« Une seule solution pour Bruxelles : la vaccination universelle obligatoire »
Loredana Marchi était déjà un monument bruxellois en tant que directrice du centre d’intégration le Foyer. Désormais, son nom appartient à un pont qui enjambe à la fois un canal et un fossé sociologique. Entretien avec une travailleuse sociale infatigable de Molenbeek-Saint-Jean.
Loredana Marchi n’a pas obtenu cet honneur par le biais de magouilles politiques. Elle figurait sur une liste restreinte de six noms de femmes proposée aux citoyens de la Région Bruxelles-Capitale. Lors du vote en ligne, elle l’a emporté face à Rosa Parks et Frie Leysen, la conservatrice du Kunstenfestivaldesarts bilingue décédée l’année dernière. Nous avons rencontré la lauréate dans son bureau près de la place Sainctelette, où elle est bien connue. Malgré sa petite taille, elle ne passe pas inaperçue. Marchi, comme on le sait dans tout Molenbeek, déborde d’énergie. Quatre après la fête d’inauguration de « son » pont, elle est encore tout excitée.
Qu’est-ce que ça fait de marcher sur un pont qui porte votre nom ?
C’est très particulier. J’ai déjà eu de la reconnaissance auparavant. Depuis 2015, je suis Cavaliere della Repubblica Italiana, une haute distinction pour mon travail à Bruxelles. En Flandre, j’ai reçu le prix Filson Steers Mariman pour le mérite éducatif. C’étaient de bons moments, mais cet hommage est d’un autre niveau. J’ai suis émue que plus de mille Bruxellois aient voté pour moi. Mais je suis surtout fière que ce soit un pont.
Qu’est-ce qui le rend si spécial ?
Le symbole : construire des ponts entre les personnes et les communautés, c’est ce que j’ai essayé de faire tout au long de ma carrière. Cet hommage n’est pas seulement destiné à moi personnellement, je le vois comme une reconnaissance pour tous les travailleurs sociaux, à l’intérieur et à l’extérieur du Foyer. Le travail social est bien trop peu reconnu, peut-être parce qu’il s’agit d’un exercice de patience. Vous devez travailler dans une perspective à long terme et accepter qu’il faille parfois plusieurs années, voire des décennies, avant de voir des résultats. Il s’agit donc d’une récompense pour l’engagement et la persévérance de tous les travailleurs sociaux de Bruxelles.
Quelle est votre vision à long terme pour le Foyer ?
Une grande partie de notre action est axée sur l’empowerment: permettre aux personnes issues de groupes minoritaires de participer à la société. Pour rester dans la métaphore du pont : nous leur donnons un coup de pouce pour faire la transition vers la pleine citoyenneté. Nous aidons les individus, mais notre approche est collective, souvent par le biais de groupes de travail. La solidarité entre compagnons d’infortune est un atout important pour l’émancipation des minorités. Les femmes apprennent beaucoup les unes des autres ici, et dans nos groupes de travail, nous échangeons non seulement des compétences mais aussi des expériences. Notre objectif à long terme est clair : une société diversifiée et juste qui offre des opportunités à tous.
C’est l’objectif que vous poursuivez au Foyer depuis quarante ans. Voyez-vous des résultats?
Je l’ai dit, le travail social est une question de patience. Nous ne suivons pas une ligne droite mais un parcours en zigzag, c’est deux pas en avant, un pas en arrière et parfois un saut sur le côté. Les périodes difficiles font partie du jeu. À chaque nouvelle vague d’immigration, il faut revenir en arrière. Chaque minorité apporte sa propre culture et ses besoins spécifiques. Au Foyer, nous avons appris à réagir avec souplesse. Mais le schéma reste le même : l’éducation et la formation sont les points de référence les plus importants pour gravir l’échelle sociale. Nous avons fait un travail de pionnier dans ce domaine : en 1981, nous avons lancé l’enseignement de la langue et de la culture d’origine (OETC). Les enfants recevaient un enseignement dans leur langue maternelle : italien, turc, espagnol ou arabe. Le respect de la langue et de la culture d’origine aide les enfants et les jeunes issus de groupes minoritaires à développer leur propre identité, ce qui est une nécessité pour leur permettre de s’épanouir dans la société. C’était un territoire familier pour moi. J’ai été envoyé à Liège par le gouvernement italien en 1974 pour enseigner aux enfants de migrants italiens. Malheureusement, nous avons dû arrêter l’OETC en 2011 parce que la Flandre a cessé de le financer.
Le Foyer est inévitablement associé à Molenbeek, une commune dont les habitants souffrent d’un énorme problème d’image. Le fait que son nom soit mentionné à tout bout de champ au procès pour terrorisme à Paris n’aidera pas. À quel point cette stigmatisation est-elle lourde à porter ?
C’est terrible. Ces derniers jours, le téléphone ne cesse de sonner. Les journalistes du monde entier veulent savoir comment les choses se passent à Molenbeek. Je comprends la curiosité, mais ce n’est pas agréable. Les habitants de Molenbeek n’ont qu’un seul souhait : arrêter la stigmatisation. Je pense que c’est particulièrement injuste pour les jeunes qui étaient encore des enfants au moment des attentats de Bruxelles en 2016. Pourquoi doivent-ils toujours être jugés pour des faits avec lesquels ils n’ont absolument rien à voir ?
Voyez-vous une solution à ce problème d’image?
Nous devons démystifier Molenbeek. Si vous mettez des lunettes réalistes, vous voyez un laboratoire. À Molenbeek, on trouve tout ce qui vit dans une grande ville, y compris les problèmes qui ne se limitent certainement pas à la drogue, à la radicalisation ou au chômage. Prenons l’exemple de la gentrification, le processus par lequel de nouveaux arrivants riches supplantent les résidents pauvres dans certains quartiers. À Molenbeek, c’est un sujet brûlant. Ce qui rend cette ville si particulière, c’est la densité de la société : ces vingt-cinq dernières années, la population est passée de 75 000 à plus de 100 000 habitants. Cela met beaucoup de pression sur la société, surtout si l’on ajoute l’énorme turnover. Molenbeek reste un lieu d’arrivée, où des milliers de nouveaux arrivants arrivent chaque année et autant d’autres partent. La complexité qui en découle est sous-estimée en Flandre.
Je ne vois plus qu’une seule solution pour Bruxelles : une obligation générale de vaccination
Le Covid ne vous aidera pas. Parmi les dix-neuf communes de Bruxelles, Molenbeek-Saint-Jean a le taux de vaccination le plus bas, soit 37%. Cette situation ne vous désespère-t-elle pas ?
C’est frustrant. Avec le Foyer, nous avons tout essayé pour sensibiliser les gens. Nous communiquons dans toutes les langues possibles, par tous les canaux possibles. Nous parlons aussi aux gens personnellement ; nos médiateurs interculturels sont sur la route depuis des mois. Ils frappent à la porte des gens pour convaincre les sceptiques dans leur propre langue. D’autres agences se sont également donné beaucoup de mal. Les équipes mobiles vaccinent dans les écoles, les magasins, au marché ou sur le lieu de travail. Nous avons tout essayé, mais le taux de vaccination reste décevant. Je ne vois plus qu’une seule solution pour Bruxelles : une obligation générale de vaccination.
C’est une solution radicale, surtout si l’on considère que pour beaucoup même une obligation pour le personnel de santé de Bruxelles. Le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD) a qualifié l’obligation générale d’irréalisable tant au niveau juridique que pratique. En France, et aux Pays-Bas, il y a eu des protestations contre la vaccination obligatoire.
Nous devons savoir ce que nous voulons : la liberté de l’individu ou la liberté et la santé de la communauté ? Nous ne pouvons pas accepter que nous soyons tous victimes de cette situation. C’est une question de responsabilité politique ; nos décideurs doivent faire preuve d’un peu plus de courage. D’autant qu’ils ne sont pas étrangers à ce malaise.
Comment ça ?
La communication au début de la campagne de vaccination était peu claire et souvent contradictoire. Ce faisant, le gouvernement a lui-même ouvert la porte aux théories du complot et aux fake news. Surtout dans des communautés comme Molenbeek, où les réseaux sociaux ont un impact important. Si certaines communautés sont difficiles à atteindre pour nous, elles sont inondées de désinformation sur internet dans leur propre langue. Cela aurait pu être évité en délivrant dès le départ un message clair et sans ambiguïté sur les vaccins.
Autre chose : qu’est devenu le Plan Canal annoncé après les attentats du 22 mars 2016 ?
(haussement d’épaules) Beaucoup trop peu. L’argent mis à disposition n’était pas suffisant et a été utilisé de manière fragmentée, de préférence au profit de nouveaux projets à petite échelle. Malheureusement, il s’agit d’une tendance : les politiciens aiment attacher leur nom à des initiatives qui paraissent jeunes et sexy. Les organisations ayant une vision à long terme et une riche expérience de terrain comme le Foyer sont peu appréciées.
Pourquoi faut-il penser à WeLoveBrussels, le projet que l’ancienne politicienne de l’Open VLD Sihame El Kaouakibi voulait lancer à Molenbeek ? Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jan Jambon (N-VA), disposait de quelque 200 000 euros pour cela en 2017. Cela a-t-il laissé des traces ?
Je ne peux que constater que depuis plusieurs années, le Foyer ne reçoit plus aucun soutien de la part de la Communauté flamande. Heureusement, nous bénéficions de la confiance de nombreux autres acteurs : la Commission communautaire flamande, la Région bruxelloise, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Communauté française, la Commune de Molenbeek et l’Europe.
La suppression des subventions flamandes n’était pas arbitraire. À la N-VA surtout, mais aussi à l’Open VLD, les organisations de la société civile comme le Foyer sont considérées comme des obstacles. Les politiciens devraient avoir les mains libres même s’ils veulent laisser la politique d’intégration au marché.
C’est la mauvaise vision. Une société saine ne peut exister sans société civile. Les organisations de la société civile sont le pont entre le citoyen et le gouvernement.
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