Carte blanche
Quand le féminisme belge réduit au silence les travailleu(r)ses du sexe
Un colloque sur les violences faites aux femmes est organisé, à Jambes, ce 1er octobre. On y parlera, notamment, de la prostitution. Les travailleuses du sexe n’ont pas été invitées. Choquant !
Une fois de plus, le mouvement féministe en Belgique – en tout cas une partie de celui-ci- fait peu de cas de la parole des Travailleu-r-se-s du sexe (TDS). Au sein même des instances fédérales, un curieux silence règne. Les féministes préfèrent travailler dans un entre soi, refusant toute parole contraire à la leur.
Tout commence avec la Convention d’Istanbul, ratifiée par la Belgique en 2016. Celle-ci vise à prévenir et lutter contre toutes les formes de violences faites aux femmes et contre la violence domestique. Lorsqu’on parcourt les presque 200 pages de cette Convention, on peut se réjouir que le Conseil de l’Europe adopte et préconise des mesures concrètes afin de lutter contre les violences basées sur le genre, après des centaines d’années de société patriarcale.
Mais là où le bât blesse, c’est lorsque la Belgique décide d’implémenter les conclusions de la Convention d’Istanbul via son Plan d’Action National 2015-2019 contre les violences basées sur le genre, sous l’égide de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes (IEFH), institution publique fédérale. Au total, 235 mesures concrètes sont préconisées par le Plan d’Action afin de lutter contre ces violences. Mais, surprise, quelle est la nouvelle violence faite aux femmes introduite par l’IEFH ? La prostitution, bien évidemment. Pourtant, au contraire de ce que clament toutes les abolitionnistes belges, il n’y a pas un mot au sujet de la prostitution dans la Convention d’Istanbul.
La seule ligne qui pourrait prêter à interprétation concerne la Déclaration de l’Assemblée générale des Nations Unies de 1993 sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes qui parle de prostitution forcée. En un tour de passe-passe, nos « soeurs féministes » (sic) nous présentent tout travail du sexe comme une forme de violence faites aux femmes.
Aucun débat contradictoire
Au travers de la centaine de pages de son Plan d’Action National, la Belgique nous propose donc un amalgame pour le moins tordu entre prostitution, prostitution forcée et traite des êtres humains. Aucune différenciation, tout est mis sur le même pied, comme-ci aucune différence n’était à faire entre ces différents concepts et surtout ces différentes situations. C’est oublier complètement et nier tous les rapports internationaux (que le Plan d’Action National cite lui-même !), ou encore le rapport de Myria en Belgique, qui établissent des différenciations entre ces différentes réalités qui existent au sein de la prostitution.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car au-delà des mots, c’est bien dans les actes que l’on perçoit une volonté de ne pas inviter les travailleuses du sexe à la table des discussions, et de laisser une poignée de « féministes » – pas représentatives de l’ensemble des féministes- lutter pour leur idéologie abolitionniste en refusant tout débat contradictoire.
L’une des mesures concrètes du Plan d’Action National vise à l’organisation d’une consultation thématique sur les questions liées à la prostitution, aux côtés notamment des experts concernés, en vue d’élaborer des recommandations politiques. Mais qui une fois de plus n’a pas été invité à ces discussions? Sans surprise, les TDS, et notamment UTSOPI (Union des Travailleu(r)sesdu Sexe
Organisé.e.s Pourl’Indépendance), seule asbl belge composée exclusivement de TDS ou d’ex TDS pour défendre nos droits et améliorer nos conditions de travail.
Ce sont pourtant les TDS qui possèdent la meilleure expertise des réalités de terrain. Mais visiblement, l’IEFH, organisme fédéral, ne semble pas juger opportun d’inviter autour de la table les personnes concernées.
Exemplaire, vraiment, la Belgique ?
L’histoire est d’autant plus drôle (ou pas), quand on sait que la Belgique a rendu son rapport intermédiaire auprès du Conseil de l’Europe, et qu’on peut y lire une sorte d’exemplarité de la Belgique en matière de lutte contre les violences et d’inclusivité de la parole des personnes concernées. On y apprend notamment l’existence d’un projet pilote mené par le Mouvement Égalité Hommes Femmes et l’asbl Isala (association abolitionniste) visant « l’insertion professionnelle des personnes en situation de prostitution et l’organisation de six colloques pour faire entendre la voix des personnes prostituées considérant que la violence est constitutive de la prostitution ».
Vraiment ? A notre grande surprise, aucune TDS, (à l’exception de quelques ex-TDS défendant les thèses abolitionnistes), ni aucun membre d’UTSOPI n’a été sollicité pour venir parler des violences dans le travail sexuel. Nous n’avons même pas été invités comme simples participants à ces colloques. La Belgique et l’IEFH s’arrangeraient-ils à ce point avec le réel ? Si chaque pays de l’Union Européenne fait comme la Belgique et réduit au silence les principales personnes intéressées, l’on comprend mieux le grand écart qu’on peut observer entre les décisions des hautes instances nationales et internationales et les réalités de terrain.
Tout est une histoire d’argent
Au-delà de cette silenciation et de l’invisibilisation des personnes concernées, se cache une réalité bien plus vile et sournoise. Car au-delà des mots, il y a les chiffres.
Et c’est dans le rapport intermédiaire de la Belgique dans le cadre de la Convention d’Istanbul que transparait très clairement la réalité, ou tout du moins une partie de celle-ci. On peut découvrir dans ce rapport que l’IEFH finance de manière structurelle (pour un total de 1.053.000€ en 2017) les organisations Amazone, Carhif-AVG, Sophia, Nederlandse Vrouwenraad (NVR) et le Conseil des Femmes Francophones de Belgique (CFFB), ces deux dernières associations étant les deux plus grandes chapelles abolitionnistes de Belgique.
L’un des autres projets financés (« Prostitution : quel coût pour la collectivité ? ») est mené par le Mouvement Égalité Hommes Femmes et l’asbl Isala, deux organisations ouvertement abolitionnistes, qui ont pour habitude d’instrumentaliser et de nier les récits et discours des TDS.
Est également financée la recherche exploratoire sur la prostitution en Fédération Wallonie-Bruxelles, à hauteur de 44.510€. Cette recherche a donné des résultats intéressants, notamment en démontrant que l’abolitionnisme n’était pas une voie recommandable pour le bien-être des personnes prostituées. L’appel à projet pour cette recherche, lancé à l’époque par Mme Isabelle Simonis – ex-ministre du Droit des Femmes – s’inscrivait pourtant dans une dynamique abolitionniste. Serait-ce pour cela que ni la Ministre Simonis, ni aucune abolitionniste n’utilise les résultats de cette recherche, dont le rapport final a terminé au fond d’un tiroir ?
Enfin, l’un des derniers projets financés mis en avant dans ce rapport n’est autre que la campagne « Les Jeunes pour l’abolition » menée par le Lobby Européen des Femmes, également ouvertement abolitionniste, cette fois-ci à l’échelle européenne. On peut d’ailleurs se demander si la Belgique est bien dans son rôle en finançant un lobby européen de ce type.
Sentiment d’exclusion des TDS
Tout cela n’est évidemment pas un hasard. Pourquoi pratiquement toutes les organisations financées sont-elles de tendance abolitionniste ? Pourquoi presque tous les projets financés et mis en avant sont-ils eux-mêmes portés par une idéologie abolitionniste ? Pourquoi, lorsque les résultats d’une enquête scientifique plaident contre l’abolitionnisme, ceux-ci ne sont-ils pas utilisés ?
Il est difficile de ne pas voir un parti pris de la part de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, et donc de facto un parti pris de l’Etat belge. Il est difficile pour les TDS de ne pas se sentir exclus et réduits au silence dans pareil contexte. Le sentiment d’exclusion se renforce quand on sait que ces dernières années, nos rapports avec les organisations abolitionnistes ont été d’une grande violence verbale. Des propos humiliants ont également été tenus envers certain-e-s de nos collègues TDS.
Colloque du 1er octobre : TDS non admis
La suite n’est pas plus réjouissante que le début de cette histoire. Pour les TDS en Belgique, autant oublier tout de suite les contes de fées. Notre histoire ne se termine pas par un « et ils vécurent heureux … ». Pas nous, tout du moins.
La Belgique prépare actuellement son Plan d’Action National 2020 – 2024. Créé en décembre 2015, UTSOPI n’existait pas encore lors de la rédaction du dernier plan d’Action 2015-2019, et n’aurait donc pas pu être convié pour sa préparation.
Pour le Plan d’Action National 2020 – 2024, l’IEFH nous a contactés par courrier pour nous demander nos remarques et recommandations, que nous avons bien évidemment transmises, bien que nous avons peu d’espoir de voir la décriminalisation du travail sexuel -notre priorité- arriver demain en premier point de l’agenda. Espoir d’autant plus faible que nous n’avons à ce jour, été conviés à aucune des discussions sur ce Plan d’Action National, qui pourtant rythmera la lutte contre les violences faites aux femmes ces quatre prochaines années.
Notre espoir est d’autant plus faible qu’UTSOPI s’est vu refuser le droit de participer à une journée de concertation / débat organisée ce mardi 1er octobre 2019, à Jambes, sur la question du futur Plan d’Action National. Seules justifications des organisateurs de cette journée (la Wallonie, la COCOF et la Fédération Wallonie-Bruxelles) : « Vous ne figurez pas sur la liste » et « la prostitution n’est pas le sujet de cette journée ». Curieux, quand on apprend qu’un des ateliers de la journée est intitulé : « Violences sexuelles (en ce compris la prostitution). » Tout un programme ! D’un côté nous sommes sollicités, de l’autre, nous sommes répudiés, sans aucune explication cohérente.
Nous ne pouvons qu’être outrés de voir trois institutions francophones nier la place et la légitimité des TDS dans pareils débats. Lors d’un contact téléphonique pris par UTSOPI avec les organisatrices de la journée du 1er octobre, il nous a été dit : « oui, pour nous, la prostitution est une violence faite aux femmes, d’ailleurs la Belgique a signé la Convention d’Istanbul ». Pour rappel, dans cette fameuse Convention, il n’y a pas un mot au sujet de la prostitution.
Pas sans nous !
Nous ne pouvons qu’être choqués par cette entorse au processus démocratique. Nous nous insurgeons contre de telles pratiques qui ostracisent les TDS. C’est pourquoi nous demandons à être reçus officiellement par les instances compétentes afin d’être intégrés de manière structurelle à ces plans d’actions contre les violences faites aux femmes, qui nous concernent au premier chef.
- Sonia Verstappen, ex Travailleuse du Sexe (TDS) co-présidente d’UTSOPI
- Maxime Maes, TDS, coordinateur d’UTSOPI
- Amandine, TDS et membre d’UTSOPI
- Julie, TDS et membre UTSOPI
- Marie, TDS et membre d’UTSOPI
- Haritz Sanchez, TDS et membre d’UTSOPI
- Janis Woolf, TDS, membre d’UTSOPI
- Alice Jo, TDS, et membre d’UTSOPI
- Doris, TDS au Quartier Nord Bruxelles
- Amar, TDS
- Mistress Euryale, Dominatrice professionnelle
- Luca Stevenson, coordinateur d’ICRSE (International Committee on the Rights of Sex Workers in Europe)
- Shirley McLaren, Sexworker, chargé de communication d’OTRAS (Organizacion de trabajadoras sexuales Espagne)
- Dinah Bons, co-présidente Trans United Nederland
- Anaïs de Lenclos, TDS et Porte-parole du STRASS (Syndicat du travail Sexuel France)
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