"S'alimenter, c'est vital, souligne Yvan Larondelle. On ne passe plus assez de temps à acheter des aliments sains, de saison, puis à les cuisiner, ou à gérer son stock dans le frigo pour éviter les gaspillages." © HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

« Reprenons le contrôle de notre alimentation ! »

Olivier Mouton Journaliste

Yvan Larondelle, professeur de biochimie et de nutrition à la faculté des bioingénieurs de l’UCL, n’exonère pas la responsabilité de l’Afsca ou de l’industrie agroalimentaire dans la crise des oeufs contaminés. Mais les consommateurs doivent gérer intelligemment ce signal d’alerte.

La crise alimentaire des oeufs contaminés est-elle l’arbre qui cache la forêt ? Faut-il plus que jamais se préoccuper du contenu de notre assiette ? Soudain, les consommateurs se trouvent à nouveau plongés dans des abîmes de perplexité comme ce fut le cas après la vache folle, le poulet à la dioxine ou les lasagnes à la viande de cheval. Yvan Larondelle, professeur de biochimie et de nutrition à la faculté des bioingénieurs Agro Louvain de l’UCL, en est parfaitement conscient.  » Cette nouvelle crise remet en question notre système de contrôle, dit-il. Celui-ci fonctionne bien mais il est faillible comme toute oeuvre humaine. Pas toujours facile de débusquer les malfrats qui veulent frauder pour trois francs six sous. Le drame, c’est qu’ils salissent la réputation de l’immense majorité des producteurs de nos régions qui travaillent bien.  »

Il est impossible de tout contrôler. Un sujet de préoccupation. Le fipronil, cet insecticide incriminé, ne figurait même pas sur la liste des produits au sujet desquels l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca) devait être vigilante. Attention, danger ?  » Mais nous faisons déjà énormément de contrôles, tempère Yvan Larondelle, qui fut membre du comité scientifique de l’Afsca à ses débuts. Paradoxalement, en trente ou quarante ans, la qualité sanitaire de nos aliments a fortement augmenté. Les entreprises ont fait des efforts gigantesques pour éviter les contaminations microbiennes. Des règles de bonne pratique ont été mises en place, des cahiers des charges, des guides d’autocontrôle… Bien sûr, il y aura encore des problèmes. Un monde où la sécurité alimentaire est parfaite, cela n’a jamais existé et cela n’existera jamais.  »

Depuis la nuit des temps, l’homme n’a jamais mangé sans risques.  » Depuis les premiers humains, on sait que manger est dangereux, souligne le professeur. La biodiversité de notre planète est couverte de plantes et champignons toxiques qu’il a bien fallu tester… en risquant sa vie. Au Moyen Age, et même encore en Russie au xxe siècle, on a connu des épidémies mortelles d’ergotisme, causées par des toxines d’origine microbienne dans des céréales. Les risques ne sont évidemment plus les mêmes aujourd’hui que par le passé. Le poids des contaminations microbiennes dans les incidents alimentaires est de moins en moins prépondérant alors que les problèmes de contamination prennent de plus en plus de place, en raison des progrès des méthodes de détection mais aussi du niveau de contamination de notre environnement. Depuis le début du xxe siècle, on a développé énormément de composés chimiques, certains utilisés dans l’agro-alimentaire et dont font partie les fameux pesticides, mais d’autres conçus pour bien d’autres applications. Les retardateurs de flammes dans nos ordinateurs, par exemple, ont une durée de vie très longue et vont inévitablement se retrouver aussi dans notre environnement et ensuite dans notre alimentation.  »

Ces composés chimiques nouveaux n’ont, pour la plupart, aucun effet à court terme.  » Pour toute une série de personnes, ils n’auront même aucun effet délétère, précise Yvan Larondelle, en raison de nos capacités métaboliques internes de détoxication et élimination.  » Mais il y a un certain nombre de composés qui posent problème et dont les effets néfastes à long terme sont de mieux en mieux définis.

L’homme impropre à la consommation

Manger peut-il encore être dangereux aujourd’hui ? Dans le magma des crises alimentaires médiatisées, il n’est pas toujours facile de faire le tri. Ni de bien réagir. Lors de la crise de la dioxine, qui a touché massivement les volailles et les oeufs en 1999, de nombreux consommateurs se sont rabattus sur le poisson. Une fausse bonne idée.  » Les niveaux de contamination tolérés ne sont pas les mêmes pour toutes les denrées alimentaires. A l’époque, les valeurs acceptées pour les poissons étaient plus élevées que celles acceptées dans les oeufs. Du coup, un oeuf était considéré comme impropre à la consommation, tandis qu’un poisson, avec une valeur supérieure, ne l’était pas. C’est absurde.  » Une différence qui s’expliquait :  » Les gens consommaient moins de poissons. En moyenne, ils ne dépassaient donc pas les limites de consommation hebdomadaire établies pour les contaminants comme les PCB ou les dioxines. Par ailleurs, il ne fallait pas trop les freiner car la majorité des poissons apportent les oméga-3 dont nous avons bien besoin. Des limites trop strictes auraient rendus certains poissons impropres à la consommation. Mais soyons prudents, insiste le professeur néolouvaniste. Des gens pourraient se dire en lisant mes propos : il ne faut plus manger de poisson. Ce n’est évidemment pas mon message. Je veux juste illustrer que les décisions à prendre en tant que consommateur, et les recommandations à donner en tant que nutritionniste, ne sont pas toujours simples !  »

Des composés chimiques de synthèse se trouvent aujourd’hui partout dans notre environnement et se dégradent souvent très lentement.  » Mais la situation s’améliore, en tout cas au niveau des pratiques, relève Yvan Larondelle. Au milieu du xxe siècle, on allait jusqu’à asperger des gens avec du DDT, considéré comme la solution miracle contre les maladies transmises par les moustiques, comme la malaria, alors que ce produit a des effets délétères invraisemblables sur la santé. On a cru que la chimie résoudrait tout, sans se rendre compte de son impact à long terme sur notre environnement et notre santé. Aujourd’hui, heureusement, il y a une prise de conscience de la société civile qui stimule les responsables politiques à prendre des mesures correctrices. Mais le passif ne pourra pas être épuré à court terme…  »

Le droit à une alimentation saine est un droit fondamental de l’être humain

L’image est forte, mais elle vaut son pesant d’explication : si un humain devait être analysé par l’Afsca, il serait probablement déclaré impropre à la consommation.  » Notre environnement est contaminé et nous devons vivre avec, expose le spécialiste de la nutrition. Certains de ces composés chimiques s’accumulent dans nos tissus et en particulier dans le tissu adipeux. Au fur et à mesure que nous vieillissons, nous devenons de plus en plus contaminés. Cela ne veut pas nécessairement dire que nous aurons des conséquences en matière de santé, parce que ces composés sont en quelque sorte paralysés en nous sur leurs sites de stockage. Mais une cure d’amaigrissement trop rapide peut, le cas échéant, présenter un danger insoupçonné : ces composés toxiques sont alors mobilisés et reviennent dans la circulation. Ils doivent être éliminés par le foie ou les urines mais cette détoxication n’est pas immédiate et laisse donc de manière transitoire des pics de concentration dans le sang.  »

Faut-il alors se méfier de tout ? A tout le moins, être extrêmement vigilant. Certains envisagent aujourd’hui, à la suite de la crise des oeufs contaminés, de reprendre des poules chez eux.  » Il faut alors contrôler la qualité du sol sur lesquelles elles vont se balader. Certains sols sont contaminés par des produits chimiques persistants. Les oeufs risquent alors d’être contaminés. Agalev, ancêtre de Groen ! , avait fait campagne en Flandre, il y a quelques années, pour permettre aux citoyens de posséder des poules. Je faisais alors partie du comité scientifique de l’Afsca : nous avons constaté lors de contrôles que certains de ces oeufs produits à domicile étaient fortement contaminés.  » Dans les chaînes de production officielle, par contre, les contrôles sont très fréquents. Une garantie, même si, comme on le voit aujourd’hui, le système n’est pas infaillible.

« Nous sommes des acteurs du système »

Faut-il faire le procès de l’industrie agro-alimentaire, comme le font, sur le plan politique, les écologistes ou des ministres wallons ? La solution se trouve- t-elle dans un retour vers le circuit court ?  » Je pense que le problème vient du fait qu’une partie significative des consommateurs ne souhaite pas investir énormément de temps et d’argent dans leur alimentation, nuance Yvan Larondelle. Le premier critère de choix, pour nombre d’entre eux, c’est le prix. Bien sûr, beaucoup de gens ont des difficultés financières et il faudrait pouvoir aider ces personnes. Je pense que le droit à une alimentation saine est un droit fondamental de l’être humain. Mais il y a moyen de se nourrir correctement en payant un juste prix, en se tournant davantage vers des produits de base à cuisiner soi-même. C’est peut-être moins confortable que d’acheter des produits préparés à réchauffer au four à micro-ondes, mais c’est probablement plus sain. Il est un peu trop facile de dire que les industries agroalimentaires sont responsables de tout ce qui ne fonctionne pas bien. Via nos achats, nous orientons les choix stratégiques des entreprises du secteur.  »

La société est ainsi faite que certains, aujourd’hui, ne savent plus préparer des aliments à partir de denrées de base. De nombreux concitoyens n’ont jamais épluché une pomme de terre.  » Surréaliste « , clame le professeur.  » Les consommateurs doivent reprendre possession de leur alimentation, en remettant leur démarche d’achat et de préparation des produits alimentaires, au coeur de leur vie quotidienne. S’alimenter, c’est vital. On ne passe plus assez de temps à acheter des aliments sains, de saison, puis à les cuisiner, ou à gérer son stock dans le frigo pour éviter les gaspillages.  »

La crise des oeufs contaminés ne doit, par exemple, pas faire perdre de vue qu’il s’agit là d’un aliment très intéressant.  » C’est un produit à forte densité nutritionnelle. C’est notamment une source de protéines formidable, avec des proportions adéquates de tous les acides aminés essentiels par rapport à nos besoins. Si on nourrit bien les poules, on peut, en plus, avoir des oeufs contenant pas mal d’acides gras oméga-3, et notamment le fameux DHA, grâce au potentiel métabolique particulier de la poule pondeuse, qui lui permet de produire du DHA à partir des précurseurs alimentaires végétaux. Et c’est assez peu surprenant si on y réfléchit. La poule a forcément envie de produire un oeuf de qualité puisque l’objectif, c’est de préparer la venue d’un poussin, la génération suivante.  » La preuve de ces incroyables qualités ? L’équipe de recherche d’Yvan Larondelle essaie d’optimiser l’alimentation de la poule pour lui permettre de produire des oeufs qui nous protégeraient, dans une certaine mesure, contre le développement de cancers. Une expérience dont on pourrait reparler dans deux ou trois ans.  » Il est dramatique qu’à cause d’un fraudeur, on jette le discrédit sur ce type d’aliment. Des consommateurs risquent de se priver d’une denrée importante.  »

L'Afsca est appelée à se préoccuper davantage des grosses filières de production, plutôt que de tracasser les petits artisans.
L’Afsca est appelée à se préoccuper davantage des grosses filières de production, plutôt que de tracasser les petits artisans.© Frédéric Sierakowski/ISOPIX

« Une priorité ? L’éducation ! »

L’accumulation des crises alimentaires préoccupe légitimement les citoyens. Mais ceux-ci sont souvent désarmés pour y apporter des réponses suffisantes.  » Je suis souvent étonné des lacunes dans les connaissances de base des consommateurs en chimie et en biologie alors qu’il s’agit là d’outils indispensables pour bien comprendre nos besoins alimentaires et en quoi nos aliments y répondent ou pas, appuie le professeur de l’UCL. Or, nos aliments constituent la base de notre fonctionnement. Manger, c’est peut-être dangereux, mais ne pas manger, c’est fatal ! Le manque d’esprit critique des consommateurs par rapport à leur alimentation permet, en outre, à toute une série de gourous d’écrire des livres à sensation ou de proposer des régimes farfelus. Certains se tournent vers eux comme s’ils entraient en religion. Certaines denrées sont proscrites et d’autres adulées, notamment au niveau des huiles et autres matières grasses. Or, une alimentation équilibrée est justement une alimentation diversifiée, y compris à l’égard de ces contaminants chimiques dont on ne peut complètement s’affranchir.  »

Et si, finalement, c’était l’autre leçon à retenir de la crise des oeufs contaminés ? La nécessité de renforcer l’éducation à l’alimentation ? Et si le vrai scandale, en Belgique, était plutôt l’absence quasi totale de prévention concertée entre les sept niveaux de pouvoir compétents en la matière, du fédéral aux communes en passant par les Communautés ou les provinces ? Aucun plan alimentation digne de ce nom ne peut voir le jour en Belgique, faute de moyens budgétaires et de volonté politique partagée.

 » Vous mettez le doigt sur ce qui est le plus important à mes yeux ! Il est vital pour notre société d’investir dans l’édu-cation des gens, afin qu’ils aient un bagage scientifique suffisant pour comprendre ce qui nous concerne finalement toutes et tous. Il ne faut pas oublier que nous sommes des êtres composés de molécules chimiques. Bien sûr, tout cela est très compliqué, mais il y a moyen d’expliquer les choses simplement. Cela demande de former les formateurs de façon précise. Ce travail doit être mené à tous les niveaux, depuis l’école maternelle jusque dans le supérieur, et même via la formation continuée des adultes. La structure institutionnelle de notre pays ne facilite pas les choses à cet égard. Même les médecins sont parfois encore insensibles à l’importance de l’alimentation sur la santé, même si la prise de conscience est maintenant bien visible. Prévenir, avant de guérir.

Bien sûr, ce constat ne dédouane pas l’Afsca de ses responsabilités. Le système de contrôle peut effectivement être amélioré.  » Je tiens à souligner l’important travail effectué par l’Afsca depuis une quinzaine d’années, avec des scientifiques et des techniciens de grande valeur, affirme notre expert. Mais il est vrai que l’Agence devra dorénavant prendre davantage en compte les différentes réalités des systèmes de production. Etant donné l’impact des grandes filières sur la santé publique, puisqu’elles touchent des centaines de milliers de personnes, il faudra renforcer et élargir les contrôles mais aussi décortiquer les modes de fonctionnement. En étant peut-être plus souple sur les productions locales qui touchent des consommateurs bien avertis et en nombre limité. Si deux personnes ont un jour une diarrhée après avoir mangé de la tarte au riz traditionnelle, ce n’est pas un drame en matière de santé publique. Par contre, si des centaines de milliers de consommateurs sont contaminés par un seul et même pesticide ou s’ils se détournent d’un aliment particulièrement nutritionnel à cause d’une crise mal anticipée, cela pose un vrai problème de santé publique.  »

Mangeons mieux, mangeons intelligent. Mais mangeons tranquille, malgré tout ?

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