Pourquoi l’école de sûreté aérienne belge est dans la tempête
Le ministre de la Mobilité, François Bellot, a transmis à la police fédérale un dossier relatif à l’Easti, école de formation à la sûreté aérienne. Cet institut, créé dans le giron de l’administration en 1997, est entre-temps devenu une fondation privée sur laquelle l’Etat n’a plus aucun contrôle. Pas plus que sur les 460 000 euros qui y ont été transférés…
Que se passe-t-il au sein de l’Easti, cette école de formation à la sûreté aérienne aujourd’hui impliquée dans un dossier transmis à l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC) ? Mystère. Cet institut, sa gestion, ses activités et son financement soulèvent depuis longtemps de nombreuses questions, selon l’enquête menée par Le Vif/L’Express. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que rien n’y est clair « , résume un expert en aéronautique.
La transmission du dossier de l’Easti à cette entité de la police fédérale spécialisée dans la lutte contre la criminalité grave et organisée n’est que le dernier rebondissement en date, évoqué par nos confrères de L’Avenir, d’une histoire complexe. Depuis plusieurs mois, le ministre de la Mobilité, François Bellot (MR), s’inquiétait de la situation à l’Easti. En accord avec le président du SPF Mobilité, Eugeen Van Craeyvelt, il a finalement exigé que le service d’audit interne fédéral enquête sur ce centre de formation. Informé des conclusions des auditeurs le mardi 18 septembre, et vu » la gravité des éléments et la récurrence des indices relevés « , le ministre » n’a eu d’autre choix que de porter ces éléments à la connaissance de l’OCRC « , indique un communiqué du cabinet. C’est d’ailleurs ce que le service d’audit interne fédéral recommandait.
Que dit précisément l’audit ? Le cabinet Bellot ne souhaite pas s’étendre sur le sujet. L’Easti, quant à elle, est officiellement sans direction depuis le 9 avril dernier, lorsque le directeur ad interim, Alessio Quaranta, en a démissionné. Lui-même avait pris le relais de Frank Durinckx, ancien directeur de la DGTA (Direction générale du transport aérien) au SPF Mobilité. Désormais pensionné après une fin de carrière à l’Organisation de l’aviation civile internationale (Oaci), il est démissionnaire à l’Easti depuis août 2017.
La signature de Michel Daerden
L’Institut européen de formation à la sûreté aérienne a vu le jour en 1997, au sein de ce qui s’appelait alors l’administration de l’aéronautique (et qui deviendra plus tard la DGTA). Il a pour mission de former le personnel à tous les volets de la sécurité aérienne : prévention des actes illicites dans les avions, contrôle des voyageurs et des bagages, mesures prises à bord par les compagnies aériennes pour éviter les détournements, etc. Cette école est logée dans des bâtiments publics, rénovés par l’opérateur public Beliris, et c’est du personnel de la DGTA qui en assure la logistique. Ainsi le prévoit la convention signée en novembre 1997 par le gouvernement fédéral et son ministre des transports Michel Daerden, et l’Oaci. Celle-ci fournit les formateurs. C’est Frank Durinckx qui pilote l’institut.
Celui-ci doit être financé par les redevances versées par les aéroports et les compagnies aériennes. Mais l’Etat belge le soutient également, comme cela apparaît clairement dans le budget des voies et moyens, en tout cas en 1999 et 2000. Dès le début, un compte bancaire est créé à la DGTA au nom de l’Easti pour les revenus et frais liés aux cours internationaux de l’Easti. C’est un comptable de la DGTA qui le gère. » L’objectif était de rendre les ressources internationales de l’Easti identifiables, ce qui faciliterait son autonomie à terme « , détaille un proche du dossier.
En attendant, l’Easti n’a pas de personnalité juridique distincte mais est référencée, notamment dans les documents budgétaires, comme une structure de l’administration de l’aéronautique organisant des cours. Tout indique donc qu’il s’agit bien d’un institut public, fonctionnant – au moins en partie – avec des fonds publics, pour assurer des missions de service public.
Un compte bancaire privé : « C’était ça ou fermer l’école.
2009. Etienne Schouppe, alors secrétaire d’Etat à la Mobilité, décide de rendre l’Easti plus autonome. » Ce centre continuera à se développer et recevra un statut indépendant dans les cinq ans, tel que convenu avec la Ceac (Conférence européenne de l’aviation civile) et l’Oaci « , peut-on lire dans sa note de politique générale, en 2009. En 2010, la Ceac insiste d’ailleurs pour que l’Easti acquière le même statut juridique de fondation qu’un autre centre de formation, néerlandais celui-là, la Jaato, centré sur la sécurité aérienne. C’est même la condition fixée pour que l’école belge emporte le pôle de formation » sûreté aérienne » de la Ceac.
Fin 2010, Frank Durinckx, directeur de l’Easti, clôture le compte de trésorerie de l’institut sur lequel sont versés les minervals – considérés comme une redevance aéronautique, donc une recette de l’Etat – et ouvre un compte privé, à la banque ING, au nom de l’Easti. Cette dernière ne disposant toujours d’aucune personnalité juridique, il s’agit d’une association de fait. Seul celui qui dispose de la signature du compte, c’est-à-dire Frank Durinckx, y a accès. Un solde de 468 284,08 euros, provenant du compte qui était jusque-là logé à la DGTA, y est versé.
De facto, cet argent se trouve ainsi privatisé et échappe au contrôle de l’Etat. » C’était ça ou fermer l’école, assure une source proche du dossier à l’époque. Transférer cet argent au Trésor public aurait été difficile à faire accepter aux autres Etats membres car il s’agissait en grande partie de revenus liés aux cours de la Ceac et de l’Oaci. La seule autre solution consistait à transférer temporairement cet argent sur un compte bancaire bloqué, en attendant que le statut juridique de l’Easti se régularise. » Cette décision, qui aurait été notifiée à la Cour des comptes, n’a pu se prendre sans l’aval du SPF Mobilité et du SPF Budget, ni sans le feu vert du secrétaire d’Etat Etienne Schouppe.
Dans la foulée, les compagnies aériennes sont invitées à verser leurs redevances sur le compte ING.
Les syndicats s’inquiètent
En 2011, Melchior Wathelet, nouveau ministre fédéral de la Mobilité, reprend le dossier : il s’agit de donner à l’Easti un statut de fondation privée. Entre 2012 et 2014, les négociations internationales se poursuivent dans le but de faire reconnaître l’Easti comme centre de formation de la Ceac. Un cabinet d’avocats se met à rédiger les statuts, qui ne sont prêts qu’en octobre 2014. L’Easti ainsi privatisée reprend donc le nom, les missions et les avoirs financiers de l’Easti d’origine, soit quelque 468 284 euros devenus dans l’intervalle 600 000 euros avec les minervals perçus entre 2010 et 2014.
C’est Melchior Wathelet, qui n’est plus à la Mobilité puisqu’il est entre-temps devenu ministre de l’Intérieur, qui incarne l’Etat dans ces statuts. Et non la titulaire de la Mobilité de l’époque, Catherine Fonck. Autre détail curieux : l’adresse renseignée pour Melchior Wathelet dans ce document est celle du SPF Mobilité. Les statuts précisent que Melchior Wathelet est représenté par Frank Durinckx à titre personnel, sans qu’aucune mention ne soit faite de son titre de directeur de la DGTA. Les deux fonctions ne sont donc pas liées. Frank Durinckx est présenté comme administrateur-constituant, désigné par l’Etat belge.
Or, les statuts précisent qu’en cas de liquidation de la société, les fonds initiaux reviendront au fondateur de la fondation privée. C’est à dire ? L’Etat ? Le ministre ? Frank Durinckx ? Le document prévoit encore que le solde éventuel, en cas de liquidation, ira aux successeurs des fondateurs. Là encore, de qui s’agit-il ? Dans tous les cas, dès lors que l’Easti a endossé des habits de fondation privée, l’Etat n’a plus rien à y dire, quand bien même il a lui-même nommé son administrateur constituant.
C’est bien ce qui inquiète les syndicats. » Comment peut-on garantir la qualité des formations données et la conformité de leur contenu au Plan national de sûreté, puisque l’Easti n’a pas de comptes à rendre à la DGTA ? » s’interroge Karimeddine Mosbah, président CGSP-Amio sous-secteur mobilité et transport.
A vrai dire, depuis 2010, l’Easti est en léthargie, paralysée entre autres par les discussions internationales toujours en cours avec la Ceac. Seules quelques formations dispensées sur le Net sont encore disponibles. Les comptes annuels 2017 déposés à la Banque nationale de Belgique confirment que quelque 550 000 euros sont toujours dans les caisses, pour un résultat négatif de 57 000 euros. Théoriquement, l’Easti pourrait reprendre vigueur en novembre prochain, date à laquelle ces fameux pourparlers avec la Ceac devraient aboutir. L’intrusion de la police fédérale dans ce dossier pourrait toutefois bouleverser ce programme.
Un administrateur de la DGTA
Aujourd’hui, le conseil d’administration de l’Easti ne se compose que de quatre membres, dont deux qui représentent l’aviation civile internationale et deux Belges : Frank Durinckx et – une nouveauté – Patrick Vanheyste. Ce dernier, directeur général faisant fonction de la DGTA, a en effet été nommé à ce poste le 26 juin dernier. Une exigence de la Ceac, dit-on. Mais que va donc faire ce fonctionnaire dans le conseil d’administration d’une fondation privée ? Sa nomination soulève en outre la question d’un éventuel conflit d’intérêts : Patrick Vanheyste est en effet membre du comité de direction de l’Agence européenne de la sécurité aérienne, qui agrée les écoles de formation aériennes… Contacté par Le Vif/L’Express, l’intéressé, en vacances pour plusieurs semaines, n’a pu donner suite à nos questions.
Dernier élément dans ce curieux dossier : en 2015, le parquet de Bruxelles avait ouvert une enquête sur la gestion des fonds publics mis à la disposition de l’Easti. Celle-ci vient d’être clôturée, » faute de preuves « , a appris Le Vif/L’Express. La toute récente saisie de l’OCRC pourrait bien changer le cours des choses.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici