Publifin, le Léviathan liégeois sous la loupe des commissaires
La commission d’enquête accumule les preuves de rémunérations abusives, détournements d’héritage public, montages financiers douteux et cachotteries en tout genre. Le compte à rebours des élections est lancé : tic-tac, tic-tac. Comment désamorcer la bombe ?
La commission d’enquête parlementaire » chargée d’examiner la transparence et le fonctionnement du groupe Publifin » a déjà parcouru presque la moitié du chemin. Démarrée le 12 février dernier, elle doit achever ses travaux en juillet prochain. Cinq mois pour faire la lumière sur le plus grand scandale wallon depuis l’assassinat d’André Cools, en 1991. Le vice-président Dimitri Fourny (CDH) est conscient des limites de l’exercice : » Je comprendrais mal qu’il n’y ait pas de suite judiciaire. »
Après Pâques, la commission Publifin fera le point avec ses experts, Wilfried Niessen (ULg-HEC), Ann-Lawrence Durviaux (ULg), Pierre-Olivier de Broux (université Saint-Louis) et Henri Olivier (ULg). Même si Ecolo n’est pas chaud pour emballer le tempo, elle devrait déposer un rapport intermédiaire avant la fin du mois d’avril. Le moment où le gouvernement wallon de Paul Magnette, très en retrait sur ce dossier, réceptionnera les résultats d’un audit financier sur les flux d’argent au sein de la galaxie Publifin. Quant au ministre des Pouvoirs locaux, Pierre-Yves Dermagne (PS), son monitoring des intercommunales a déjà produit son effet en cuisine. Des » erreurs d’encodage » ayant donné lieu à des rémunérations indues ont été corrigées. La tension monte.
Le 5 avril, Jean-Luc Crucke (MR), vice-président de la commission Publifin, dans l’opposition, confiait son impatience au Vif/L’Express : » J’ai insisté pour que nous déposions nos constatations et recommandations avant que le gouvernement sorte du bois. » Il a été pris au mot, mais par son chef de groupe, Pierre-Yves Jeholet. Celui-ci vient de déposer trois décrets visant à assurer l’indépendance de Resa (GRD, ou gestionnaire de réseau de distribution de gaz et d’électricité) au sein de Publifin et à rendre impossible les subsidiations croisées entre différents secteurs d’une même holding. Un faisceau de textes taillés sur mesure. Ils laissent Resa entièrement aux mains de son légitime propriétaire : la Province et les communes associées de Liège. La Province est sous condominium PS-MR depuis trente ans et ne veut rien lâcher de l’essentiel : sa position d’actionnaire majoritaire d’un empire industriel. L’idée d’un » grand réseau wallon » esquissée par Paul Magnette n’est pas retenue. La sortie de Jeholet est-elle un simple ballon d’essai d’un parti en quête de visibilité ou l’ébauche d’une solution à la liégeoise ? Daniel Bacquelaine, président de la fédération liégeoise du MR et second donneur d’ordre de Publifin, avait déjà préconisé de ramener Resa dans le périmètre intercommunal. L’idée n’est pas neuve : en coupant Nethys de sa » vache à lait « , on sécurise le secteur public et on complique la vie des orgueilleux managers de Nethys.
Autre échéance cruciale : l’élection à deux tours, les 21 et 28 avril, du président de la fédération liégeoise du PS en remplacement de Willy Demeyer (PS). Un acteur ultradominant à Liège mais peut-être plus pour très longtemps, si l’on en croit un sondage prédisant la montée fulgurante du PTB dans les intentions de vote communal et régional et le redressement inattendu d’Ecolo. Treize mille affiliés socialistes choisiront un successeur à Willy parmi quatre candidats très différents. Le vote de 13 000 individus ne se dirige pas d’en haut. Des surprises sont toujours possibles.
Si l’appareil du PS liégeois détient une partie des clés de Publifin, il n’a pas tout le trousseau. Le Leviathan, surgi des profondeurs de la Meuse, a son existence propre. Il jouit d’un ancrage solide dans les arrondissements de Liège et de Huy-Waremme, moins à Verviers, ainsi que dans les trois partis traditionnels. Dans la mythologie, le Leviathan est un monstre symbolisant le chaos originel. En science politique, il est l’image de l’Etat protecteur, omniprésent jusqu’à la prédation. Dès lors, comment faire rentrer la grosse bébête liégeoise dans sa niche ? Tel est l’enjeu de la commission d’enquête Publifin, suivie comme aucune autre depuis l’affaire Dutroux.
Les rémunérations illégales
Rapportées par le journaliste David Leloup sur le site du Vif/L’Express, le 20 décembre 2016, les recherches du lanceur d’alerte Cédric Halin, échevin des finances (CDH) à Olne, ont déclenché un séisme avec ce titre assassin : » Des élus payés 500 euros la minute pour des réunions bidon chez Publifin (ex-Tecteo) « . Quatre mois plus tard, les parlementaires wallons ont documenté le système mis en place politiquement et exécuté sans états d’âme par le management et des dignitaires de haut rang qui, eux, se servaient encore plus, avec des salaires annuels de 900 000, 600 000 ou 300 000 euros brut. » Publifin n’avait pas de base légale pour créer des comités de secteur puisque l’intercommunale n’a pas le statut de gestionnaire de réseau de distribution. Par conséquent, ces rémunérations n’étaient pas légales « , ramasse Jean-Luc Crucke. » Ils fonctionnaient dans une certaine illégalité « , reconnaît Patrick Prévot, vice-président socialiste de la commission. » Il a fallu une dizaine d’interrogatoires pour en arriver là « , rappelle le vice-président CDH, Dimitri Fourny, le premier à avoir soutenu que le décret de 2015 sur les GRD ne n’appliquait pas à Publifin.
Le mystère demeure sur la personne qui a transmis l’ordre de libérer l’argent sur des bases légales aussi floues
A qui les 2, 5 millions d’euros distribués à 24 élus locaux pendant trois ans et demi devront-ils être restitués ? Selon quelle clé de répartition ? A l’initiative de la tutelle wallonne ou du nouveau conseil d’administration de Publifin ? A part Claude Eerdekens (PS), bourgmestre d’Andenne, qui compte bien réclamer jusqu’au dernier centime, personne n’a d’idée claire là-dessus. » A titre personnel, je pense qu’il faut impliquer les fédérations de parti qui ont cautionné ce système et qui en ont bénéficié à la marge puisque leurs bénéficiaires rétrocédaient une partie de leur rémunération. Ça purgerait l’affaire « , déclare au Vif/L’Express le député wallon Stéphane Hazée (Ecolo). Pour solde de tout compte ?
Le député a relevé une dizaine d’indices manifestant une volonté de dissimulation dans le chef de la direction de Publifin et du » triumvirat politique » formé par André Gilles (PS), Georges Pire (MR) et Dominique Drion (CDH). » Aucune pièce du bureau exécutif ou du conseil d’administration ne mentionne ces rémunérations dans un ordre du jour ou un procès-verbal, déroule-t-il. Le management ne se préoccupait pas de ce que faisaient, ou ne faisaient pas, ces comités de secteur. Il met des bâtons dans les roues de Cédric Halin quand ce dernier cherche à s’informer. Les rapports annuels présentés à l’assemblée générale de Publifin sont mensongers : ils mentionnent les réunions prévues par les statuts et non celles qui se tiennent réellement. A la tutelle wallonne, Publifin ne parle que de la rémunération des organes de gestion, pas de celle des comités de secteur. On invente des jetons de présence de 120 euros pour des administrateurs qui, en réalité, sont payés via les comités de secteur. »
L’enfumage ne s’est pas arrêté après l’éclatement du scandale. A la commission spéciale pas encore instituée en commission d’enquête parlementaire, Publifin transmet des procès-verbaux incomplets, amputés de toute référence aux rémunérations. Le mystère demeure sur la personne – Gil Simon (PS), le secrétaire général ? – qui a transmis l’ordre de libérer l’argent sur des bases légales aussi floues.
Les salaires extravagants
Croyant se mettre à l’abri, les poids lourds liégeois n’avaient pas de mots assez durs, au début du scandale, pour condamner les » ploucs « , comme s’est autodésigné Claude Emonts, ancien président du CPAS de Liège, qui avaient palpé l’oseille sans rien faire. Les dirigeants de Publifin/Nethys en ont pris aussi pour leur grade. » Il y a un vrai souci parce que c’est de l’argent public « , nous déclare Patrick Prévot. » Les rémunérations astronomiques, supérieures aux 245 000 euros brut autorisés par la Région wallonne, témoignent d’une déconnexion complète par rapport au monde réel, juge Stéphane Hazée. Ces salaires fixes et variables reposent sur des annexes qui n’existent pas et dont les bonus sont accordés en fonction d’objectifs fixés a posteriori. »
Qui aurait pu s’en inquiéter ? De 2009 à 2015, le ministre des Pouvoirs locaux, Paul Furlan (PS), a gardé pour lui les observations de la cellule de contrôle de la Région. » Il n’a pas mis en oeuvre les décrets qui auraient permis d’y voir clair « , regrette le député Ecolo. Sans ce filet de sécurité, le trio Gilles-Pire-Drion a pu contourner le plafond des 150 % de l’indemnité parlementaire en se faisant salarier par une filiale privée de Publifin. La directrice générale, Bénédicte Bayer, bénéficiait d’un système original révélé par Le Vif/L’Express : plus de 260 000 euros brut lui ont été versés en 2014 dont 10 % payés par Publifin (qui occupait cependant 50 % de son temps), le reste étant pris en charge par Nethys et ses filiales via une convention de management qui faisait de la Liégeoise une indépendante aux yeux du fisc et de la sécurité sociale.
Le détournement de l’héritage public
Quand l’assemblée générale de Tecteo accepte la création de deux sociétés anonymes à condition d’en garder le contrôle, l’ancien ministre Jean-Pierre Grafé (CDH) s’y oppose en conseil communal de Liège. Il pointe le risque principiel d’une telle opération : faire de l’intercommunale une coquille vide. Le scénario du pire s’est réalisé en moins de dix ans. » Selon Pol Heyse (NDLR : directeur financier de Nethys), le conseil d’administration et l’assemblée générale de Publifin n’ont plus le pouvoir de prendre des initiatives ni de valider des décisions, pose Dimitri Fourny. C’est le management de Nethys qui négocie, propose et impose, le CA dispose. L’assemblée générale de Publifin reçoit des rapports annuels de 150 pages, incomplets et que personne ne lit. Il semblerait toutefois que la validation de ces rapports suffise en droit pour valider toutes les décisions prises par Nethys. » L’avis des experts est attendu avec impatience.
Si le scandale Publifin n’avait pas éclaté, qui sait jusqu’où ses filiales Finanpart et Nethys auraient pu dériver jusqu’à passer complètement dans les mains du privé (voir l’arrivée annonciatrice de François Fornieri et de Pierre Meyers dans le CA de Nethys) ou du management (Stéphane Moreau, Pol Heyse et Gil Simon) ? Devant la commission d’enquête, le ministre Jean-Claude Marcourt (PS) a balayé ces craintes en rappelant que les actionnaires du groupe Publifin étaient toujours publics. » Nethys a fermé la porte de l’intérieur, objecte Stéphane Hazée. A l’automne 2016, son conseil d’administration a racheté l’assureur Integrale et, avant cela, des journaux dans le sud de la France, soi-disant pour se donner une notoriété dans l’éolien… »
Les auditions du 6 mars dernier ont montré que les actionnaires de Publifin avaient avalisé leur » propre dépossession par discipline de parti « . » Les administrateurs Ecolo qui n’ont pas voté la descente des actifs dans Nethys en décembre 2013 ont été mis au ban « , relève Stéphane Hazée. Pour le rachat du câble wallon, les communes ont marqué explicitement leur accord. En revanche, quand il s’est agi d’acheter des groupes de presse, » la décision a été prise seulement par le bureau exécutif et la direction de Nethys, une douzaine de personnes environ « , insiste l’Ecolo. Autre signe incontestable d’émancipation par rapport aux actionnaires publics : les statuts de Finanpart, structure intermédiaire entre Publifin et Nethys, ont été déposés au tribunal de commerce de Liège avant leur approbation par l’assemblée générale de Publifin.
Le député libéral Jean-Luc Crucke en sait assez de la » nébuleuse Publifin » pour recommander un traitement de choc : » Faire sauter Finanpart et sortir Stéphane Moreau et André Gilles de la structure pour envoyer un signal clair. » Patrick Prévot (PS) a soutenu en commission que Stéphane Moreau » devait faire un pas de côté « . Il a aussi dénoncé » l’endormissement coupable » des administrateurs de Publifin. » Ils ont laissé tomber des dividendes pour permettre à Nethys de se développer. » Au-delà des questions de personne, l’avenir de Publifin est au coeur d’un noeud inextricable d’intérêts. Financiers, notamment.
Mieux canaliser les flux financiers
Resa, le gestionnaire liégeois de réseau de distribution de gaz et d’électricité, a été logé dans une structure distincte de Nethys, après une bagarre homérique sur le décret Electricité, où les Liégeois et leur champion, le ministre de l’Economie Jean-Claude Marcourt, défendaient l’intégration dans Nethys, contre l’avis d’Ecolo, alors membre du gouvernement. Néanmoins, l’étanchéité entre les deux entités est loin d’être assurée. D’où la sortie en solitaire du MR pour rendre le GRD indépendant, ayant ses propres dirigeants et ne finançant plus, même indirectement, d’autres activités.
Une telle césure est-elle encore possible ? » Les banques ont exigé que Nethys garde ses parts chez Resa pendant vingt ans pour lui prêter 500 millions d’euros « , indique Dimitri Fourny. Les » Publifiens » ont bien bétonné leur dossier. Avec l’argent obtenu via Resa, Nethys s’est empressé de faire des achats dans l’éolien offshore et les assurances.
Les commissaires ne sont pas convaincus de l’existence d’une subsidiation croisée aux termes de la loi : les tarifs de gaz et d’électricité ont été fixés en amont, au plus près de leur perception. La facture du consommateur n’en a pas été affectée. C’est à l’étage supérieur, quand l’argent récolté remonte à Nethys, que ça se gâte. La structure fait ce qu’elle veut de ce qui est mis au pot commun : combler les déficits de VOO, acheter des journaux ou une compagnie d’assurance, peut-être même les deux, » si le scandale Publifin n’avait pas empêché Nethys de s’emparer d’Ethias « , chuchote un commissaire wallon. Le reste de l’argent collecté auprès des abonnés du gaz et de l’électricité est distribué sous forme de dividendes aux communes associées, sans que celles-ci puissent se prononcer sur la répartition du magot.
La Région wallonne rendue délibérément aveugle ?
C’est établi de multiples façons : Publifin/Nethys n’a eu de cesse de contourner le droit wallon. Mais, de son côté, Paul Furlan, ancien ministre des Pouvoirs locaux, n’a pas mis en oeuvre les décrets qui auraient permis d’y voir plus clair. Quant à Jean-Claude Marcourt, ministre de l’Economie depuis 2004, il a toujours été l’avocat de Publifin/Nethys, Tecteo. Il l’a assumé devant la commission Publifin, le 30 mars dernier.
» Les ministres passent, l’administration reste, énonce le député CDH Fourny. Alors qu’en 2007, le ministre PS Philippe Courard avait interdit à Tecteo de rémunérer les membres d’un comité de secteur, l’administration n’a pas joué son rôle de mémoire vive. Si l’administration ne réagit pas, le ministre devient aveugle. Claude Parmentier, avec sa double casquette d’administrateur à titre privé de Nethys et de chef de cabinet adjoint du ministre des Pouvoirs locaux, a rendu aveugle le cabinet de ce dernier. »
Et ce n’est pas tout : en ne désignant pas de représentant chez Publifin, Jean-Claude Marcourt a privé le gouvernement d’un poste d’observation privilégié même s’il a soutenu, devant la commission, qu’un si petit actionnaire (0,24 %) n’aurait eu aucun poids. » Des législations ont été contournées, le pouvoir de tutelle s’est révélé soit faible, soit complice, appuie Jean-Luc Crucke. L’administration n’a pas joué son rôle d’avertisseur. Il y a eu des collusions entre l’administration et le politique et un entre soi qui n’a pas permis d’éviter le crash. L’autonomie communale et provinciale a permis d’utiliser de l’argent public à des choses qui ne sont pas de leur ressort. Il faut redéfinir leur périmètre. En tant que libéral, je suis pour le service public mais pas pour l’entreprise publique ni le mélange de genre public-privé. »
Les grands travaux de reconstruction ont déjà commencé.
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