Taxation des millionnaires: des divergences surprenantes au sein des familles politiques
Dites-moi pour qui vous votez et je saurai si vous voulez taxer les plus nantis. Voici les résultats, attendus et inattendus, d’un sondage des Millionaires for Humanity dont le CNCD nous a réservé la primeur.
Le débat sur l’impôt des gros patrimoines est revenu en force avec la Covid. Plus étonnant : des millionnaires eux-mêmes demandent à être davantage taxés. En juillet dernier, dans une lettre ouverte publiée juste avant un G20 et un sommet européen, quatre vingt-trois d’entre eux ont lancé un appel en ce sens : des Américains, des Canadiens, des Britanniques, des Allemands, des Néerlandais, des Suisses, des Suédois… Pas (encore ?) de Belges. Beaucoup ont préféré rester anonymes. Parmi les plus connus ayant révélé leur identité : Jerry Greenfield, des glaces Ben&Jerry’s, le réalisateur Richard Curtis (Quatre mariages et un enterrement), Abigail Disney, de la célèbre famille, ou Antonis Schwarz qui a revendu sa boîte pharma à UCB Belgique, en 2006, pour plus de quatre milliards d’euros.
Dans leur lettre, ces « Millionaires for Humanity » expliquaient que, pour affronter les conséquences de la crise Covid, les gouvernements devaient accroître la pression fiscale sur les plus fortunés – soit « des gens comme nous », soulignaient-ils – et ces hausses devaient être « immédiates » et « permanentes », alors que le monde subit la pire récession depuis la Seconde Guerre mondiale. Ils concluaient par un vibrant « Tax us, tax us, tax us ». Avant eux, des milliardaires comme Warren Buffett, Bill Gates ou George Soros avaient déjà réclamé d’être davantage imposés. La nouveauté, ici, est que les « 83 » ont commandé des sondages dans différents pays pour jauger l’adhésion de l’opinion à leur proposition de taxer, à 1 % de l’ensemble de leur patrimoine, les riches qui possèdent plus de huit millions d’euros. « Il s’agit du plus petit dénominateur commun, nous pré cise Antonis Schwarz, qui se décrit aujourd’hui comme philanthrope et activiste. On pourrait évidem ment envisager un taux progres sif en fonction de l’importance du patrimoine. » Mieux encore : les résultats de ces enquêtes se déclinent par préférence électorale. Une idée astucieuse pour politiser (et faire avancer ? ) le débat. « Cela permet d’avoir des informations intéressantes car, a priori, les partis conservateurs ne soutiennent pas vraiment ce genre de taxe, mais ils peuvent constater que leurs élec teurs, eux, le font dans leur majo rité », commente encore Schwarz.
Warren Buffett ou Bill Gates, notamment, avaient déjà réclamé d’être plus imposés.
Deux tiers des Belges pour la taxe
En Belgique, le sondage national est relayé par le CNCD-11.11.11., au nom de la plateforme Coalition Corona qui regroupe nombre d’acteurs de la société civile (syndicats, mutuali tés, Greenpeace, Réseau Financité, Coalition Climat, etc.). Le Vif et Knack publient, en primeur, cette enquête conduite entre février et mars 2021, auprès de 1 058 personnes en âge de voter, avec une marge d’erreur de 3,1 %. Premier enseignement : près de deux tiers, soit 63 % des sondés, sont en faveur de la taxe suggérée.
Que ressort-il des distinctions par couleur électorale ? Globalement, un clivage gauche droite prévisible, mais avec des nuances surprenantes, au sein des mêmes couleurs politiques. « Les électeurs de Vooruit (ex-SP.A) sont très majoritairement favorables – autour de 80 % – à la taxe proposée, même un peu plus que ceux du PTB, alors que ceux du PS, le parti frère, sont loin de montrer un tel niveau de soutien : 59 %, c’est moins que la N-VA ou le Vlaams Belang et que la moyenne nationale », pointe d’emblée Jean Faniel, le directeur du Crisp, avec qui nous avons examiné le sondage.
On retrouve aussi un bel écart, encore plus important même, entre libéraux francophones et flamands : 49 % d’opinions favorables côté MR, 76 % du côté de l’Open VLD.
Divergences familiales
« C’est d’autant plus étonnant qu’on a observé un rapprochement entre les deux formations bleues, ces dernières années, tout comme entre le PS et Vooruit qui cohabitent désormais dans le même bâtiment historique du boulevard de l’Empereur à Bruxelles », observe Jean Faniel. Pour le politologue Dave Sinardet (VUB), dont nous avons aussi sollicité l’avis, le résultat pour l’Open VLD est a priori inattendu : « Traditionnellement, les libéraux flamands sont plus à droite que le MR sur le plan socio-économique, commente-t-il. Mais il est vrai que pas mal d’électeurs de l’Open VLD ont filé vers la N-VA et ce ne sont sans doute pas les plus progressistes, ce qui expliquerait que le parti d’Alexander De Croo soit devenu un peu plus libéral-social. »
A lire sur le sujet : Alexander De Croo est-il encore libéral?
Deux autres partis frères sont beaucoup plus proches dans le sondage : le CDH et le CD&V. Et ce alors qu’un des deux est dans l’opposition, contrairement aux familles socialistes et libérales qui siègent ensemble dans la majorité. Les électeurs des deux partis socio-chrétiens se situent dans la moyenne globale de 63 %. « C’est le centrisme incarné, déduit le directeur du Crisp. Cela pourrait conforter le ministre des Finances, le CD&V Vincent Van Peteghem, dans le choix de suivre la proposition des millionnaires, puisque deux tiers de son électorat y sont favorables, même si genre de décision, on le sait, ne se prend pas qu’en fonction des électeurs. »
Surprenants Flamands
En dehors de cet équilibre au sein de la famille orange, on constate que l’électorat flamand est généralement plus favorable à la taxe des millionnaires que celui du sud du pays. Surprenant ? « Traditionnellement, les électeurs francophones sont réputés être plus à gauche que les Flamands, analyse Dave Sinardet. Mais des études académiques, lors des élections de 2014 et 2019, ont montré que si les uns et les autres votaient différemment, les divergences d’opinion entre les deux s’avéraient par contre beaucoup plus limitées qu’attendu, en tout cas sur des thèmes concrets comme le socio-économique, la sécurité, l’immigration, le climat, etc. Le sondage, ici, tend à confirmer ce peu d’écart. »
Pour le reste, l’électorat d’Ecolo et Groen semble dubitatif par rapport à la proposition des 83 millionnaires : 62 % d’opinions favorables du côté des Verts francophones, c’est un fifrelin en dessous de la moyenne nationale et surtout beaucoup moins que les Verts allemands (84 %) ou français (82 %), selon les sondages réalisés dans ces pays. « C’est a priori étonnant, car Ecolo est un parti plutôt à gauche dans son programme, même s’il s’en défend, avance Jean Faniel. Or, la proposition des millionnaires est clairement une mesure de gauche. Si l’électorat de ce parti ne se sent pas plus concerné, est-ce parce qu’il est composé de catégories socio culturelles supérieures davantage convaincues que la réussite personnelle doit être récompensée ? Difficile à dire. » Pour Dave Sinardet, il ne faut pas oublier qu’une partie des électeurs des Verts étaient libéraux à la base, en particulier chez les francophones.
Lobbys plus fort que l’opinion ?
Enfin, du côté de l’électorat de l’extrême droite, le soutien à la mesure fiscale se révèle également mesuré. Celui du Vlaams Belang se situe pile-poil sur la moyenne nationale. Idem en France pour le Rassemblement national (67 %). En Allemagne, les électeurs de l’AfD se disent même bien moins favorables (58 %) que la moyenne nationale (66 %). « L’électorat d’extrême droite est composite, analyse Faniel, avec à la fois d’anciens électeurs de gauche et des électeurs qui se reconnaissent dans les valeurs de la droite, ce qui explique sans doute cette position plus mesurée que ce qu’on pouvait subodorer. »
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Ce genre de sondage pourrait-il influencer les politiques à l’égard d’une éventuelle taxe des millionnaires ? « Il indique qu’une majorité des électeurs y est favorable, confirmant en cela de précédents sondages, conclut le directeur du Crisp. Le parti qui prendrait le plus de risques est le MR, mais ce serait encore un risque limité vu que 17 % de ses électeurs y sont opposés, dont 10 % seulement se disent fermement opposés. » Le professeur Sinardet, lui, ne croit pas qu’une telle enquête commandée par des millionnaires puisse décider les politiques à imposer les très riches. « On sait qu’il y a d’autres facteurs déterminants qui jouent, comme les lobbys, explique-t-il. Evidemment, les 83 constituent aussi une sorte de lobby pouvant mettre une certaine pression. Mais, pour les politiques de notre pays, il fau drait que des millionnaires belges rejoignent le groupe. Cela aurait plus d’impact… » Allo, Marc Coucke, Gérald Frère, Jef Colruyt, Nicolas de Spoelberch ?
Majorité persistante
Près de deux tiers de Belges favorables ou très favorables à une taxe sur les millionnaires, cela confirme la tendance de précédentes études sur le sujet, bien que celles-ci affichaient des scores plus élevés encore. En 2019, un sondage du CNCD-11.11.11 révélait que 72 % des Belges étaient favorables à un impôt européen de 1 % sur les patrimoines de plus d’un million d’euros. C’est près de 10 % en plus que dans le sondage des Millionaires for Humanity. En 2014, une enquête réalisée par Knack-VTM, auprès de 1 000 Flamands, montrait que 85 % d’entre eux se disaient en faveur d’un impôt sur les fortunes de plus d’un million d’euros. Pour Dave Sinardet, le fait que la proportion globale de « favorables » soit moins élevée ici que dans les précédentes enquêtes pourrait être un argument pour les politiques qui ne veulent pas de la taxe sur les riches.
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