Voter à distance? En Belgique, c’est « non merci »
Tricheries! Manipulations! Donald Trump dézingue le vote postal. La Belgique s’épargne ce genre de polémique en ne jurant que par le passage obligatoire par l’isoloir et le vote entouré du plus grand secret.
Il ne décolère pas, refuse de se rendre, persiste et signe contre vents et marées: on lui vole sa présidence, le crime est signé, l’instrument de sa perte a été frauduleusement mobilisé. Maudit soit le vote postal. Boîtes aux lettres dévalisées, bulletins falsifiés ou antidatés, envois suspects: Donald Trump balance. Sans preuves tangibles jusqu’à ce jour. Sans non plus mettre le doigt sur ce qui saute pourtant aux yeux: l’ombre d’un sacré doute sur le secret du vote. Pandémie de Covid-19 aidant, la formule du vote anticipé par correspondance a cartonné lors du scrutin présidentiel américain. Par dizaines de millions, électeurs et électrices US ont préféré le courrier à l’isoloir. Ont fait le choix de voter depuis un lieu non encadré, hors surveillance d’agents électoraux.
La Commission de Venise: « Le vote par correspondance ne doit pas être encouragé ».
Que l’on ait rempli son bulletin en famille, entre amis, sous la dictée du parti, sous la menace voire contre paiement, ne chiffonne pas outre-mesure la-plus-grande-démocratie-au-monde. On y revendique cette liberté prise avec ce qui est un incontournable de notre système électoral: tout suffrage ne s’accorde que dans la stricte intimité d’un isoloir, ne se dépose qu’en personne dans l’urne, en présence de témoins qui pourront certifier que l’électeur ou l’électrice, et lui seul ou elle seule, a voté. Confidentialité de rigueur tout au long de l’acte de voter. Pas d’étalement du calendrier électoral mais un scrutin concentré le temps d’un dimanche. Chez nous, le passage obligé par les urnes représente un bref mais grand moment de solitude.
Le rituel est immuable, il coule de source. « En Belgique, le secret du vote ne fait pas débat, la règle est entrée dans les moeurs et nous paraît naturelle », selon le philosophe et politologue Vincent de Coorebyter (ULB) (1). Non pas que la chose allait de soi mais elle s’impose rapidement: « La Belgique a été la première à introduire des garanties strictes, qui n’existaient pas encore ailleurs. Si elle l’a fait, c’est d’ailleurs pour réagir contre des fraudes et des pressions qui avaient fleuri avec excès: le bien est né en Belgique de l’excès du mal », a écrit l’historien Jean Stengers (ULB) (2). C’est qu’au XIXe siècle, le pays s’illustre tristement par une nette propension aux tripatouillages à chaque élection. « On rédigeait le bulletin de vote pour l’électeur et on veillait, en ne le perdant jamais de vue, à ce que ce soit le « bon » bulletin qu’il remette. Le curé surveillait ses ouailles, le propriétaire foncier surveillait ses fermiers, les agents électoraux surveillaient tout le monde. Il était facile de vérifier si un électeur avait voté comme il avait promis de le faire (et cela éventuellement, dans certains cas, contre paiement), puisque l’on pouvait soit reconnaître son écriture, soit reconnaître la marque convenue qu’il avait apposée sur son bulletin ; les « bulletins marqués » étaient une des plaies du système. » Bonjour les contestations et le déluge de recours aux tribunaux.
Vote à distance, vote sous influence
Fin de la récré en 1877, lorsqu’une loi serre les boulons et colmate les brèches de l’intégrité du suffrage. Désormais, le bulletin de vote sera un papier imprimé, porteur des noms des candidats et ne sera remis à l’électeur qu’au bureau de vote même ; l’électeur formulera son vote par une marque impersonnelle, donc non reconnaissable, une croix d’abord puis une case à noircir ; et c’est en se retirant dans un isoloir qu’il apposera sa marque. Le votant peut enfin compter sur un abri sûr pour renier en toute impunité un engagement pris sous la contrainte ou se libérer d’une promesse sans craindre de représailles. Innovation radicale, « contribution décisive à l’assainissement des moeurs politiques », dixit Jean Stengers.
La Belgique fait donc du secret un must absolu du devoir électoral et se dote d’un solide rempart contre des pressions morales ou financières exercées sur des personnes vulnérables, dans le besoin ou simplement influençables. « Ce qui frappe dans les dispositions adoptées en 1877, c’est le cumul des secrets: chaque bulletin vierge est identique à tous les autres, chaque marque de la volonté de l’électeur est identique à toutes les autres, et chaque geste électoral s’opère dans la solitude et à l’abri des regards. Le secret du vote, en Belgique, deviendra crucial à l’époque des partis de masse, quand nos fameux « piliers » – Eglise, parti, syndicat, etc. – domineront la vie politique et distribueront des consignes de vote à leurs membres: le secret du vote a permis aux dissidents ou aux hésitants de s’émanciper discrètement des consignes« , relève encore Vincent de Coorebyter.
Pas de place dans ce dispositif antifraude pour un vote à distance jugé incompatible avec le culte du secret. Francis Delpérée, constitutionnaliste (UCLouvain), ex-sénateur puis député CDH, s’en félicite: « Je reste farouchement hostile au vote par correspondance. Un vote à domicile ne garantit aucun secret, il peut être exprimé sur un coin de table de cuisine, dans l’officine d’un parti. La liberté de choix de l’électeur peut s’en trouver gravement compromise. » L’ancien parlementaire reste sous le choc de ce qu’un scrutin présidentiel aux Etats-Unis peut autoriser: « J’ai été stupéfait d’entendre sur un plateau de télévision une représentante du Parti démocrate en Belgique déclarer le plus normalement du monde s’être rendue à deux reprises chez une électrice de 97 ans pour l’aider à voter. »
Pas de ça chez nous. On y a écarté la prise de risque d’un vote sous influence. Dans le droit fil, d’ailleurs, des appels à la prudence lancés par la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise. Son Code de bonne conduite électorale ne vante pas la recette: « Le vote par correspondance est le mode de vote qui offre le moins de garanties (notamment au regard du secret du vote et du risque accru de « vote familial ») et qui, pour cette raison, ne doit pas être encouragé. Il ne doit être admis que si le service postal est sûr et fiable, c’est-à-dire à l’abri des manipulations volontaires ; la fraude et l’intimidation ne doivent pas être possibles. »
Hors de contrôle
La formule plaît pourtant, quoiqu’avec plus ou moins d’intensité. Allemagne, Espagne, Suisse, Irlande: la Belgique n’est pas près d’intégrer le noyau des pays occidentaux acquis au vote à distance non surveillé et sans restrictions. Elle ne s’est autorisée qu’une exception, au bénéfice des Belges résidant à l’étranger, admis depuis le début des années 2000 à user du vote par correspondance. Non sans hésitations et non sans que le Conseil d’Etat ait calé net: c’est le secret des votes garanti par la Constitution qui est mis à mal, les conditions de confidentialité élémentaires ne sont plus remplies, « nulle autorité publique ne serait en mesure d’attester que le vote a été émis personnellement par l’électeur, ni que ce vote a été exprimé sans contrainte ».
C’était là mettre le doigt sur la plaie. Jean-Benoit Pilet (ULB), politologue, ne cache pas les côtés délicats du procédé. « Dès que l’on passe dans une formule de vote à distance, on perd la maîtrise sur le lieu du vote, sur son caractère secret, sur sa traçabilité. Raison pour laquelle ce type de vote exige des garanties bien plus complexes à mettre en oeuvre, un monitoring capable d’assurer un suivi et un contrôle rigoureux du processus. Et c’est ce qui rend cette formule plus coûteuse. Aucun système électoral n’est idéal, tout est une question de réflexion sur le coût-bénéfice de chaque option. »
L’Oncle Sam a les reins assez solides pour relever le défi, la mécanique du vote par courrier y aurait même gagné en fiabilité, l’ampleur de la fraude serait dérisoire avec à peine 1% des votes par correspondance invalidés au scrutin présidentiel de 2016 qui avait souri à Donald Trump. « Formellement, ce type de vote à distance est très surveillé aux USA », confirme l’historien et spécialiste des Etats-Unis Serge Jaumain (ULB). « En revanche, la surveillance quant au fond, et notamment cette question d’un impact négatif sur le secret du vote, ne fait pas polémique. Trump ne la soulève d’ailleurs pas dans ses motifs à contestation, qui se focalisent sur de prétendues tricheries lors de l’envoi, de la réception et du dépouillement des votes par correspondance. On peut y voir la manifestation d’une conception de la liberté individuelle qui ne doit pas être entravée jusque dans l’exercice du droit de vote. »
Souplesse, confort: le suffrage exprimé à distance marque des points. La pandémie, présente et à venir, qui pousse(ra) à rester chez soi, le vieillissement qui grossit les rangs des moins aptes à se déplacer jusqu’à un bureau de vote, aiguisent la tentation. Les nouvelles technologies ouvrent des perspectives, le scrutin par Internet est à présent à l’étude. Mais le défi bute invariablement sur le noeud d’un problème que pointe Jean-Benoit Pilet: « La charge du secret du vote incombe à l’électeur lui-même. Ce qui peut être problématique. » Et peut inciter à ne pas modifier le logiciel électoral. L’association PourEVA (Pour une éthique du vote automatisé) en fait son combat: postal ou électronique, le vote à distance fait fi à ses yeux des exigences élémentaires de transparence et de contrôle citoyen d’une élection. L’un de ses membres, Thierry Bingen, déroule: « On ne sait pas qui est vraiment au bout de la ligne. Quelqu’un peut très bien voter à la place de l’électeur, il doit même être possible de faire voter les morts. Nous croyons au vote exprimé secrètement, en âme et conscience, seul dans l’isoloir, sous le contrôle d’autres citoyens-électeurs et de témoins dépêchés par les partis. Que l’on puisse envisager d’y faire exception en période de pandémie n’enlèverait rien aux bonnes raisons de continuer à disqualifier le vote à distance quand reviendront des temps normaux. » Rien de tel que le présentiel.
(1) Secret du vote, transparence de l’élection, par Vincent de Coorebyter, Les analyses du Crisp en ligne, 12 septembre 2013.
(2) Histoire de la législation électorale en Belgique, par Jean Stengers, Revue belge de philologie et d’histoire, 2004.
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