Raphaël Enthoven: « La complaisance est plus dangereuse que l’islamisme »
A travers sa fable animalière Krasnaïa, le philosophe ausculte les pathologies de la démocratie française à la veille de l’élection présidentielle. Le plus grand danger, c’est la peur et les capitulations qu’elle induit, avertit-il.
Le philosophe Raphaël Enthoven, qui ne rechigne pas à se confronter à l’occasion aux politiciens sur leur terrain, a choisi la fable animalière pour dresser son état des lieux de la société française en cette année d’élection présidentielle. « Un pur caprice de la fantaisie », justifie-t-il à propos de la forme de Krasnaïa (1). Une distanciation nécessaire pour traiter du fond des thématiques abordées? Pas vraiment, assure l’auteur, qui reconnaît néanmoins la grande liberté que ce mode narratif lui a procurée. Ainsi, à travers les parcours du cheval Vladimir (François Hollande), du loup Mirko (Emmanuel Macron), de la taupe Dinia (Eric Zemmour) ou du sort des renards reclus (les islamistes) ou des animaux réfractaires (les gilets jaunes) défilent deux présidences qui ont bouleversé la France. Pour le meilleur ou pour le pire?
Bio express
- 1975: Naissance, à Paris, le 9 novembre.
- 2000 : Enseignant à Sciences Po Paris.
- 2007 : Présentateur et producteur de l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, sur France Culture.
- 2011: Publie Le Philosophe de service et autres textes (Gallimard, 128 p.).
- 2013: Matière première (Gallimard, 160 p.).
- 2020: Publie son premier roman, Le Temps gagné (L’Observatoire, 528 p.).
Vouloir plaire à tout le monde comme le fait Vladimir/François Hollande, est-ce une des plaies de la démocratie actuelle? Cette pratique est-elle plus répandue que par le passé?
Elle est infiniment répandue. Le prolongement extrême de cette tendance est le référendum d’initiative citoyenne avec le droit de révocation proposé par les gilets jaunes. Que demande-t-on lorsqu’ on veut faire usage d’un droit de révocation? Un souverain qui tente de nous plaire en permanence. C’est la mort de la politique et son remplacement par la publicité. La démocratie est ainsi faite que les qualités nécessaires à la conquête du pouvoir ne sont pas celles nécessaires à son exercice. Vladimir/François Hollande excelle à flatter, à courber l’échine, à séduire… Une fois à la tête de l’Etat, il continue à vouloir plaire alors que c’est terminé. Il faut gouverner. Les élus sont rarement ceux qui sont faits pour gouverner ; ce sont ceux qui sont faits pour être aimés. Ce qui est à l’origine d’une quantité de malentendus.
Le danger n’est jamais l’alternance. Le danger, c’est l’alternative entre la compétence et le bordel.
Peut-on chercher à plaire en campagne électorale et, malgré tout, gouverner pour l’intérêt général?
Oui, j’imagine que c’est possible. Mais bien souvent, le souverain, en particulier à l’ère numérique, est tributaire des soubresauts de l’opinion. Toute la question est d’assumer l’impopularité. Quelle quantité d’hostilité suis-je capable de supporter pour gouverner les gens malgré eux? Pour assumer qu’en période de pandémie, je vais restreindre leurs libertés et que cela me vaudra des malédictions? C’est tout le paradoxe d’une fonction éminente qui suppose que, pour que son exercice soit correct, l’éminent lui-même fasse peu de cas de sa petite personne et plus de cas de sa mission.
A cette aune, Emmanuel Macron, « Jupiter honni », a-t-il réussi?
Il ne s’est pas rendu tellement impopulaire. Les sondages le placent aujourd’hui à une hauteur que ses prédécesseurs n’avaient pas atteinte, à commencer par François Hollande. En revanche, il fait l’objet d’une détestation irrationnelle de la part de ceux qui ne l’aiment pas. Cela m’inquiète. Le problème de la France est l’absence d’opposition. Il y a quantité d’opposants. Mais vous ne faites pas un terreau commun avec Valérie Pécresse, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen, Eric Zemmour… Il n’y a pas une figure suffisamment charismatique ou un discours suffisamment structuré pour préempter le mécontentement et faire une proposition politique qui permette ensuite la conquête du pouvoir, son exercice et l’alternance. C’est cela qui est dangereux: l’opposition n’étant pas canalisée par la proposition, elle culmine dans le sentiment que c’est la République qu’il faut abattre, plus qu’un gouvernement qu’il faudrait changer. Ceci est propice à des situations insurrectionnelles. Emmanuel Macron peut cyniquement trouver son bénéfice dans le fait que sa seule adversaire un peu consistante est Marine Le Pen, qu’il a déjà battue et qu’il battra sans difficulté. Mais le prix à payer d’un tel bénéfice me paraît exorbitant. Tout le monde devrait avoir à coeur de construire une opposition raisonnable et consistante. Le danger n’est jamais l’alternance. Le danger, c’est l’alternative entre la compétence et le bordel. C’est là où nous nous trouvons, avec la possibilité que le bordel l’emporte sur un malentendu.
Trop d’opposition tue l’opposition?
Non. C’est une question d’idéologie. Un monde mondialisé rend caduque le paradigme droite-gauche. Quand le raisonnement est tributaire de paradigmes qui sont lointains, mondiaux, la question n’est plus de savoir si on est de gauche ou de droite, si on est pour l’égalité ou la liberté, mais de savoir s’il faut se replier sur soi ou s’ouvrir au monde. Cette mutation du paradigme est aujourd’hui le fait de l’opinion publique. Des gens de droite ou de gauche se retrouvent dans le même camp au nom de cette nouvelle répartition de la pensée. Le paysage politique tarde à incarner ce qui opère déjà dans l’opinion. Le sentiment que l’on va gagner par la gauche ou par la droite me paraît la résurrection d’une recette inadaptée au temps nouveau.
N’y avait-il rien à retirer, sur un plan démocratique, de la révolte des gilets jaunes, les réfractaires de votre fable?
Il y a avait beaucoup de choses à espérer. D’abord, je dépeins, dans le livre, le mouvement sous la forme d’un foyer chaleureux où chacun panse les blessures de l’autre, c’est la fraternité des ronds-points. Cela explique sa popularité. En revanche, le fait d’être un mouvement de rejet et pas de projet le condamnait à l’avance. Le rejet permet de fédérer les opinions disparates. Les gilets jaunes allaient des anarchistes aux royalistes. On peut se dire que c’est merveilleux. Mais à la seconde où on bascule dans le projet, les opinions auraient été antagonistes. Le mouvement des gilets jaunes a été très populaire mais ses débouchés électoraux furent dérisoires. L’ enjeu n’était pas tant politique que révolutionnaire. A partir de là, on se trouvait dans une impasse dont il faut retenir le sentiment de fraternité, la désespérance, l’envie d’être écouté et la prégnance du complotisme.
Le séparatisme islamiste, que vous représentez par une communauté de renards refermée sur elle-même et appliquant ses propres lois, est-il un réel danger pour la démocratie en France?
Dans mon livre, la majorité des renards jouent le jeu de la collectivité. Le séparatisme est une tendance qui accompagne le sentiment que l’identité est une valeur en soi et que l’on corrige une injustice en injectant l’injustice inverse. La partition est à la fois une tentation irrépressible et une façon de montrer que les institutions peinent à donner à tous le sentiment qu’ils sont sur un pied d’égalité. Néanmoins, le désir de faire sécession est, à mon avis, autonome. Les défaillances de l’Etat ne sont que des alibis.
Que vous inspire la complaisance pour cette tendance au séparatisme?
C’est le plus grand danger. La complaisance est plus dangereuse que l’islamisme. M6 a diffusé il y a quelques jours un reportage à Roubaix sur l’islamisme. Que quelques boutiques de cette ville proposent des poupées sans visage me paraît horrible, affreux, détestable, condamnable… Mais cela reste un épiphénomène. En revanche, que quantité de gens commentent ensuite ce reportage en affirmant que ce n’est pas du tout scandaleux et que c’est l’occasion pour les jeunes filles de dessiner elles-mêmes les visages et de développer leurs capacités artistiques me paraît véritablement dangereux. Les lâches sont plus dangereux que les tarés parce qu’ils sont plus nombreux. La terreur qu’on éprouve, c’est-à-dire la complaisance, l’accommodement, la prudence, est plus dangereuse que la terreur qu’on inspire. Proclamer après l’attentat contre Charlie Hebdo, « vive la liberté d’expression, mais respectons-nous les uns les autres », ce n’est pas une parole pondérée. C’est une parole de démissionnaire, celle de quelqu’un qui essaie de faire cohabiter des principes contradictoires au nom de la pondération.
Comment l’expliquez-vous?
Samuel Paty a eu la tête coupée. Plus d’un an après, il n’y a que deux établissements scolaires en France qui portent son nom. Que faut-il faire pour qu’une école porte votre nom? Pourquoi dans les villes dont les maires ont suggéré qu’un établissement prenne le nom de Samuel Paty, le vote a parfois été à 100% négatif? Pourquoi? Parce que la terreur a pris le pouvoir. De la même manière, Ophélie Meunier (NDLR: la journaliste présentatrice du reportage sur Roubaix) a été menacée de mort et mise sous protection policière. Cela n’empêchera pas que le reportage soit indéfiniment accessible. Mais qui, désormais, s’emmerdera à faire la même chose? Qui encourra le risque d’être menacé de mort? Qui a envie de mourir? Quand on n’est plus prêt à mourir pour cela, c’est la société elle-même qui meurt.
La démocratie fait grand cas du débat et, en réalité, le compromet en permanence.
Pour vous, l’islamo-gauchisme est bien une réalité?
L’islamo-gauchisme est une réalité documentée depuis plus de vingt ans. Au moment de la seconde Intifada, en 2000, des gens qui scandaient « Mort aux juifs » défilaient dans les manifestations du NPA (NDLR: Nouveau Parti anticapitaliste, formation d’extrême gauche). Il reste qu’utiliser cette notion pose deux problèmes. D’abord, le nom. Islamo-gauchisme me paraît mal adapté ; islamismo-gauchisme me paraîtrait meilleur. Ensuite, ce mot-valise sonne faux alors que la réalité qu’il désigne me semble, elle, incontestable. Il donne le sentiment d’une alliance strictement idéologique. Or, je ne pense pas que ce sont les idéologies de l’islamisme et du gauchisme qui s’entendent, mais plutôt le dogmatisme et le relativisme. Doit-on tout tolérer sous prétexte que l’on est sceptique?
De quelle façon, « l’animalisme » et le « colorisme » s’alimentent-ils mutuellement?
Ils sont différents. L’ animalisme est officiellement antipathique, comme le racisme. Le colorisme est officiellement sympathique, comme l’antiracisme. Mais ils ont en commun la valorisation comme telle d’une appartenance. L’animalisme est une opinion infâme qui, pour cette raison, donne à ceux qui la revendiquent le sentiment d’être des « moutons noirs » qui disent tout haut ce que la plupart des animaux pensent tout bas. L’erreur du colorisme, c’est de vouloir corriger une injustice par l’introduction de l’injustice inverse. A la façon, par exemple, dont on lutte contre le racisme en créant de la non-mixité, ce qui me paraît spectaculairement contradictoire. Ils s’offrent l’un l’autre le contrepoint caricatural dont ils ont besoin pour prospérer. Or, ce sont deux modalités de l’enracinement qui, l’une et l’autre, ont un effet délétère sur la société.
« La raison doit l’emporter sur la croyance comme la loi commune doit l’emporter sur les traditions », explique dans votre livre Mechtat, le « discuteur en chef », à Mirko/Emmanuel Macron. Y croyez-vous encore?
Non. Je le souhaite mais je n’y crois pas. Enfin, je n’y crois pas… Je ne crois pas que l’on puisse un jour résorber la quantité de croyance ou le désir de croire, de la même manière que l’on ne pourra pas résorber la haine, la misogynie, l’antisémitisme, le racisme, la violence. Je ne crois pas à la disparition de ces passions-là sous le gouvernement d’une raison retrouvée. Je n’y crois pas mais je ne vois pas dans cet échec programmé une raison de ne pas essayer. C’est sisyphéen. Sisyphe est désespéré tant que son but est d’atteindre le sommet de la montagne. A la seconde où sa raison d’être est de pousser le caillou aussi convenablement que possible, Sisyphe devient invincible. Donc, mon pessimisme n’est pas décourageant. Il ne m’a jamais découragé d’aller dans l’agora. Mais si, demain matin, je disparais, cela ne changera rien. On peut juste lutter contre ce genre de choses et donner la migraine à ceux qui les éprouvent.
Désespérez-vous complètement du débat?
Dans un très beau chapitre des Essais, sur l’art de la discussion, Montaigne dit qu’il se sent plus fier de la victoire qu’il remporte sur lui quand il change d’avis sous les objections de son interlocuteur que de celle qu’il remporte sur son interlocuteur qui s’est trompé ou a fait preuve de faiblesse. Ce genre d’épiphanie où un participant à un débat dit à son contradicteur qu’il a raison, n’arrive pas en démocratie, parce que vous êtes le mandataire de vos ouailles et que si vous vous rangez aux arguments de votre opposant, on interprétera comme une faiblesse ce qui, chez vous, sera vécu comme de l’humilité. C’est un paradoxe de la démocratie. La démocratie fait grand cas du débat et, en réalité, le compromet en permanence. C’est tellement évident sur les réseaux sociaux: on passe son temps à dire qu’il faut débattre et on n’arrête pas de s’invectiver. Mais, là aussi, je ne vois aucune raison de ne pas faire ce que je peux. Je ne crois pas au changement de société. Mais je crois à la capacité ponctuelle et sporadique de transformer un combat en débat. Cela me suffit, d’une certaine manière.
Faut-il restaurer la vertu de l’autorité?
L’autorité est le meilleur remède contre l’autoritarisme. L’autoritarisme est un truc de faible. Vladimir/François Hollande cède parfois à l’autoritarisme. Quand sévir n’est pas dangereux pour lui, il reprend une voix martiale, bombe le torse, se prend pour un chef de guerre… L’ autorité est une affaire plus subtile. A celui qui a de l’autorité, la posture est étrangère. Le général de Gaulle avait de l’autorité. Pour cette raison, il n’avait pas besoin d’être un dictateur. L’ autorité est une vertu alors que l’autoritarisme est un danger.
Les gouvernants et la société n’ont-ils pas fait preuve d’une indifférence coupable envers les personnes âgées lors de la crise sanitaire, singulièrement dans les maisons de retraite, comme tend à le démontrer le livre Les Fossoyeurs, de Victor Castanet (Fayard)?
Ce qui s’est passé dans les Ehpad (NDLR: établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, appellation française) est absolument fondamental au même titre que le débat sur les raisons du confinement. De tous les argumentaires que j’ai entendus lors du premier confinement, le plus abject était celui qui disait « on oblige les jeunes à rester chez eux pour sauver les vieux ; c’est un mauvais calcul ; on sacrifie la jeunesse à la vieillesse ». A quoi servent la politique, l’éducation, la vertu, la littérature sinon à transmettre le sentiment que la vie de personnes « improductives » a plus de valeur qu’un équilibre budgétaire? L’ argument utilitariste qui consistait à mettre sur le même plan les morts bien réelles et les morts à venir, imaginaires, possibles, de gens qui auraient été déprimés par des mois de confinement m’a paru absolument monstrueux. Affirmer que l’on allait sacrifier les jeunes pour les vieux renseigne sur le peu de cas que l’on fait du grand âge mais aussi de soi-même. La haine des vieux n’est pas la haine des antipodes, c’est la haine de son destin, de son avenir. Que cette pandémie ait finalement été l’occasion de réaffirmer la valeur irréfragable d’une vie dont la valeur ne dépend pas de la productivité ou du rendement est magnifique. Ce qui compte vraiment, c’est ce que l’on ne peut pas compter. C’est la valeur incalculable d’une vie à laquelle il reste parfois quelques jours.
(1) Krasnaïa, par Raphaël Enthoven, L’Observatoire, 430 p.
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