Carte blanche
Sauver l’histoire : une exigence éducative, critique et démocratique
Réformer un système éducatif est assurément une entreprise difficile ; elle l’est d’autant plus lorsque les communautés éducatives elles-mêmes ne sont que très mal informées ou craignent de l’être trop tard, quand les principales décisions auront déjà été prises.
Depuis plusieurs mois, des groupes de travail planchent, d’une part, sur le Pacte d’Excellence et, de l’autre, sur la réforme de la formation initiale des enseignants. Les travaux de ces deux groupes sont intimement liés et les documents, parfois encore provisoires, qui parviennent aux enseignants, tous niveaux confondus, ne sont pas de nature à les rassurer.
Le 3 février 2017, l’association Histoire et Enseignement pointait la menace planant, à brève échéance, sur le cours d’histoire. Le 22 février, les géographes dénonçaient à leur tour le risque de dilution de leur discipline. Ces inquiétudes, que nous partageons largement, naissent d’une incertitude fondamentale : est-il vrai que l’on s’oriente, dans le secondaire inférieur (éventuel tronc commun), dans le secondaire supérieur ou dans les deux cycles, vers un seul et vaste cours intégratif mêlant, à parts égales, l’histoire, la géographie, la sociologie et l’économie politique ? A nos yeux, une telle perspective est l’exemple même de la « fausse bonne idée », dont les effets contre-productifs dépassent de loin les éventuels avantages.
Qu’on nous comprenne bien : l’ouverture des programmes à la sociologie et à l’analyse économique ne nous paraît pas, en soi, illégitime ou inintéressante – sous réserve d’examiner les futurs programmes et référentiels de compétence – mais peut-elle se faire au détriment d’autres disciplines et à l’intérieur d’un volume-horaire qui resterait inchangé ?
La légitimité des disciplines
Défendre la pertinence et la spécificité des disciplines pourrait aisément passer pour archaïque ou corporatiste. Ne devrions-nous pas, au contraire, promouvoir l’interdisciplinarité, dans un monde de plus en plus complexe et dont l’appréhension nécessite une multiplicité d’approches ? Assurément. Mais nous sommes intimement convaincus que la condition même de l’interdisciplinarité est la maîtrise de savoirs et de savoir-faire disciplinaires solides. Les méthodes et pratiques de l’historien, du géographe, du sociologue ou de l’économiste peuvent, certes, présenter certains traits communs mais chacune de ces sciences développe une approche et un mode d’analyse spécifiques des phénomènes. Nier cette diversité épistémologique ou la noyer dans un « cours de tout » fait courir le risque d’un réel appauvrissement de la formation des élèves. Ces craintes ne sont pas hypothétiques : elles font ainsi écho, par exemple, à la position critique des associations allemandes de professeurs en histoire, géographie et politique face à ces cours intégratifs, désormais dispensés depuis quelques années dans certains Länder sous le titre de « Gesellschaftskunde » (« Science de la société »).
Quel super-enseignant pour ce « super-cours »
Une autre incertitude majeure concerne le profil des enseignants appelés à dispenser un tel cours intégratif. Quels seront les titres requis ou suffisants ? Sollicitera-t-on des spécialistes des diverses disciplines qui se relaieront en classe ? Si ce n’est pas le cas, espère-t-on d’un historien ou d’un géographe qu’il soit aussi sociologue et économiste, comme si de telles formations pouvaient s’improviser ou s’acquérir « sur le tas » ? Plus probable mais tout aussi inquiétant : diplômera-t-on des « profs de tout », forcément au rabais ? Dans la nouvelle formation initiale des enseignants qui nous est annoncée, un professeur du secondaire supérieur (master en 5 ans) verrait sa formation strictement disciplinaire limitée à moins de 60% de son cursus, alors qu’elle en compte aujourd’hui 90%. Cherchez l’erreur : une baisse drastique des crédits disciplinaires et, dans le même temps, une formation à plusieurs disciplines ou une fusion de celles-ci dans un magma bien peu cohérent.
Et l’histoire dans tout cela ?
Historiens de formation, nous demeurons convaincus de l’importance cruciale d’un réel et solide cours d’histoire tout au long de l’enseignement secondaire. Sans doute d’ailleurs est-il plus nécessaire que jamais, à l’heure où la société numérique nous conduit à gérer un flux d’informations qu’il convient d’ordonner, de hiérarchiser et dont il faut éprouver la fiabilité, – pensons aux sinistres « fake news ». La critique des sources, quelles qu’elles soient (écrites, iconographiques, audiovisuelles, internet…), la capacité à construire une explication des phénomènes prenant en compte les multiples dimensions de la vie sociale, l’apprentissage de la périodisation historique (notions de chronologie, de durée, de diachronie, de synchronie…) et l’attention au changement sont autant de savoir-faire qui s’acquièrent et s’affinent progressivement.
L’histoire que nous défendons est bien sûr, pour partie, celle qui permet de mieux comprendre les grands enjeux contemporains, d’envisager leurs racines et leurs causes, profondes ou plus immédiates. En ce sens, elle a une dimension citoyenne. Mais elle ne doit pas être confondue avec un cours de citoyenneté. Or, son insertion dans un ensemble vague de « sciences humaines » renforce le risque de ne l’étudier qu’à travers des enjeux mémoriels ou d’actualité. Selon nous, il demeure non seulement légitime mais indispensable d’enseigner aussi l’histoire pour elle-même, pour ce qu’elle peut apprendre de l’évolution des sociétés humaines, en articulant les niveaux local (au plus près de l’élève), régional, national, européen et l’ouverture aux autres civilisations. S’il est légitime de décortiquer, en partant du présent, le concept de démocratie et de s’interroger sur l’éventuel héritage athénien, il l’est tout autant d’étudier l’histoire de l’Antiquité grecque in se, et donc le fonctionnement, les ressorts et les caractéristiques propres de la démocratie athénienne. De surcroît, si on veut éviter l’écueil d’une approche téléologique ou finaliste, considérant que seul ce qui pouvait advenir est advenu, il importe de proposer une explication qui reconstitue un espace des possibles, permettant de comprendre les choix effectivement posés par des acteurs soumis à diverses contraintes. Il est enfin nécessaire d’amener les élèves à une maîtrise synthétique de l’histoire dans son temps long, qui évite tant une approche « à courte vue » du passé que l’usage de quelques grandes clés de lecture utilitaristes. Bien plus qu’une simple grille d’analyse de ce qui est, l’étude de l’histoire dans sa complexité doit préparer les jeunes à débusquer les simplismes, les a priori, les idées toutes faites, ce qui ne se conçoit ni sans connaissances solides, ni sans exercice de compétences : problématiser, critiquer, synthétiser, apprendre et communiquer. La culture historique est, en ce sens, l’une des conditions de plein exercice de la vie démocratique.
Du temps et des « pros »
Eu égard à ces enjeux et à leur complexité croissante, il nous semble donc inconcevable que la dimension proprement historienne de l’étude de nos sociétés soit réduite à moins de 2 heures par semaine dans le secondaire. Il faut que les pilotes de notre enseignement laissent aux élèves le temps nécessaire à la pratique de « l’enquête » en histoire[1] (tout comme en géographie…). Il faut également qu’ils continuent à permettre la formation de vrais professionnels du domaine, bien armés, certes, sur le plan pédagogique et didactique mais aussi et surtout en prise avec l’état le plus récent de la recherche et des méthodes dans la discipline. Seuls de bons historiens pourront, avec fruit, collaborer avec de bons économistes, de bons sociologues, de bons géographes et d’autres encore pour contribuer utilement à la formation et, partant, à l’émancipation des générations futures.
Adam Renaud (ULg)
Balace Francis (hre ULg)
Barla Nicolas (ULB)
Baurain Claude (hre ULg)
Bechet Christophe (Collège Sainte-Véronique Liège / ULg)
Bernaerts Bruno (Athénée Fernand Blum, Schaerbeek)
Bernard Bruno (ULB)
Berthelet Yann (ULg)
Bertrams Kenneth (ULB / Académie royale de Belgique)
Bertrand Paul (UCL)
Beyer de Ryke Benoît (ULB)
Bierlaire Franz (ém. ULg)
Brüll Christoph (ULg)
Buelens Marie-Astrid (ULB)
Busine Aude (ULB)
Cambrelin Thomas (ULB)
Chantinne Frédéric (ULB)
Charlier Marie-Thérèse (ULB)
Charruadas Paulo (ULB)
Cherdon Laetitia (Haute Ecole de Bruxelles – Defré)
Close Florence (ULg)
Cokaiko Sébastien (Ecole européenne de Munich / Athénée royal de Soumagne)
Colignon Alain (CegeSoma/AGR)
Delcorps Vincent (UCL)
Delforge Paul (Institut Destrée)
Delfosse Annick (ULg)
Deligne Chloé (ULB)
Deloge Pascal (Collège Saint-Julien, Ath)
Demoulin Bruno (ULg)
Depauw Claude (Archiviste de la Ville de Mouscron)
Destatte Philippe (UMons / Institut Destrée)
Devroey Jean-Pierre (ULB / Académie royale de Belgique)
De Waha Michel (ULB)
Diagre Denis (ULB)
Dierkens Alain (ULB)
Donneau Olivier (Haute Ecole Ville de Liège)
Dossogne Marc-Henri (Athénée royal de Chênée, Liège)
Dubois Sébastien (AGR)
Dufour Valérie (ULB)
Dujardin Vincent (UCL)
Dumont Jonathan (ULg)
Dumoulin Michel (ém. UCL / Académie royale de Belgique)
Dury Julie (Haute Ecole de la Ville de Liège)
Eeckhout Peter (ULB)
Engels David (ULB)
Gallez Philomena (ULB)
Geerkens Eric (ULg)
Genin Vincent (ULg)
Glansdorff Sophie (ULB)
Gotovitch José (hre ULB/ ém. Académie royale de Belgique)
Gouvienne Carine (Archiviste de la Ville et du CPAS de Charleroi)
Hardy François (Haute Ecole Charlemagne)
Havelange Carl (ULg)
Hendrickx Christine (ULB)
Hermand Xavier (UNamur)
Heymans Vincent (ULB)
Jacobs Thibaut (ULB)
Jaumain Serge (ULB)
Kesteloot Chantal (CegeSoma/AGR)
Knaepen Arnaud (ULB)
Kupper Jean-Louis (ém. ULg / Académie royale de Belgique)
Lagrou Pieter (ULB)
Lanneau Catherine (ULg)
Lauro Amandine (ULB)
Leclercq Jacqueline (ULB)
Levaux Thierry (ULB)
Loir Christophe (ULB)
Maquet Julien (Institut du patrimoine wallon / ULg)
Marchandisse Alain (ULg)
Maréchal Benoît (Institut Saint-Joseph de Welkenraedt)
Martens Didier (ULB)
Marx Jacques (ULB)
Masson Christophe (ULg)
Matteazzi Florence (UCL)
Morelli Anne (ULB)
Mostaccio Silvia (UCL)
Mund Stéphane (ULB)
Olcina José (Haute Ecole de Bruxelles – Defré)
Pasleau Suzy (ULg)
Péters Arnaud (ULg)
Pirenne Vinciane (ULg)
Pirlet Pierre-François (ULg)
Puccio Laetizia (AGR)
Régibeau Julien (ULg)
Renard Etienne (UNamur)
Ribeiro Thiago (ULB)
Sansterre Jean-Marie (ULB)
Schroeder Nicolas (ULB)
Sohier Julien (ULB)
Stellian Tatiana (ULB)
Sterkendries Jean-Michel (Ecole Royale Militaire)
Togni Fedora (ULB)
Triolet Jean-François (Athénée royal des Hautes Fagnes, Malmedy)
Van den Dungen Pierre (ULB)
Vanderpelen Cécile (ULB)
Van Haeperen Françoise (UCL)
Vanhoorne Frédérick (ULg)
Vanhulle Dorian (ULB)
Van Schuylenbergh Patricia (Musée royal de l’Afrique centrale)
Verschueren Nicolas (ULB)
Vokaer Agnès (ULB)
Warmenbol Eugène (ULB)
Wilkin Alexis (ULB)
Xhayet Geneviève (ULg)
[1] Jean-Louis Jadoulle, Faire apprendre l’histoire. Pratiques et fondements d’une « didactique de l’enquête » en classe du secondaire, Namur, Erasme, 2015.
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