Salah Echallaoui : « Le système belge des cultes reconnus est exceptionnel »
Inspecteur en Fédération Wallonie-Bruxelles pour les cours de religion islamique, Salah Echallaoui, 56 ans, est le visage apaisant et prudent de l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB).
Quarante-cinq ans, de 1974 à aujourd’hui, pour amener l’islam au même rang que les autres religions, n’est-ce pas long ?
La loi ne reconnaît pas le contenu philosophique d’une religion mais le temporel des cultes. Pour l’islam, cela a pris vingt-cinq ans, de 1974 à 1999. Les musulmans ont dû s’organiser, parce qu’on a fait les choses à l’envers : lorsque le culte musulman a été reconnu, il n’existait pas d’autorité religieuse qui structurait la communauté musulmane ; l’Etat avait confié le dossier de l’enseignement de la religion islamique au Centre islamique et culturel de Belgique ( NDLR : la Grande Mosquée de Bruxelles, au Cinquantenaire), dont le conseil d’administration était formé des ambassadeurs des pays musulmans. En 1990, l’Etat a mis fin au mandat de la Grande Mosquée mais il a fallu attendre 1999 pour que naisse l’Exécutif des musulmans de Belgique.
Elections à la clé…
Environ 72 000 musulmans y ont participé, dans des mosquées et des lieux neutres. Mais certains élus ne savaient pas pourquoi ils étaient là. Ils ont fait campagne comme pour une élection politique. De nouvelles élections eurent lieu en 2004, à la suite de difficultés internes en matière de gestion et dans un climat de tension avec la ministre de la Justice et des Cultes, Laurette Onkelinx. Les musulmans d’origine marocaine les boycottèrent. Cet Exécutif ne parvint pas à se stabiliser, rongé par des problèmes de gestion, des conflits internes et l’influence de certains courants idéologiques.
La formation des professeurs de religion islamique a bien progressé.
Comment le bateau a-t-il été remis à flot en 2014 ?
Il a fallu réfléchir à une autre forme d’organisation. Des concertations très larges aboutirent à la création d’une commission de renouvellement inspirée par la représentation israélite et protestante au départ des lieux de culte. Toutes les mosquées ont été recensées et leurs statuts vérifiés par le SPF Justice. Sur 300, 292 ont envoyé un délégué au conseil général des musulmans de Belgique et ont signé une charte d’adhésion au processus de renouvellement et au respect de la Constitution et des lois du peuple belge. La Grande Mosquée a refusé, comme quelques petites mosquées sans structure juridique.
Pourquoi avoir associé les mosquées non reconnues ?
Ne pas en tenir compte aurait donné un résultat peu représentatif. Il y avait et il y a toujours peu de mosquées reconnues : à l’époque, une dizaine à Bruxelles (19 aujourd’hui), 39 en Wallonie (chiffre stationnaire) et 27 au lieu de 28 en Flandre depuis que les autorités régionales ont retiré son accréditation à une mosquée du Limbourg ( NDLR : elle aurait espionné la communauté turque pour le compte d’Ankara). Le conseil général a donné naissance à une assemblée générale de 62 personnes, en plus des cooptés, notamment des femmes, en veillant à l’équilibre entre les trois Régions. Trois catégories de membres ont été définies : l’entité A pour les citoyens musulmans d’origine marocaine, l’entité B pour les musulmans d’origine turque et l’entité C pour les minorités, les citoyens d’autres nationalités d’origine et les convertis. Par exemple, la mosquée de Louvain-la-Neuve a choisi de s’inscrire dans l’entité C, faisant valoir qu’elle est fréquentée par des musulmans de tous horizons.
En mars 2016, vous avez remplacé le président Noureddine Smaili qui, après l’attentat contre Charlie Hebdo, avait appelé les musulmans à » s’assimiler ou à partir « . En mai 2018, vous avez dû céder votre mandat à Mehmet Üstün, issu du mouvement islamiste Millî Görü?.
Le règlement d’ordre intérieur prévoit le renouvellement tous les trois ans de l’EMB. Soit il est reconduit avec une rotation entre entités A et B qui échangent leurs fonctions au sein du bureau, soit de nouvelles élections ont lieu, mais toujours avec cette rotation au sein du bureau. A la suite de consultations très larges et d’un vote de l’EMB, j’ai accepté de terminer le mandat de Noureddine Smaili. L’Exécutif était au bord de l’explosion. Mais à titre bénévole et à la condition de rester au moins deux ans. En mai 2018, Mehmet Üstün m’a succédé, puisque la rotation était prévue par le règlement. A la demande des membres de l’EMB, je suis resté vice-président et président du collège francophone pour gérer les dossiers que j’avais entrepris.
Lesquels ?
L’enseignement, la formation des imams, la réforme du conseil des théologiens, la réforme des cours d’arabe et de religion dans les écoles attachées aux mosquées, la mise en place d’un corps de prédicatrices et de théologiennes, le dossier de la Grande Mosquée de Bruxelles… Nous visons la rénovation et le perfectionnement de notre institution dans la gestion de nombreux dossiers en interne et pour ce qui a trait à sa visibilité publique.
Commençons par l’enseignement…
Du côté francophone et germanophone, nous avons déjà un référentiel des compétences. La formation des professeurs de religion islamique a bien progressé : un certificat de didactique des cours de religion islamique de deux ans a été élaboré en collaboration avec l’UCL. La première promotion est sortie en 2017, la prochaine est attendue pour juin prochain, un nouveau programme des cours est en phase finale d’élaboration. Du côté néerlandophone, à la suite d’un accord signé avec la ministre de l’Enseignement, Hilde Crevits (CD&V), l’EMB a noué des partenariats avec huit hautes écoles flamandes pour former les professeurs de religion islamique du primaire et du secondaire inférieur. Les professeurs du secondaire supérieur doivent suivre leur cursus en sciences religieuses, option islam, à la KU Leuven.
Comment se positionne l’EMB à l’égard des mosquées non reconnues dont certaines sont problématiques ?
Elles ont le statut d’asbl. Personne n’a un droit de regard sur elles, à part le fisc. Nous les encourageons à demander leur reconnaissance. Il n’y a que 19 mosquées reconnues à Bruxelles sur une soixantaine recensées par l’EMB : c’est peu. Une dizaine ont entamé leur parcours. En novembre 2017, lorsqu’un imam de la mosquée Al Ihsaan de Louvain avait justifié la violence physique à l’égard des femmes lors d’un prêche du vendredi, nous l’avons convoqué et suspendu. Nous en avions le pouvoir car il était reconnu, attaché à une mosquée reconnue. Il a signé un engagement à respecter la charte des imams, la Constitution, les lois de notre pays et à ne plus tenir de tels discours. Auparavant, un courrier avait été adressé à toutes les mosquées, reconnues ou non, pour qu’elles collaborent avec l’EMB lors de tout engagement d’imam ou de prédicateur. Partant du principe que les 292 mosquées ont un délégué dans l’une ou l’autre structure de l’organe chef de culte et qu’elles ont signé la charte d’adhésion au renouvellement, nous considérons qu’elles sont toutes tenues au respect des directives de l’EMB.
Vous avez condamné les propos de Mohamed Toujgani, l’imam de la mosquée Al Khalil de Molenbeek, appelant à détruire les « sionistes ». Il avait remplacé le mot « Mongols » par » sionistes » dans une invocation à caractère religieux. Ne fallait-il pas aller plus loin ?
Il faudrait mettre beaucoup d’ordre dans cette fonction… D’autres imams ou prédicateurs pourraient avoir un discours non contextualisé. Certaines invocations écrites au viie ou viiie siècle, quand les musulmans ont été chassés de La Mecque, ou au xiiie siècle, lors de la prise de Bagdad, s’inscrivent dans un contexte conflictuel. Il s’agit d’un » dérapage commis sous le coup de l’émotion provoquée par les images satellitaires du conflit de Gaza « , nous a expliqué Mohamed Toujgani dans une lettre adressée à l’EMB. Nous avons dénoncé et condamné ces propos.
N’est-ce pas le Conseil des théologiens de l’EMB qui devait intervenir ?
Une réforme profonde du Conseil des théologiens est en cours, en bonne intelligence avec les personnes et institutions concernées. Il nous faut un Conseil des théologiens en phase avec le contexte européen et belge, avec des gens suffisamment formés et maîtrisant une des langues nationales, qui respectent la diversité de notre communauté et s’engagent dans des réformes religieuses essentielles et indispensables, dans le cadre des lois de notre pays, y compris l’égalité entre les hommes et les femmes.
Y a-t-il d’autres projets sur le point d’aboutir ?
Le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), a accepté le principe du financement d’un corps de neuf prédicatrices et de neuf théologiennes. Elles ont le même rôle que les imams en matière d’encadrement de la communauté, sauf la direction de la prière. Le ministre soutient aussi notre projet d’une formation de niveau universitaire pour les imams, avec un financement fédéral à la clé. La recherche d’un partenariat avec l’UCL Louvain et la KU Leuven est très avancée.
Jugez-vous suffisant le financement du culte musulman ?
Le système belge des cultes reconnus est un modèle exceptionnel en Europe. L’Etat a jugé que les cultes jouaient un rôle social dans le développement humain de la société et il les subsidie. Certaines mosquées ont encore des difficultés, mais la plupart se financent grâce à la collecte des fidèles, les dons de particuliers ou de fondations étrangères liées parfois à des Etats. Le 13 juin 2018, les organes représentatifs des cultes reconnus et de la laïcité ont déclaré, en présence du Premier ministre et du ministre de la Justice, » éviter les financements venant de l’étranger qui seraient de nature à nuire à leur indépendance et s’engagent à tout mettre en oeuvre, en vue de garantir la transparence et l’intégrité des flux financiers au sein des entités qui les composent « . L’EMB est un organe chef de culte qui ne reçoit pas un centime de l’étranger. Nous mettrons tout en oeuvre pour appliquer cette déclaration commune aux entités qui composent notre organe.
La commission d’enquête parlementaire sur les attentats de mars 2016 souhaite que la Grande Mosquée soit reprise par l’Exécutif des musulmans et une « communauté locale » aux contours assez flous. Etes-vous prêt ?
Nous avons communiqué notre projet au ministre de la Justice. L’Exécutif des musulmans de Belgique s’installerait au Cinquantenaire. En tout ou en partie, car la Maison hanséatique où nous nous trouvons actuellement a un côté pratique, surtout au niveau administratif. L’Institut de formation des imams devrait suivre. La Grande Mosquée deviendrait ainsi le symbole de l’islam de Belgique. Après les attentats, j’ai cherché en vain un lieu pour organiser une cérémonie à la mémoire des victimes ( NDLR : le recteur de la Grande Mosquée avait refusé de diriger une prière pour des non-musulmans). Heureusement, nous avons pu participer au recueillement chrétien à la cathédrale des Saints-Michel-et-Gudule. L’EMB supervisera l’établissement d’un registre des fidèles de la Grande Mosquée et la création d’un comité de gestion en vue de sa reconnaissance. Nous souhaitons aussi donner à ce lieu une dimension culturelle et montrer toutes les facettes de la civilisation musulmane, en partenariat, par exemple, avec l’Institut du monde arabe de Paris.
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