Pourquoi il n’y a pas eu de #MeToo belge? Et pourquoi ce n’est pas si grave?
Où sont les porcs? Alors qu’ils continuent d’être balancés en France et ailleurs, aucune personnalité belge francophone n’a été entraînée par la déferlante #MeToo. Parce que les cas n’existent pas? Parce que, dans ce petit bout de pays, les victimes ont trop peur des représailles? Mais même sans dénonciation publique, sur le terrain, la parole se libère et elle est désormais mieux écoutée.
Elle avait travaillé pour un homme politique en vue et elle avait des choses à dire. Des choses peu reluisantes, presque dégoûtantes: avances, drague lourde, harcèlement, sexisme… Elle n’est pas la seule, quatre autres femmes sont prêtes à témoigner, assure-t-elle à la rédaction du Vif. Après un premier contact, toutefois, elle se rétracte. A la promesse d’une parole libérée succède un silence acharné. Plus de témoignages, plus de preuves, impossible de mener l’enquête plus avant.
C’était il y a trois ans. C’était quand les porcs commençaient à être balancés, quand Harvey Weinstein venait de tomber. Puis Kevin Spacey, Woody Allen, James Franco, Morgan Freeman, Casey Affleck, Dustin Hoffman… Puis, au Québec, un homme d’affaires et un animateur télé. Puis, en Suède, un photographe proche de l’Académie Nobel. Puis en Italie, puis au Pérou, puis au Japon, en Afrique… Puis en Grèce où, depuis les révélations de la double médaillée olympique de voile Sofia Bekatorou en février dernier, les accusations se multiplient. Puis en France: élus, dirigeants d’organisation étudiante, directeur de rédaction, journaliste de la chaîne parlementaire, Ligue du LOL, Luc Besson, Abdellatif Kechiche, Christophe Ruggia, Patrick Bruel… Et désormais, Richard Berry et Olivier Duhamel accusés d’inceste, Patrick Poivre d’Arvor et Gérard Depardieu de viols, l’actrice Nadège Beausson-Diagne qui confie avoir été abusée enfant par « Michel », un ami de la famille…
Puis la Flandre, aussi. Où le chorégraphe Jan Fabre avait été accusé, en 2018, de comportements inappropriés par vingt collaborateurs et collaboratrices: chantage sexuel, intimidations, remarques sexistes, humiliations… Une enquête a été ouverte par l’auditorat du travail d’Anvers. Le procès de Bart De Pauw, producteur et ex-animateur vedette de la VRT (d’où il a été congédié), se tiendra lui à Malines les 13 et 14 octobre prochains, après une plainte de neuf femmes pour harcèlement déposée en 2017. L’été dernier, la gymnaste gantoise Gaëlle Mys révélait avoir quitté le sport de haut niveau pour cause d’intimidations et de harcèlement. « Il faut tenir ça à l’oeil, conseillait un collègue. Ici aussi, les révélations risquent de suivre. »
Mais non. Rien. Ou si peu, en Belgique francophone. Le mouvement #MeToo s’est juste faufilé jusqu’aux coulisses des Tanneurs, le théâtre bruxellois, qui était jusqu’en 2017 dirigé par le metteur en scène David Strosberg, écarté à la suite des témoignages d’anciennes collaboratrices et comédiennes. Harcèlement moral, pressions, communications déplacées. Si le tribunal du travail de Bruxelles a finalement reconnu une « attitude non angélique vis-à-vis du personnel », il a jugé que son licenciement avait été abusif.
La faute aux médias?
A part ça… Pas un élu, pas un puissant, pas un dirigeant, pas un riche, pas une célébrité n’a été dénoncé. Peut-être qu’il n’y a pas de porc, dans les hautes sphères de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Peut-être que dans le sud du pays, contrairement à partout ailleurs, le pouvoir n’est pas « une dimension importante dans la dynamique des violences sexuelles », comme l’explique Fabienne Glowacz, docteure en psychologie et professeure à l’ULiège.
Alors tant mieux. Tant mieux si cela n’a rien à voir avec « les risques pour les victimes de s’exprimer en donnant des noms, qui s’exposeraient à des condamnations pour diffamation notamment, surtout dans un pays aussi petit », comme le souligne Aurélie Aromatario, aspirante FNRS (ULB) et spécialiste des questions liées au genre. Bonne nouvelle si ce n’est pas la faute des journalistes qui ne se seraient pas « suffisamment intéressés à cette problématique », comme l’avance Laura Calabrese, professeure d’analyse du discours médiatique à l’ULB.
« On l’a vu avec Black Live Matters, prolonge-t-elle. Des associations dénonçaient des faits de violence et de discrimination depuis des années. Mais il a fallu « le » moment médiatique pour que tout le reste de la société commence à parler de ça. Pour #MeToo, c’est pareil: le monde associatif effectue un travail de fourmi depuis des années. Mais on n’a pas eu ce moment médiatique, en Belgique francophone, qui braque les projecteurs et permet de mobiliser plus largement. »
On n’a pas eu ce moment médiatique qui braque les projecteurs et permet de mobiliser plus largement.
Le temps de l’acceptation
Ou peut-être ce moment a-t-il déjà eu lieu, dans les années 1990. « On a tout de même eu l’affaire Dutroux, qui n’est pas dans le même registre, mais qui a conduit à des avancées importantes d’un point de vue sociétal, légal, des dispositifs en place, de la prise en charge des victimes… », relève Fabienne Glowacz. La spécialiste en psychologie clinique de la délinquance rappelle avoir mené les premières recherches belges sur l’inceste en… 1987. « Mais nos résultats n’étaient pas nécessairement audibles. Ils étaient déjà pourtant dans la même lignée que ceux dévoilés par les études actuelles. Il faut du temps pour que puisse être acceptée une parole. »
Ce n’est pas qu’elle se libère, cette parole. Ce sont les oreilles qui se débouchent, pour reprendre l’expression de la philosophe française Geneviève Fraisse. « #MeToo est un phénomène surtout médiatique et de prise de conscience de masse, qui dit au grand public ce que les victimes et les féministes dénoncent depuis des décennies », insiste Aurélie Aromatario.
Ça va mieux en le dévoilant publiquement, apparemment. Ou l’importance des « rôles modèles », ces femmes qui sont mises en exergue publiquement et qui en inspirent d’autres à suivre leur exemple. « L’effet « people » amène une forme de curiosité, d’attention, indique Fabienne Glowacz. Ça peut avoir comme effet de déconstruire l’image habituelle de la pauvre petite victime déclassée socialement et de montrer que ça ne concerne pas que certaines sphères sociales particulières. Le témoignage d’une personnalité possédant un certain charisme peut devenir un facilitateur. »
L’explication tient aussi, peut-être, au vedettariat restreint en Belgique francophone. « Mais, même si elles ne sont pas fortement visibilisées, il existe plusieurs avancées par rapport à la prise en charge des violences sexuelles et sexistes, poursuit Fabienne Glowacz. Sur le terrain, pas mal de choses changent: formation des policiers et des magistrats, ouvertures de CPVS (centres de prise en charge des violences sexuelles)… N’est-ce pas finalement le plus important? »
Jamais autant de viols dénoncés
Même sans dénonciation médiatisée, même sans star déchue, la parole « ordinaire » se serait-elle libérée? Ce qui était auparavant tu, caché, enterré, serait-il désormais plus facilement raconté, dévoilé, accusé? Différents indicateurs le laissent penser. Au niveau judiciaire, d’abord. Le nombre d’affaires pour viols et attentats à la pudeur n’a jamais été aussi élevé qu’en 2019, 2020 étant une année particulière car semi-confinée (sans que les chiffres baissent drastiquement pour autant, voir le tableau ci-dessous). Les dossiers de harcèlement sexuel, bien que très rares, ont toutefois triplé: 8 en 2016, 25 en 2019, 21 en 2020.
« Ces hausses s’expliquent sans doute par plusieurs facteurs, mais #MeToo a dû aussi avoir un effet, observe Anne Wallemacq, substitute du procureur du Roi de Liège, en charge des dossiers moeurs. On l’entend d’ailleurs parfois, chez les victimes: elles expliquent que ce mouvement de révélations les a incitées à parler à leur tour. Il y a aussi davantage de plaintes pour viols conjugaux, un sujet qui était auparavant bien plus tabou. Aujourd’hui, les personnes concernées prennent plus conscience de leur statut de victimes. » Le taux de classement sans suite des affaires de viols et attentats à la pudeur, par contre, n’évolue pas: environ 55%.
Dénonciations professionnelles
Autre indicateur: les dénonciations professionnelles. En 2019, l’ entreprise de ressources humaines Securex réalisait une enquête auprès de 1 500 travailleurs. Cinq pour cent d’entre eux déclaraient avoir fait l’objet de harcèlement sexuel, une hausse de 28% en un an. « Le mouvement #MeToo qui est devenu viral sur les réseaux sociaux en octobre 2017 est, selon nous, la cause de cette augmentation. Non seulement les gens sont plus sensibles à tout ce qui va dans le sens du harcèlement sexuel, mais ils osent aussi en parler. Le tabou n’est plus« , commentait à l’époque Hermina Van Coillie, experte RH au sein du service d’études de Securex.
« Il y a une prise de conscience, abonde Gaëlle Demez, responsable des Femmes CSC. Les gens osent davantage reconnaître ces faits, en parler, se tourner vers les délégations syndicales. C’est quelque chose que l’on constate même si on ne peut pas le chiffrer. » Même si la thématique du harcèlement, moral ou sexuel, a toujours été un point d’attention des organisations de défense des travailleurs, le contexte actuel a « clairement rajouté de la légitimité pour en parler, en interne comme en externe. » La CSC a, par exemple, organisé des journées de formation et sensibilisation pour tous ses délégués, ainsi que d’autres sur la spécificité de l’impact, au travail, des violences conjugales.
« On a sensibilisé aussi, en interne, au fait que les comportements sexistes ne sont pas tolérables, continue-t-elle. Lors de grèves ou de manifestations, on sait que des choses non admissibles peuvent se produire. Nous sommes de plus en plus de femmes au sein de la structure. Je ne dis pas que ça va tout résoudre, mais le soutien est tout de même assez fort sur ces thématiques et sur le fait qu’il y a des comportements qu’on ne veut plus voir, ni au sein du syndicat, ni au sein de la société. » Vers une culture d’entreprise où le « sexisme basique » n’est plus permis. Car c’est d’abord la blague bien lourde qui permet la main aux fesses, puis le harcèlement, puis l’agression… « Et si les témoins acceptent ça, ils permettent aussi l’étape suivante. »
Grâce aux jeunes
Jean-Pierre Buyle, lui, n’a été témoin de rien. Mais il a écouté ses jeunes confrères qui lui faisaient état de situations problématiques. « Notre profession n’est ni plus, ni moins visée que les autres, mais elle est visée. J’ai pris conscience de tout ça en 2017, grâce à ce dialogue », se souvient l’ancien président d’Avocats.be, l’ordre des barreaux francophone et germanophone. Il se rappelle aussi des réactions, la première fois qu’il avait fait part de ses projets de campagne de prévention aux bâtonniers réunis en assemblée générale à Verviers. « L’un d’entre eux, bien connu, a directement pris la parole pour me répondre: « chez moi, ça n’existe pas! Quel culot! » L’année suivante, lors de la rentrée du barreau de ce même bâtonnier, la présidente des jeunes avocats avait fait son discours sur… la thématique du harcèlement. « J’en avais la larme à l’oeil. »
Non seulement les gens sont plus sensibles à tout ce qui va dans le sens du harcèlement sexuel, mais ils osent aussi en parler.
Avocats.be a, depuis, pris plusieurs initiatives pour « aider les victimes et les témoins ». Une campagne d’affichage (avec notamment le slogan « ceci n’est pas de la confraternité », au-dessus de l’image d’une main aux fesses), la formation par des psychologues d’un « avocat accompagnant » au sein de chaque barreau, ainsi que la présence d’assistantes sociales. Une ligne d’écoute est également disponible et « nous finançons l’intervention de psychologues pour le travail de reconstruction ». Enfin, les stagiaires qui se feraient licencier après avoir dénoncé des faits et qui se retrouveraient en difficulté financière peuvent bénéficier d’un accompagnement de réinsertion professionnelle. L’ordre ne communique pas de chiffres de prise en charge. « Mais le message qu’on a voulu faire passer, c’est que cela est pris au sérieux. Les jeunes avocats sont rassurés, je pense. Ils savent qu’ils seront mieux protégés qu’avant. »
Les jeunes. C’est à nouveau eux qui sont à l’initiative du changement, à l’ULB. « Il faut faire quelque chose. » Et les autorités universitaires les ont entendus. Le Cash-e (centre d’accompagnement et de soutien dans les risques de harcèlement envers les étudiant.e.s) a été instauré en octobre dernier. La psychologue Sylvie Boët y a été engagée, d’abord pour assurer « un espace d’écoute, d’accompagnement à l’identification des besoins ». Voire, si les faits sont suffisamment inquiétants, pour accompagner à l’interpellation de l’autorité la plus proche ou au dépôt d’une plainte auprès du vice-recteur. « Je n’ai pas envie de les chiffrer, car la structure est trop jeune, mais il y a déjà des signalements qui me parviennent. »
A l’ ULiège, où le service « qualité de vie des étudiants » poursuit les mêmes missions antiharcèlement depuis 2007, on enregistre « peut-être quatre ou cinq signalements par an, moins depuis la Covid », indique Anne-Cécile Pirenne. Si les jeunes ne dénoncent pas plus qu’avant, « il y a une envie de sensibiliser davantage, de mettre des actions en place. C’est encore plus une priorité, notamment avec notre nouvelle vice-rectrice qui a lancé une campagne sur le respect, mettant l’accent notamment sur le sexisme ».
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Bref, les oreilles se débouchent peut-être autant que la parole se libère. Dans le monde de la culture aussi, où une « veille féministe » s’est constituée, moyen de pression latent pour que cet univers trop masculin évolue vers davantage de parité. L’association des journalistes professionnels (autre métier où le sexisme règne: 4 femmes sur 10 déclarent avoir été victimes de harcèlement) a également fait de ce problème un réel cheval de bataille. Reste à savoir si, grâce à tous ces dispositifs, des mesures sont bel et bien appliquées lorsque des comportements déviants, répréhensibles, inadéquats sont mis au jour. Peut-être que, au-delà de l’aide aux victimes, ces initiatives s’adressent aussi in fine aux auteurs: une opportunité, pour certains, de comprendre à quel point leur attitude doit changer. Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, très chers, vous êtes une espèce désormais menacée.
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