« Si on rouvre totalement l’économie, on court à la catastrophe »
À quelques jours du prochain Conseil national de sécurité consacré au déconfinement de la Belgique, deux chercheurs de l’Université de Namur ont étudié les scénarios possibles de la sortie de crise. Ce qui semble d’ores et déjà certain, c’est qu’on ne retournera pas à la normale avant plusieurs mois.
À la demande du quotidien Le Soir, Jean-Philippe Platteau, professeur émérite à l’Université de Namur, et Vincenzo Verardi, chercheur qualifié FNRS (Fonds de la Recherche Scientifique) ont élaboré différents modèles pour sortir du confinement. Également membre d’un groupe de réflexion à l’origine d’un plan de « déconfinement responsable » publiée dans la revue Nature Medicine, Jean-Philippe Platteau revient sur les différents scénarios.
Pour contrôler l’épidémie, l’idéal serait un dépistage massif, une solution recommandée par de nombreux experts. Pourquoi ce dépistage n’est-il pas réalisable à court terme ?
Cela demande une très grosse organisation. Le gouvernement annonce un nombre élevé de tests, mais il faudra de nombreuses semaines et sans doute des mois avant qu’un dépistage massif des personnes asymptomatiques soit possible. Ce ne sont pas que les kits de test qui ne sont pas immédiatement disponibles en quantité suffisante. Nous sommes aussi contraints par la capacité logistique du pays, en particulier le personnel qualifié apte à effectuer les analyses des échantillons prélevés.
Le deuxième problème, qui est sans doute le plus important, c’est qu’il y a un très grand pourcentage d’erreurs dans les tests, de l’ordre de 30 à 40%. Le problème vient de ce qu’une détection efficace de la présence de l’ARN du virus suppose qu’on prélève un matériel de secrétions suffisant, ce qui implique que le prélèvement soit effectué de façon suffisamment profonde dans la gorge et dans le nez. Malheureusement, de tels prélèvements sont inconfortables, pour ne pas dire douloureux. Lors d’un dépistage massif et rapide, la tentation est de pratiquer des tests trop superficiels que pour pouvoir conclure de manière fiable à la présence ou l’absence du virus chez le patient.
En plus des tests de détection du virus, il y a les tests de détection de l’immunité, appelés tests sérologiques. Ici, il y a un grand débat pour savoir si les gens construisent une immunité et, si c’est le cas, combien de temps elle peut durer et dans quelle mesure elle peut être efficace pour combattre une infection grave (c’est-à-dire infligée par un agent contaminateur dont la charge virale est élevée). On ignore donc l’efficacité de cette immunité dans le cas d’une réinsertion des travailleurs dans les circuits économiques. Il faut donc rester extrêmement prudent. Il est important de pratiquer le dépistage pour avoir la meilleure idée possible du taux d’infection et d’immunité (probable) dans la population et de guider la politique en fonction de cette information. Mais un déconfinement relativement rapide, même très progressif, ne peut attendre que cette information soit disponible.
Quelle stratégie adopter si le dépistage massif n’est pas possible à court terme ?
La mesure que l’on peut instaurer tout de suite, c’est la distanciation sociale, à condition évidemment l’appliquer de manière très stricte. Aussi proposons-nous de rouvrir les secteurs économiques en fonction de la manière dont ils sont capables d’appliquer la distanciation sociale. Et les entreprises où le télétravail est possible devront continuer à le pratiquer pendant encore plusieurs mois.
Les secteurs problématiques sont les restaurants, les hôtels, les cinémas, et l’évènementiel. Même si on espace les gens, il y a le problème des aérosols. Les restaurants et les hôtels qui possèdent une terrasse et peuvent efficacement organiser l’espacement social devraient pouvoir reprendre leurs activités avant les autres.
Si la population retourne progressivement travailler, cela veut dire qu’il y aura à nouveau plus de monde dans les transports en commun. Comment gérer cet afflux ?
C’est un important goulet d’étranglement dans le cas où l’on rouvrirait totalement l’économie. On irait alors à la catastrophe, notamment à cause de la congestion au sein des transports en commun. C’est pour cette raison qu’il faut y aller progressivement. Pour les transports aériens, la situation est pire en raison des problèmes créés par l’usage de l’air conditionné et des difficultés d’espacement.
Que se passera-t-il pour les réunions familiales et les retrouvailles entre amis ?
À cet égard, nous sommes confrontés à un problème difficile. La raison est qu’il est beaucoup plus difficile de vérifier le respect des règles de distanciation sociale dans le cas de rencontres privées que dans l’espace public, où des agents chargés du contrôle peuvent exiger le respect de la loi. Nous l’avons vu récemment dans les espaces verts de Bruxelles : dès que le gouvernement relâche la pression des règles, certaines catégories de citoyens et citoyennes ont tendance à interpréter la nouvelle règle en leur faveur, et ceci de manière illégitime. Dans ce cas, la force publique peut intervenir pour ramener les contrevenants à l’ordre, mais dans le cas des rencontres privées, le respect de la loi est beaucoup plus difficile à imposer, et il est clairement plus facile de vérifier si des réunions d’amis ou de parents ont été organisées que de vérifier si les contraintes d’espacement sont bien respectées lorsqu’elles le sont. C’est ici que se mesure l’avantage d’avoir une population civique au sens d’une population qui exécute la loi par respect pour celle-ci plutôt que sous l’effet de la contrainte et de la crainte de sanctions. La Belgique n’est pas la Suède…
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