Télétravail: quand on ne sera plus en crise sanitaire, l’organisation du boulot sera devenue hybride
La pandémie a mis en place la plus grande expérience de télétravail jamais tentée. Après le choc du travail à domicile, qui s’est imposé à des milliers de salariés, vient la phase d’analyse. Qu’en restera-t-il dans le monde d’après ?
« Déconfinée ? Je suis toujours en télétravail et je commence à me demander si je bosse à la maison ou si je dors au bureau, avance Françoise (NDLR, les prénoms ont été modifiés), cadre bancaire de 49 ans. Je perds un peu la notion du temps, j’accumule les heures sans m’en rendre compte. C’est difficile de couper, de dire non. Répondre aux mails et aux appels, c’est une façon de dire « oui, oui, je suis bien là ». » Depuis le 14 septembre, compte tenu des règles de distanciation physique, sa banque a fixé un quota maximal d’employés potentiellement sur site, qui s’y rendent par roulement une semaine sur deux. A l’inverse, Audrey, 37 ans, vit « sa meilleure vie ». Au bout du fil, la trentenaire, gestionnaire administrative au sein d’une mutuelle, se considère comme « une télétravailleuse épanouie ». « Habituellement en jupe et chemisier, je fais mes visios en jogging, sans soutien-gorge et cigarette électronique à la bouche. « Elle apprécie l’« économie en pyjama » et le gain de temps et d’argent auparavant perdus dans les trajets et les sandwichs vendus à prix exorbitant. Au point d’espérer à l’avenir passer à trois jours de télétravail hebdomadaires : « J’arrive à mieux me concentrer et à mieux organiser mon temps. Je suis en open space et mes collègues viennent me parler. Ça ne me gêne pas mais, à la fin de la journée, j’ai perdu deux heures… »
Pour 36 % des entreprises, la mise en place du travail à distance est prioritaire.
Télétravail… Le mot a brutalement pris tout son sens le 18 mars à midi pile, quand les Belges ont été contraints de rester bosser à domicile. Jusque-là, il apparaissait comme un sujet superflu de négociation collective, un « accessoire » qui ne concernait que quelques-uns. En quelques heures, il est devenu une réalité forcée pour des dizaines de milliers de salariés. Le Vif a donc souhaité recueillir leurs expériences et, pour ce faire, a sollicité un panel de près de 700 cadres, responsables des ressources humaines et employés (1). Résultats : pour un peu plus de la moitié des sondés, la crise sanitaire a été l’occasion de mettre en place le travail à distance – plus de 80 % d’entre eux ont découvert la pratique avec la pandémie. Elle a aussi permis d’accélérer l’utilisation d’outils de visioconférence. Mais qu’en restera-t-il demain ? Deux tiers des entreprises interviewées envisagent de renforcer la place du télétravail dans leur organisation. Une volonté largement plébiscitée par les salariés interrogés.
« La pandémie a mis en place la plus grande expérience de télétravail jamais tentée », estime François Pichault, professeur en Gestion des ressources humaines à HEC Liège et directeur du laboratoire d’Etudes sur les nouvelles formes de travail, l’innovation et le changement (Lentic). Travailler chez soi ne concerne, bien sûr, qu’une partie de la population. Pendant le lockdown, caissiers, aide-soignants, éboueurs, médecins, pharmaciens, ouvriers de la production, conducteurs de bus… ont continué à se rendre sur leur lieu de travail. Pour eux, rien ou presque ne changera. Mais pour le spécialiste, c’est une évidence : « Nous sommes en train de vivre une transformation de long terme. » D’autres analystes lui donnent raison. « Le télétravail va s’accélérer et c’est ce que nous disent les salariés : ceux qui y ont eu accès souhaitent prolonger l’expérience et ceux qui le pratiquaient déjà veulent l’étendre davantage, affirme Laurent Taskin, professeur de management à l’UCLouvain. Le phénomène se révèle irréversible. »
56 % ont accéléré l’introduction d’outils de visioconférence.
Avant la crise, seuls 17 % des salariés télétravaillaient au moins un jour par semaine. Le taux a bondi à 44 % entre mars et mai. Alors que le dispositif concernait surtout des citadins, plutôt des cadres et plutôt les secteurs des services et du conseil, il s’est démocratisé, en amenant vers le télétravail des personnes qui n’étaient pas concernées auparavant. Comme si le confinement avait brisé un tabou, dans l’esprit des employeurs pour commencer. Lequel ? François Pichault pointe cette spécificité belge : notre culture d’entreprise, celle du présentiel et du contrôle, dans laquelle les responsables hiérarchiques sont habitués à avoir leurs équipes « sous la main ». La Belgique cultive aussi les longues heures de bureau, pour montrer qu’on bosse et se faire bien voir. « Chez nous, le télétravail est encore souvent considéré comme une gratification, un avantage que l’employeur accorde à un collaborateur qui a de l’ancienneté et, en général, plutôt un quinqua qui souhaite un peu plus de souplesse d’organisation. » Chez certains, il est vrai que l’on se montre encore frileux, comme si c’était une occasion de travailler moins. Soit parce que le travail à distance semble irréalisable, dans des secteurs entiers de l’industrie ou au sein de petites structures, par exemple. Soit parce qu’il est mal vu, notamment dans des entreprises bureaucratiques, où la distance hiérarchique demeure forte et où persiste l’open space, qui entasse des collaborateurs sur de vastes plateaux ouverts et permet la surveillance mutuelle. Aussi « à distance, les travailleurs ont pu identifier le style de management auquel ils sont confrontés. Certains ont vécu un contrôle très intrusif, soumis à des outils numériques traçant leurs activités et mesurant leur productivité », avance Laurent Taskin.
Lire à ce sujet : L’avenir du travail sera-t-il hybride ?
Or, les spécialistes des ressources humaines le disent depuis longtemps : en moyenne, les télétravailleurs sont aussi productifs, voire davantage, n’étant pas dérangés en permanence. Leur temps de travail se révèle plus dense et plus long, puisqu’il n’est plus question de perdre du temps et du souffle dans les trajets. « En télétravail, les salariés estiment fournir un travail de meilleure qualité, parce qu’ils ont pu organiser eux-mêmes leur journée. Ce qui participe au sentiment d’une meilleure qualité de vie. » Le travail à distance permet enfin de réduire l’absentéisme de 20% et diminue évidemment le temps de déplacement, limite la congestion des transports en commun et des voies routières.
Pour 44 % des DRH, la priorité est désormais la communication envers les employés.
Télétravail « sauvage »
Mais, après deux mois et un retour en pointillé au bureau (avec une moyenne de deux jours hebdomadaires pour de nombreux salariés), le télétravail est parfois devenu synonyme de tensions et de stress. Il y a déjà un phénomène d’usure. Ainsi, les salariés parlent de surcharge cognitive liée au grand nombre d’informations à traiter, de solitude, de l’impossibilité à concilier vies privée et professionnelle, de difficultés à coopérer avec les collègues. « La généralisation du télétravail à 100 % s’est faite dans une impréparation, avec des équipes managériales qui n’étaient pas du tout prêtes. On a alors assisté au pire comme au meilleur », résume François Pichault. » C’était ingérable. Je ne sais pas qui a pu penser qu’on pouvait télétravailler en supervisant ses enfants toute la journée. Parce qu’on ne peut pas », rapporte ainsi Sylvie, responsable marketing, mère de deux garçons dont un bulldozer de 8 ans.
Toutes les conditions qu’on met d’habitude en place pour favoriser la transition vers le télétravail – préparer le management, l’aider à prioriser, à évaluer des objectifs, à avoir une culture de confiance, etc. – n’ont pas pu se faire. Autrement dit, « on a dupliqué la journée de travail au domicile », observe Laurent Taskin. Du télétravail « sauvage », en quelque sorte.
Ainsi, depuis la mi-mai, Sylvie réclamait à son employeur de pouvoir revenir au bureau. Elle a pu y retourner après quatre mois, le lundi 31 août. « Le port du masque est obligatoire, il y a des distributeurs de gel partout… On n’a pas le droit de monter à deux dans l’ascenseur, ni d’aller à plus de deux à la machine à café. « Elle trouve quand même un avantage à ce retour physique. « J’ai apprécié de m’habiller pour aller travailler. J’ai mis un tailleur et je me suis maquillée – ce que je ne faisais pas pour les « conf calls ». En gros, j’ai enfilé mon costume de cheffe. C’est important parce que ça me permet d’être celle que je suis au boulot, différente de celle que je suis à la maison. » Donc de renouer avec un rôle social et une alternance bénéfique entre la vie familiale et le travail. Autre élément à prendre en considération : « Les Belges sont davantage attachés à l’aspect « village social » qu’incarne la vie de bureau et aux relations avec leurs collègues », note Laurent Taskin.
54 % des sondés ont introduit le télétravail.
Contrairement aux idées reçues, le travail à domicile ne suscite pas l’intérêt des jeunes diplômés, derniers insérés dans le monde professionnel. Ils seraient même ceux qui en souffrent le plus. « Le télétravail convient très bien à ceux qui ont « réussi », qui possèdent un certain statut social », souligne François Pichault. La plupart des jeunes n’ont pas encore construit leur carrière, sont moins payés, vivent dans de petits logements ou chez leurs parents. Ils ne télétravaillent pas dans les mêmes conditions matérielles que les plus âgés et pâtissent davantage de la solitude. Beaucoup d’entre eux, juste engagés, ressentent de la frustration à ne pas pouvoir apprendre de leurs collègues expérimentés. « L’apprentissage informel a disparu avec la distance : désormais, il faut le solliciter. L’apprentissage par contact s’est effondré, poursuit François Pichault. Pour se distinguer, la nouvelle recrue se reconnecte souvent le soir, l’expert en ressources humaines parle de « présentéisme numérique » : « La subordination et le contrôle managérial n’ont pas disparu avec le travail à distance. Même en télétravail, on doit montrer à celui qui ne nous voit pas qu’on répond le dimanche matin, pour témoigner de son engagement. Cela touche d’autant plus ceux qui doivent faire leurs preuves. »
Reste que la relation entre le manager et le collaborateur ne sera plus jamais la même. « Bien plus que du seul travail à distance, c’est un sujet culturel et de méthode. Ça remet le rôle de l’équipe en exergue, qui forge d’autres méthodologies », estime Sandrine Kram, consultante Business and Culture Transformation, qui accompagne les organisations qui souhaitent modifier leur culture managériale vers plus de collaboration, de créativité, d’agilité. « Le nouveau contexte a mis en exergue l’importance du collectif pour l’entreprise. » Et pourtant, cette mutation ne va pas toujours de soi, surtout pour les managers, assez déstabilisés. « On attend désormais d’eux une autre posture, qu’ils se montrent capables de partager un « purpose » (une raison d’être) commun qui touche chacun, que chacun ait des objectifs qui traduisent sa contribution à sa réalisation, qu’ils aident chacun à identifier les talents qu’il peut mettre au service de son équipe, qu’ils reconnaissent la contribution de chacun et de l’équipe, et développent un climat de confiance et de soutien « , détaille Sandrine Kram.
17 % de télétravailleurs avant la pandémie, avec une fréquence de deux jours par semaine.
Quand on ne sera plus en crise sanitaire, on ne restera pas à 44 % de l’économie en télétravail, mais l’organisation du boulot sera devenue hybride, avec du télétravail et du présentiel. Personne ne viendra plus au bureau pour travailler seul, écrire des slides ou passer des coups de fil, alors qu’on peut le faire de chez soi. Les collaborateurs s’y rendront pour réfléchir en groupe et échanger. Dans cet entre-deux, les bureaux doivent se convertir en endroits riches d’interactions, où le fantasme ultime serait que les salariés s’y rencontrent sans téléphone ni ordinateur. « Le partage des bureaux (flex office) va augmenter, on aura aussi plus de surfaces aménagées pour que les gens se rencontrent », confirme Laurent Taskin. Bref, un bureau qui se doit d’être mieux que la maison.
(1) Enquête conduite en ligne à la mi-août auprès de 669 sondés.
Quid des indemnités ?
« Le télétravail n’est pas un droit », prévient d’emblée Laurent Taskin. Il est une possibilité et deux cadres juridiques coexistent. Si le télétravail est structurel et régulier, il est réglé par une convention collective datant de 2005. La régularité – par exemple, un jour par semaine -, la nature du matériel mis à disposition et le versement d’une indemnité correspondant au coût de l’électricité et du chauffage : tout y est formalisé. Dès lors, les télétravailleurs pré-Covid sont concernés par ce régime et l’ont conservé durant la crise.
Pour les néo-télétravailleurs, en partie au bureau, en partie chez eux, il s’agit d’un travail à distance occasionnel et c’est donc la loi Peeters de 2017 qui s’applique. Vis-à-vis d’eux, l’employeur n’a aucune obligation d’intervenir dans les frais ou de fournir du matériel. Certains le font, pas tous.
Enfin, des négociations dans le cadre de l’accord interprofessionnel 2020-2021 ont débuté. Les syndicats espèrent que le texte tiendra compte du « télétravail et de la charge psychosociale qu’il représente pour les travailleurs » ainsi que d’un « droit à la déconnexion ». Une position qui n’est actuellement pas partagée avec la Fédération des entreprises (FEB).
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