Tintin chez Staline, où tout a commencé
Burlesque et débridée, la première aventure de Tintin a pour cadre une Russie communiste de cauchemar. Si les Soviets fascinent, c’est parce qu’on y voit le talent d’Hergé s’affermir et son héros prendre forme.
C’est vers la Russie de Staline que Tintin dirige ses premiers pas, le 10 janvier 1929. Présenté comme » l’un des meilleurs reporters » du Petit Vingtième, il va vivre de » multiples avatars » en URSS, promet la vignette d’introduction de Tintin au pays des Soviets. A son départ en gare de Bruxelles-Nord, l’envoyé spécial, gros gamin à casquette, est salué par un respectable barbu, rédacteur en chef de son journal. Tintin promet à ses confrères de leur envoyer » des cartes postales, de la vodka et du caviar » ! Milou s’inquiète des puces et des rats qui, a-t-il » entendu dire « , infestent la Bolchevie. Après le départ du train Bruxelles-Berlin-Moscou, tandis que Tintin s’est endormi, un agent soviétique fait sauter dix wagons, provoquant la mort de 218 personnes. Visé par l’attentat, le journaliste s’en sort presque indemne et poursuit sa route.
AU PAYS DES SOVIETS, TINTIN EST ENCORE UN MATAMORE.
De page en page, les rebondissements se succèdent, largement improvisés, car Hergé les imagine sans trame préconçue. » Parfois, le matin même, je ne savais pas ce qui allait paraître l’après-midi […]. Alors je faisais ça rapidement, sur un bout de table « , confiera-t-il en 1974. Quand le reporter à la culotte de golf quitte Bruxelles, c’est encore un personnage pataud, dont les cheveux sont collés au front. Son allure devient moins lourde en cours de récit et sa célèbre houppette se redresse pour de bon quand il vole la décapotable de policiers allemands pour rejoindre la Russie. » Dans cette aventure, Tintin n’est pas encore le généreux jeune homme que nous connaissons, note le tintinologue Philippe Goddin. C’est un matamore qui règle leur compte à tous ceux qui ne lui plaisent pas. » En revanche, les Soviets est la seule histoire de toute la série où l’on voit Tintin exercer son métier de journaliste de presse écrite : dans sa chambre d’auberge, il rédige un article long de plusieurs dizaines de feuillets. Mais l’intervention nocturne d’agents soviétiques dans l’établissement ne lui laisse pas le temps d’envoyer ce pensum à sa rédaction. Sans doute le reportage aura-t-il été récupéré par les sbires du régime.
La volonté de l’abbé
Les aventures burlesques de Tintin et Milou se déroulent dans une Russie de cauchemar. Et pour cause : l’obsession anticommuniste est omniprésente dans la petite bourgeoisie conservatrice belge de la fin des années 1920, dont Hergé fait partie. Tintin est né d’une commande ferme du patron et guide spirituel du dessinateur, l’abbé Norbert Wallez, grand admirateur de Mussolini. Il fallait montrer aux jeunes lecteurs du Petit Vingtième toute l’horreur de l’enfer rouge.
Caricaturale, l’aventure n’est pas pour autant coupée de la réalité : au moment même où Hergé envoie Tintin au pays des Soviets, » Staline se lance dans une gigantesque entreprise de liquidation des koulaks. La même année, à l’occasion de son 50e anniversaire, il donne le coup d’envoi au culte de la personnalité « , signale Pierre Assouline, auteur de Hergé (Plon, 1996), biographie de référence du dessinateur. Mais Hergé n’a pu aller sur le terrain préparer son récit et n’exploite pas ce contexte politique répressif et dictatorial. Le seul » guide de voyage » fourni à ce jeune homme de 21 ans est un recueil de clichés anticommunistes, Moscou sans voiles (1928), de Joseph Douillet, ancien consul de Belgique à Rostov-sur-le-Don. Plusieurs séquences de l’aventure sont directement empruntées à ce témoignage. Parmi elles : le simulacre d’élections auquel Tintin assiste, ou encore les fausses cheminées d’usine montrées aux visiteurs anglais. » Les Soviets ont fait de Moscou un bourbier infect ! » déplore le petit reporter de passage dans un quartier misérable et dévasté. Tintin y croise des enfants des rues et s’indigne : seuls les habitants affiliés au parti bénéficient d’une distribution gratuite de pain.
Un langage nouveau
OEuvre manichéenne au dessin maladroit, la première étape de la saga hergéenne est avant tout une succession de gags et de suspense. Hergé lui-même la considérait comme une » erreur de jeunesse « . Elle contient néanmoins en germe toute l’oeuvre du maître. L’auteur imagine des scènes qu’il développera dans les aventures suivantes : Tintin scaphandrier, le tueur chinois au sabre recourbé, les voix diffusées sur disque de phonographe, la poursuite en canot à moteur, la panne de voiture, l’effet boule de neige, le peloton d’exécution… Dans cette histoire au surréalisme absurde s’amorce aussi la grammaire de la » ligne claire » et se fixent les codes de la BD encore en vigueur de nos jours, y compris dans les mangas, où ils sont poussés à l’extrême : nuages de poussière, gouttes de sueur après une frayeur, étoiles lors d’une collision, bougies des 36 chandelles, traces horizontales pour exprimer la vitesse, personnages aux nez ronds, onomatopées ( » crac « , » boum « , » bang « , » tacatac « , » plouf « , » pfuitt « …).
Les phylactères (bulles) sont désormais intégrés dans les vignettes (les légendes figuraient sous l’image dans la précédente histoire d’Hergé, Totor CP des hannetons) et les formes des dessins sont fermées, comme dans un vitrail, ce qui permet des aplats de couleur. En la matière, Hergé s’inspire des techniques et du style des maîtres qu’il admire : le dessinateur animalier Benjamin Rabier ( Gédéon, Les Fables de La Fontaine…) et Alain Saint-Ogan ( Zig et Puce). Tintin doit également beaucoup à Chaplin et Harold Lloyd : comme eux, le petit reporter n’arrête pas de bondir, courir, chuter. Il saute sur un side-car, tombe dans des autos, emprunte un monoplan… » Sous l’influence des comics américains, l’auteur est passé de la conception illustrative qui était encore la sienne au moment de Totor à celle d’un langage nouveau, où texte et images se complètent sans se répéter « , note le tintinologue Benoît Peeters, auteur du Monde d’Hergé (Casterman, 2004). L’humour et le sens de la litote d’Hergé font mouche : après l’explosion de son train, Tintin, en piteux état, commente avec flegme : » Il a dû se produire quelque chose d’anormal. » Le dessinateur prise la dérision et le jeu de mots : un agent de la Guépéou chargé de surveiller Tintin lui tend un piège – le coup de la peau de banane façon Quick et Flupke – et espère être décoré de » l’ordre de la faucille d’aluminium étiré « .
Publié à 10 000 exemplaires par les Editions du Petit Vingtième en septembre 1930, Tintin au pays des Soviets est le seul des premiers albums d’Hergé à ne pas avoir été repris dans les années suivantes par les éditions Casterman. Rapidement devenu introuvable, l’album n’a été réédité qu’en 1973, dans le tome I des Archives Hergé. Objectifs : contrer les éditions pirates qui circulaient à l’époque et satisfaire la curiosité des tintinophiles. L’album est ressorti en 1981 sous forme de fac-similé tiré à 100 000 exemplaires. Jamais remanié par les Studios Hergé, il est resté dans son format original, en noir et blanc, jusqu’à ce qu’en 2017 Casterman et Moulinsart, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’oeuvre, en publient une version colorisée.
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