incompatible avec la vie sur Terre. Un autre voyage existentiel est possible. » Le 7 septembre, Cédric Chevalier développait en solo le texte de cette carte blanche dans une étude publiée par Etopia, le centre de recherche proche d’Ecolo, sous le titre: « Relancer l’aviation de masse est-il un crime d’Etat contre l’humanité? » De toute évidence, l’été n’avait pas calmé les esprits.
Les patrons du secteur de l’aviation, bien que K.O. debout en raison de la pandémie, entendent bien la critique. D’autant qu’ils ont eux-mêmes toujours été obsédés par la nécessité de réduire la consommation de leurs avions, et donc de facto leurs émissions de CO2. Il faut savoir que le fuel représente environ un tiers des dépenses d’une compagnie aérienne. « Ceux qui nous critiquent ont en partie raison, relève Etienne Davignon, le père de Brussels Airlines. Prendre l’avion de Bruxelles à Paris, ça n’a pas de sens. Et ça n’a pas de sens non plus économiquement. L’ennui, c’est que la critique devient tout de suite une doctrine. Alors qu’on peut combiner l’avantage écologique et le bon sens… » Et il ajoute: « Si Brussels Airlines a des vols entre Bruxelles et Paris, c’est pour les passagers qui vont en Afrique, ou qui viennent d’Afrique, et qui ne veulent pas se coltiner avec quarante kilos dans un train… »
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Relance et décarbonation
Alors, faut-il relancer l' »aviation de masse »? L’immense majorité des compagnies aériennes sont en faillite virtuelle. Les gouvernements ont volé à leur secours, pour sauver l’emploi direct et indirect – et/ou l’incarnation ailée du prestige national… -, mais en posant peu ou prou des conditions « environnementales ». « Il n’y a pas de contradiction entre la relance post-Covid et la décarbonation de l’aviation, estime Vincent De Vroey, le directeur Aviation civile d’ASD, le lobby européen des industries aérienne, spatiale et de défense. Simplement, il faut prendre des mesures intelligentes. Réduire l’aviation, ce serait réduire l’économie, les emplois, et aussi la liberté des gens. Il faut plutôt exiger des compagnies, en échange des aides publiques, qu’elles achètent de nouveaux avions, ce qui amènera une baisse de 20% des émissions de CO2. »
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Nathalie Errard (Airbus) abonde dans son sens: « Il faudrait, en Europe, une prime à la casse pour les avions de plus de quinze ans. Cela aurait aussi pour effet de garder des gens au travail. Il y a, par ailleurs, un problème de financement de l’innovation, et c’est là que l’Europe a une autre responsabilité. L’UE veut un développement vert, c’est tant mieux. Et elle a un avionneur qui est, lui aussi, ambitieux dans le domaine du transport décarboné. Dans dix ou quinze ans, la Chine va casser le duopole Airbus-Boeing, et il pourra alors se passer d’autres choses… »
Le secteur évalue à douze milliards d’euros minimum la somme qui devrait être investie, en Europe, ces dix prochaines années, dans la recherche sur l’aviation propre. L’UE, et les autorités publiques en général, pourraient par exemple davantage financer la recherche sur… l’hydrogène. Celui-ci pèse trois fois moins que le kérosène, mais est quatre fois plus volumineux. Problème! On compte, du reste, plusieurs sortes d’hydrogène. Or, n’est réellement « vert » que celui qui est produit à partir des excédents d’électricité renouvelable. Encore faut-il en disposer.
Au demeurant, tout le monde n’est pas aussi convaincu qu’Airbus. L’hydrogène? Sean Newsum, le directeur de la stratégie de durabilité chez Boeing, nous éclaire: « L’utilisation de l’hydrogène vert comme carburant est une piste prometteuse mais elle demandera du temps et des investissements importants. Il faudra développer la technologie de propulsion et tout ce qui va avec: le système pour les avions, l’infrastructure pour la production, le stockage, la manutention, la fourniture de cet hydrogène, etc. Nous ne pouvons pas compter sur cette seule solution. A court terme, nous continuerons donc à travailler, en partenariat avec l’ensemble du secteur, pour déployer des carburants durables. »
Il est très important de bien réfléchir à l’intermodalité.
Rolls-Royce, dont les moteurs équipent grosso modo la moitié des avions commerciaux du monde, est en passe de licencier un cinquième de son personnel, soit 10.000 personnes. Non loin du rond-point Schuman, Antoine Féral, le chef du bureau bruxellois du motoriste, nous reçoit dans de vastes locaux vides – plus personne ne vient à Bruxelles. Il insiste sur la nécessité d’une approche collective: « Nous, nous faisons de la recherche dans diverses directions, sur de nouveaux matériaux pour alléger nos moteurs, sur l’efficacité énergétique, sur des solutions électriques, sur des hybrides, sur de nouvelles configurations, etc. Et nous testons tout pour nos moteurs: les déchets municipaux, alimentaires, etc. Il faut tout tester! Mais les avionneurs, les motoristes, les aéroports, les compagnies: nous devons penser ensemble. »
Dans cette frénésie de créativité, les raffineurs de pétrole ne sont pas en reste. « Aujourd’hui, déplore Alain Mathuren, c’est tout un mode de transport qui est rejeté, et on se replie sur soi… L’hydrogène est l’un des carburants les plus instables. Nous allons trouver d’autres solutions. Il faut une alternative au carburant à base fossile qui n’émette pas de CO2. Mais, pour l’aviation, il faut garder du carburant liquide. On compte une vingtaine de projets de ce type en Europe, certains très avancés. Il y a aussi des carburants bas carbone ou qui contiennent une partie de renouvelable. Leur avantage à tous, c’est qu’ils feront encore tourner des moteurs thermiques. Mais, bien sûr, il conviendra de mettre en place des mécanismes pour faire baisser les coûts. »
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« Ciel unique européen »
L’aviation, ce n’est cependant pas que les avions, leurs moteurs et leurs carburants. C’est aussi leurs procédures de vol. Les avions attendent souvent longtemps avant de décoller ou d’atterrir. On sait moins qu’ils ne volent jamais en ligne droite, en raison des règles en vigueur, ou pour éviter des routes plus chères en matière de redevances. Ces aberrations ont un coût: plus 10% en consommation, plus 10% en émissions de CO2!
Face à cette gabegie, la Commission européenne a relancé fin septembre son projet de « Ciel unique européen ». L’idée remonte à… 2004 ! Si elle ne s’est jamais concrétisée, c’est à la fois en raison de guéguerres de souveraineté picrocholines et de conflits de gros sous. Le plus sérieusement du monde, la Commission explique : « Une des raisons du blocage des discussions était le désaccord entre le Royaume-Uni et l’Espagne au sujet du statut de l’aéroport de Gibraltar. Depuis le Brexit, cet obstacle n’existe plus ».
On le voit: l’aviation « verte » n’est pas pour demain. Et le coronavirus n’a certes pas rendu la transition plus facile. Le secteur est à présent sinistré. Selon les derniers chiffres de l’Association internationale du transport aérien – qui regroupe 290 compagnies – , le trafic total en 2020 ne devrait pas dépasser un tiers de celui de 2019. Comment croire, dans ces conditions, que les compagnies se rueront pour commander de nouveaux avions plus propres?
« Plus personne ne fait de l’argent, confirme Etienne Davignon. Les compagnies chinoises font de l’argent parce qu’elles peuvent aller casser le marché où elles veulent: c’est l’Etat qui paie. Les compagnies du Golfe? Elles, on ne sait pas ce que leur coûte le kérosène. Si elles gagnent de l’argent, c’est bien, et si elles n’en gagnent pas, c’est bien aussi… En Europe, à la fin, à côté des grandes low-cost, il restera Air France, Lufthansa et British Airways. Qui voudra, en effet, investir dans l’aviation? Vous savez comment on devient millionnaire? En étant milliardaire et en achetant une compagnie aérienne… »
Haro sur l’aviation? Les chiffres varient, mais selon les estimations les plus critiques, celles de Greenpeace par exemple, « l’industrie aéronautique représentait (avant le coronavirus) 3% des émissions de gaz à effet de serre, mais son impact climatique était deux à quatre fois plus élevé que ces seules émissions ». L’aviation avance qu’il y a pire qu’elle, et qu’elle a déjà consenti de gros efforts. Nathalie Errard (Airbus) lance: « Internet, par exemple, produit énormément de CO2. On ne le dit jamais. Pourquoi? »
En toute hypothèse, le secteur va devoir sortir de son hébétement et s’expliquer. Comment contrer le désamour? Kim Daenen, la porte-parole de Brussels Airlines, répond sans hésiter: « Il faut informer, être transparent. A Brussels Airlines, nous faisons beaucoup pour réduire notre empreinte écologique, et nous avons des ambitions pour le futur. Mais nous devons communiquer davantage! L’intermodalité est très importante. A l’échelle mondiale, 80% des émissions de l’aérien proviennent des vols de plus de 1.500 kilomètres, pour lesquels il n’y a pas d’alternative. Mais, ici, en Europe, il est très important de réfléchir à l’intermodalité. Pour les petites distances, il faut prendre le train: ce sont les compagnies aériennes qui doivent défendre cette idée. Il n’y a pas de gêne, il faut en parler. »
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