Carte blanche

Pacte d’Excellence : le nouveau référentiel maternel augmentera les inégalités

Il y a peu, j’ai eu l’opportunité de me proposer pour la relecture du référentiel des maternelles, pour la Fédération Wallonie-Bruxelles. En clair, ce sont les programmes pour les maternelles de l’enseignement francophone de Belgique.

En tant qu’institutrice primaire à la retraite, ayant travaillé dans des écoles à public précarisé, ayant fonctionné pendant 16 ans en classe verticale (classe d’âges différents), ayant 45 ans d’un parcours atypique avec des enfants en difficultés et assurant encore maintenant le suivi d’élèves laissés pour compte par le système actuel, j’osais croire que mon expérience pourrait éclairer l’élaboration des futurs programmes.

Avec ma vision très positive, ou peut-être dans ma grande naïveté, j’espérais participer à un débat collaboratif et contradictoire. En réalité, il n’en était rien. Après avoir pris connaissance des consignes de relecture, je me suis rendu compte que chaque relecteur/trice allait faire le travail dans son coin d’après une grille de lecture stricte et un questionnaire individuel.

Bon sang, mais c’est bien sûr… Nos chers pédagogues et conseillers en chambre savent mieux que quiconque ce qui convient à nos chers petits. Les gens de terrain, dont je suis, sont juste bons à modifier la forme, mais certainement pas à débattre du fond. Pourtant, c’est bien à ceux-ci qu’on remet « la patate chaude » par le biais des plans de pilotage organisés par le Pacte d’Excellence.

Aussi, j’affirme avec force que ce référentiel augmentera les inégalités et ne permettra pas aux enseignants de mieux comprendre ce qu’on attend d’eux. Pourquoi ? Voici les principaux éléments de réponse :

  1. La langue de l’enseignement, le français, donc, dans le système de la Fédération Wallonie-Bruxelles, est, une fois de plus, négligée. Aucun moyen supplémentaire n’est mis à la disposition des enseignants. Pourtant tout le monde s’accorde pour dire que la non-maitrise de la langue d’enseignement est la première source d’inégalité ! Savez-vous qu’il peut y avoir jusque 600 mots de différence entre deux enfants de 3 ans. Déjà, en 2010, Natacha Polony, dans le Figaro, soulevait cette problématique et notait plus de 1.000 mots de différence entre deux enfants de 6 ans.
  2. Les apprentissages psychomoteurs, sociaux, affectifs et cognitifs sont systématiquement dissociés. « Bien sûr, tout le monde sait que notre cerveau fonctionne indépendamment de notre coeur et que notre corps n’a pas besoin du cerveau pour fonctionner ! »
  3. Les forces, tant physiques qu’intellectuelles, qui préparent aux apprentissages cognitifs, ne sont que rarement sollicitées. Par exemple, l’écriture se prépare en assouplissant et en renforçant la force du poignet. Or, une écriture précoce crée des crispations de ce poignet qu’on retrouve, même, chez des enfants du secondaire. Il est nécessaire, donc, de proposer des activités qui libèrent les forces et les potentialités de la main. Il en va de même pour la créativité ou la capacité à penser par soi-même. Le référentiel n’aide pas à mettre en place des processus pour libérer ces forces.
  4. Le référentiel de maternel pousse l’enfant dans ses apprentissages cognitifs. Or, la pensée abstraite ne se met en place qu’après 6 ans. Certains parlent même de 7 ans. Pourquoi déjà pousser la performance alors qu’ils sont encore à l’âge du jeu et de l’expérimentation ?
  5. La place laissée à l’apprentissage des sons et des rythmes est dérisoire. L’éveil à la conscience phonologique est négligé.
  6. L’évaluation prévue en maternelle est préjudiciable à l’estime de soi, puisque le référentiel indique, déjà, des manières d’évaluer. Pourquoi, alors, introduire cette notion de réussite ou d’échec si tôt… (Pacte d’Excellence oblige !!!)
  7. L’organisation hermétique des classes de maternelles ne laisse aucune possibilité de revenir en arrière ou d’aller plus vite. Or un enfant évolue par palier et non par âge. Il est donc illusoire de vouloir mettre tous les enfants d’un même âge dans une même classe. On ne pourra que constater des différences qui stigmatiseront les plus faibles, qui devront faire l’objet d’une remédiation… Et voilà le carrousel des remédiations et autres solutions qui ont montré toute leur inefficacité jusqu’à présent. Pourquoi ne pas laisser nos petits grandir à leur rythme ?
  8. Enfin, il y a peu de moyens supplémentaires prévus alors que l’onconstate que le public est de plus en plus hétérogène, que les carences de l’éducation familiale sont de plus en plus grandes et que les missions de l’école s’élargissent de plus en plus.
  9. Les fonctions exécutives manquent, également, cruellement dans ce référentiel, telles que la maîtrise de soi, l’autodiscipline, la capacité à tenir un raisonnement cohérent, la créativité et la flexibilité mentale.

Pour développer ces fonctions, il serait nécessaire de changer les clés de voûte de l’Ecole, en se donnant un projet ambitieux de culture et d’éducation, en formant les enfants à la confiance, à l’esprit critique, à la liberté et à la responsabilité, à la créativité, à la coopération, en assurant les prérequis des fondamentaux (lire, écrire, parler, calculer)

Je me permets, donc, de constater un manque de cohérence, tant par la forme que par le fond, car ce référentiel va, donc, à l’encontre des 4 principes qui fondent une éducation qui porte ses fruits, à savoir :

  1. L’éducation doit éviter de bouleverser le cours naturel de l’évolution de l’enfant et doit s’efforcer de s’y adapter et de favoriser l’éveil des capacités proches de sa maturité, et ce, toujours, dans sa globalité (Froebel et Decroly)
  2. Le développement de l’enfant est le résultat combiné de sa croissance biologique et de son expérimentation active dans son milieu très différent d’un enfant à l’autre (Decroly et Dewey).
  3. L’enfant est un être social. L’école doit être conçue de telle sorte qu’elle favorise l’éclosion et l’épanouissement des tendances sociales latentes chez tous les individus (Janus Korczak).
  4. Il suffit, en général, de laisser le temps au temps pour voir émerger, spontanément, des solutions.

Pour toutes ces raisons et d’autres encore, j’ai refusé de participer à cette relecture, voire à cette mascarade. Mais, mon combat ne s’arrêtera pas là. Je continuerai à prôner les valeurs éducatives et démocratiques qui fondent mes pratiques pédagogiques.

Anne MARION

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