Peter Mertens
« Tout le monde ne gagne pas 6 000 euros par mois, madame la présidente de l’Open VLD »
Le marché du travail devient un carrousel infernal qui doit tourner toujours plus vite par des contrats flexibles. Chacun sait ce qui va se passer : plus vite on va faire tourner le carrousel, plus il y a de personnes qui vont tomber. Comment peut-on vendre cela comme un monde enchanté ?
Chère madame la présidente de l’Open VLD,
Madame Rutten,
Dimanche dernier, nous étions invités ensemble à débattre sur la VRT, la télévision publique flamande. Nous n’avons certes pas eu beaucoup de temps, mais beaucoup de choses y ont quand même été dites. Vous m’avez reproché de dire « pas mal de choses insensées en un temps très court », mais vous n’avez malheureusement pas pris le temps d’argumenter votre propos. Et donc, je prends la liberté de vous écrire dans l’espoir que vous trouverez le temps de me répondre.
Tout le monde ne gagne pas 6000 euros par mois
Dans votre première intervention, vous avez déclaré : « Ce que le gouvernement essaie de faire, ce que nous, en tant que libéraux, essayons de faire, c’est précisément de donner aux gens un peu plus de liberté. Nous donnons de la flexibilité précisément pour faire en sorte que, par exemple, si vous avez des enfants et que ceux-ci sont en examens, et que vous voulez dès lors être un peu plus présent à la maison, cela soit possible. Nous partons de l’individu afin que tout le monde ait plus de liberté. »
Premièrement, à propos de la « liberté ». Vous dites littéralement que vous « donnez » (sic) la flexibilité aux gens comme une sorte de cadeau pour pouvoir avoir une meilleure vie familiale. J’ai qualifié cela de « conte de Grimm ». Vous vous créez une sorte de monde enchanté où tout le monde gagne 6000 euros par mois – comme vous-même -, et où chacun est bardé de diplômes universitaires et dispose d’un menu inépuisable de possibilités de carrière. « Peut-être devriez-vous à l’occasion venir voir sur le terrain », vous ai-je suggéré. Là, vous verriez alors que ce n’est pas aux travailleurs que vous « donnez » la flexibilité. Vous constateriez que cette flexibilité, vous la « donnez » au décideur, c’est-à-dire à l’employeur, qui décide comment les gens vont devoir travailler. Par exemple : travailler six jours pendant trois semaines, ensuite quatre jours pendant deux semaines, puis à nouveau cinq jours, dont un est un dimanche. Essayez donc, dans un tel système, d’organiser une vie de famille et une vie sociale. Quelle est la liberté de quelqu’un qui devra bientôt travailler à la chaîne six jours sur sept ? Quelle est la liberté lorsque son shift commence le samedi à 22 heures, et que le lundi, il doit recommencer à 6 heures du matin ? Quelle est la liberté lorsque votre dimanche n’est plus qu’un jour-tampon entre deux shifts différents ?
Deuxièmement, le soi-disant « choix individuel ». Ici aussi, ça ne tient pas fort la route. Au 19e siècle, le travailleur était seul face à son patron. La liberté, il n’en avait aucune. C’est en s’organisant qu’il l’a obtenue. D’abord via des caisses de solidarité, ensuite via des caisses de résistance et des syndicats. Et c’est ainsi qu’au 20e siècle, le travailleur a obtenu des droits collectifs qui garantissent son salaire, ses conditions de travail, son temps libre, son statut. Pour que les travailleurs puissent disposer de liberté individuelle, il faut un cadre collectif fort. Et c’est précisément cela qui, aujourd’hui, est à nouveau menacé. Vous voulez remplacer petit à petit les conventions collectives de travail par des contrats individuels. Vous voulez à nouveau individualiser les droits collectifs pour qu’au bout du compte, chaque travailleur se retrouve individuellement et sans défense face à son employeur. Votre liberté nous catapulte 120 ans en arrière dans le temps. On ne peut vraiment pas qualifier cela de « moderne ».
La liberté n’est pas la liberté quand on n’a pas son mot à dire
« Nous donnons du travail sur mesure. Certaines personnes veulent travailler à temps partiel. D’autres veulent travailler plus de 38 heures. Il faut permettre cette liberté de choix, il faut que tout le monde puisse prendre sa propre vie en mains, sur mesure, avec ce que lui-même peut et veut. Cela s’appelle la liberté. Je sais que vous avez parfois des difficultés avec ce concept, mais cela doit être permis dans notre société moderne. Et alors, les gens choisissent eux-mêmes », avez-vous affirmé dans votre deuxième prise de parole au débat télévisé.
Madame Rutten, tout cela a l’air très joli. J’aimerais bien que les choses puissent se passer de la sorte. Que les gens puissent choisir eux-mêmes comment ils vont construire leur avenir et qu’ils puissent être indépendants économiquement. Qu’ils gagnent suffisamment et disposent en même temps du temps nécessaire à leur épanouissement social, à leur famille et pour se détendre. Mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Honnêtement, vous connaissez beaucoup de gens qui veulent travailler davantage en été, et qui, par exemple, veulent travailler moins en novembre ou en février ? Bien sûr, il en existe certainement, mais ce n’est pas un grand groupe. Et quelle est la personne qui tranche entre les différentes demandes des travailleurs ? A quel moment ? Vous devriez quand même le savoir : c’est l’employeur qui prend la décision, et non le travailleur individuel. Une de mes connaissances est nettoyeuse dans un hôpital. Là, il y a déjà une exception en vigueur sur la durée du temps de travail. Elle a un contrat avec des heures et des jours variables, sur base de flexibilité annuelle : « Un mois à l’avance je reçois un horaire provisoire, raconte-t-elle. Je vois alors que, la semaine X, je ne dois travailler que 2 jours au lieu de 5. J’aimerais alors prendre deux jours de congé pour avoir une semaine de libre. Je demande (et reçois) ces jours de congé. Et qu’est-ce que je vois sur mon horaire définitif ? Qu’ils me font travailler deux autres jours cette semaine-là. Et je n’ai absolument pas mon mot à dire. »
Dans d’autres secteurs également, la liberté de choix n’appartient pas à l’individu. Dans la construction, cela veut dire travailler davantage à la belle saison et rester à la maison en janvier. Dans le commerce, il sera difficile de prendre ses congés en juillet, parce que le patron aura besoin de tout le personnel pour la période des soldes. En revanche, il enverra en congé en mars ou octobre, quand les enfants sont à l’école et ne peuvent pas partir en vacances. Quand les entreprises commerciales décident d’ouvrir les magasins 7 jours sur 7 ou de livrer le client dans les 24 heures pour augmenter leur chiffre d’affaires et donc leurs bénéfices, les travailleurs devront travailler le dimanche et la nuit. Les travailleurs n’auront pas voix au chapitre. Et les heures prestées le soir, la nuit ou le dimanche deviennent des heures « normales », donc sans plus aucun sursalaire. La liberté n’est pas la liberté quand on n’a rien à dire. La liberté dont vous parlez, madame Rutten, c’est l’arbitraire de celui qui, dans la relation de travail, détient le pouvoir économique, c’est-à-dire l’employeur. In fine, c’est le patron qui décide.
Flexi-jobs ou contrats yo-yo : être en permanence suspendu à une ficelle
Vous avez aussi longuement déclamé l’histoire à succès – autoproclamé – de ce gouvernement : « Les flexi-jobs sont tout simplement un succès. Nous les avons instaurés début décembre et, entre-temps, nous voyons que plus de dix mille de ces flexi-jobs ont déjà été créés. Vous voyez, nous sommes tous consternés lorsque Ford Genk ou une autre entreprise ferme, et que de nombreux emplois sont perdus. Ceci est un succès, nous avons créé dix mille emplois officiels, seulement pour ceux qui le veulent. Eh bien, je dis alors que c’est une bonne recette. Les gens aiment aussi parfois gagner un petit quelque chose en plus, ils veulent économiser pour un extra, et c’est possible avec cette mesure. »
Premièrement, madame Rutten, je connais beaucoup de gens d’Opel Anvers et de Ford Genk. Après la fermeture, la plupart d’entre eux veulent à nouveau un emploi stable. Pas un petit job supplémentaire afin d’économiser pour un « extra ». Non, un emploi fixe pour pouvoir entretenir la famille et payer la maison. Pas gagner « un petit quelque chose » en plus dans un job-hamburger supplémentaire, mais bien un emploi qui apporte de la stabilité et un revenu. Des centaines de milliers d’emplois fixes disparaissent, et vous les remplacez par des jobs temporaires qui sont payés de manière bien insuffisante pour se construire une vie. « Scinder des emplois fixes en trois ou quatre emplois à temps partiel, ce n’est pas de la création d’emploi. Nous devons oser activer le capital qui fuit actuellement vers le Panama pour investir dans de nouveaux emplois stables », vous ai-je répondu.
Deuxièmement, non, ces flexi-jobs ne sont pas un succès. Ce n’est que la veille que l’on découvre l’horaire de sa journée du lendemain. Quelle liberté est-ce là ? Aucune ! Comment faire alors pour ses enfants ? Pour pouvoir suivre un cours du soir, faire du sport dans un club ou exercer une activité bénévole ? En outre, l’obligation de reprendre tous les horaires dans le règlement de travail est supprimée. Au lieu de stipuler les jours et heures exacts, le flexi-contrat reste vague sur les heures de travail. Cela signifie de facto que tous les horaires deviennent possibles. Chaque semaine un horaire totalement différent ? Comment peut-on concilier cela avec une vie familiale ou sociale ? On ne peut plus rien planifier, puisque plus rien n’est sûr jusqu’à la veille. Sous le titre Les nouveaux contrats à temps partiel transforment surtout les femmes en travailleuses yo-yo, j’écrivais récemment pour levif.be (http://www.levif.be/actualite/belgique/les-nouveaux-contrats-a-temps-partiel-transforment-surtout-les-femmes-en-travailleuses-yo-yo/article-opinion-476121.html) : « Les nouveaux flexi-contrats sont en fait des contrats yo-yo. Le travailleur, et surtout la travailleuse, est en permanence suspendu(e) à une ficelle que l’employeur peut faire monter ou descendre au rythme de l’entreprise, de la production ou du marché. »
Plus vite on fait tourner le carrousel, plus il y a de gens qui en tombent
La page Facebook de l’Open VLD ne présentant qu’un très bref fragment de ce débat de dimanche, je résume mon propos : « Le débat de ce week-end sur le budget est du surréalisme politique. La même semaine où éclate l’affaire Panama Papers, ce gouvernement va une fois de plus chercher l’argent dans la poche des travailleurs ordinaires, chez l’enseignant pensionné qui verra sa pension diminuée de jusqu’à 140 euros par mois, et chez les malades de longue durée. Le marché du travail devient un carrousel infernal, qui doit tourner toujours plus vite par l’annualisation du temps de travail, des contrats hyper-flexibles et des contrats zéro heure. Chacun sait ce qui va se passer. Plus vite on fait tourner le carrousel, plus il y a de gens qui en tombent. Nous sommes déjà face à un record de burn-outs et à une énorme augmentation du nombre de malades de longue durée. Cela ne va faire qu’encore augmenter. Et, ce qui est pervers dans ce système, c’est que vous allez contraindre les gens en burn-out et les malades de longue durée à remonter sur le carrousel. Sous peine d’une sanction : la perte d’une partie de leur allocation. Qu’a-t-on alors résolu ? Rien. Absolument rien. »
Peut-être devriez-vous aller en vacances en Suède. Il y a six mois, à la maison de repos et de soins Svartedalen, en Suède, était lancé un projet-pilote de semaine des 30 heures. Entre-temps, un premier rapport d’évaluation est sorti. Il en ressort que les résultats sont positifs quasiment sur toute la ligne. Plus de régularité dans le travail, moins d’heures supplémentaires, des effectifs plus stables, plus de motivation, du personnel soignant plus détendu, et aussi une bien meilleure qualité des soin. Au lieu d’absurdités comme les contrats zéro heure, les contrats yo-yo, ou le travail intérimaire à vie, il me semble bien plus judicieux d’opérer un choix de société tourné vers l’avenir, celui de la semaine de 30 heures. Une manière de travailler où les gens ne sont pas en permanence suspendus à une ficelle, mais peuvent à nouveau redevenir maîtres de leur vie.
Avec mes meilleures salutations, Dans l’espoir d’une réponse,
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