Virginie Despentes

« On se lève et on se barre » : l’incroyable débat suscité par le cri de rage de Virginie Despentes

Olivier Mouton Journaliste

La romancière a publié un texte puissant après le sacre de Polanski aux César et l’indignation d’Adèle Haenel. Depuis, de nombreuses opinions dont une contre-attaque de Natacha Polony, révèlent une société déchirée sur le combat féministe et son mode d’expression.

Tout part d’un geste, d’une manifestation de désapprobation et d’indignation de l’actrice Adèle Haenel lors de la cérémonie des Césars, vendredi 28 février. Au moment de la remise du prix de meilleur réalisateur à Roman Polanski, elle se lève et quitte ostensiblement la salle en criant : « C’est une honte ! ». Elle-même victime d’agression sexuelle de la part du réalisateur Christophe Ruggia, la comédienne ne supporte pas de voir la profession récompenser un homme coupable d’agressions pédophiles à répétition, qui se vantait même à la télévision française, en 1979, d’être attiré par les jeunes filles de 14 ans. L’attitude d’Adèle Haenel est saluée, mais provoque aussi un malaise : pourquoi d’autres personnes dans la salle ne se sont-elles pas levées ?

Ce geste suscite cette semaine en France un débat extrêmement vif, à coups de cartes blanches plus virulentes les unes que les autres. S’il part dans tous les sens, cet échange n’en est pas moins révélateur de plusieurs choses. Qui feront ou ne feront pas avancer la cause féministe.

Premièrement, le mouvement #metoo continue de déranger une société marquée pendant des décennies par des comportements inappropriés d’hommes dans l’indifférence quasi générale.

Deuxièmement, certaines voix féminines sont devenues les porte-drapeaux de cette vague légitime de dénonciations et elles ont tendance à se radicaliser face à l’inertie de la société.

Troisièmement, en guise de « backlash », certains sont prêts à tout pour salir l’image de celles qui portent le combat, y compris salir leur réputation ou détourner des textes passés.

Quatrièmement, le combat féministe se greffe à d’autres, notamment sociaux, socio-économiques voire communautaires, pour le meilleur ou pour le pire – selon les points de vue.

Cinquièmement, le mouvement #metoo est sans doute arrivé à une croisée des chemins où il parvient à changer les mentalités ou pas, mais il provoque à tout le moins une polarisation extrême des points de vue. Chacun choisit son camp ou démolit celui de l’autre.

Le tout se fait donc par textes interposés, souvent d’une verve équivalente à leur acidité. En voici le récit.

Acte 1 : « Désormais on se lève et on se barre », le manifeste de Virgine Despentes

Au lendemain de la cérémonie des Césars, la romancière Virginie Despentes se fend d’une tribune puissante dans le quotidien Libération pour appuyer l’attitude de la comédienne Adèle Haenel. Elle y conglomère en outre plusieurs luttes en les situant sur la même confrontation entre oppresseurs et opprimés. « Que ça soit à l’Assemblée nationale ou dans la culture, vous, les puissants, vous exigez le respect entier et constant, entame-t-elle. Ça vaut pour le viol, les exactions de votre police, les césars, votre réforme des retraites. En prime, il vous faut le silence de victimes. »

Le ton est âpre, il renvoie aux agresseurs leur violence en pleine figure. « On a beau le savoir, on a beau vous connaître, on a beau l’avoir pris des dizaines de fois votre gros pouvoir en travers de la gueule, ça fait toujours aussi mal, clame-t-elle. Tout ce week-end à vous écouter geindre et chialer, vous plaindre de ce qu’on vous oblige à passer vos lois à coups de 49.3 (utiliser par le gouvernement pour faire passer la réforme des retraites au parlement – ndlr) et qu’on ne vous laisse pas célébrer Polanski tranquilles et que ça vous gâche la fête mais derrière vos jérémiades, ne vous en faites pas : on vous entend jouir de ce que vous êtes les vrais patrons, les gros caïds, et le message passe cinq sur cinq : cette notion de consentement, vous ne comptez pas la laisser passer. Où serait le fun d’appartenir au clan des puissants s’il fallait tenir compte du consentement des dominés ? »

Après avoir salué le geste de la comédienne, elle conclut : « La différence ne se situe pas entre les hommes et les femmes, mais entre dominés et dominants, entre ceux qui entendent confisquer la narration et imposer leurs décisions et ceux qui vont se lever et se casser en gueulant. C’est la seule réponse possible à vos politiques. Quand ça ne va pas, quand ça va trop loin ; on se lève on se casse et on gueule et on vous insulte et même si on est ceux d’en bas, même si on le prend pleine face votre pouvoir de merde, on vous méprise on vous dégueule. Nous n’avons aucun respect pour votre mascarade de respectabilité. Votre monde est dégueulasse. Votre amour du plus fort est morbide. Votre puissance est une puissance sinistre. Vous êtes une bande d’imbéciles funestes. Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable. On se lève et on se casse. C’est terminé. On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde. »

Ce cri de colère est relayé des milliers de fois, il devient un manifeste féministe pratiquement digne du petit essai Indignez-vous ! de Stéphane Hessel. Alors forcément, il dérange. Ceux qui veulent défendre de façon sournoise la société patriarcale qui les arrange. Ou ceux que le conglomérat artificiel des luttes dérange.

Acte 2 – Le retour de bâton

« La tribune publiée par Virginie Despentes au sujet des Césars dans Libération est un exemple emblématique de confusion intellectuelle et de gloubi-boulga conceptuel. La vieillesse est un long naufrage, le gauchisme aussi. » Voilà ce qu’écrit le chroniqueur Eric Naulleau sur Twitter, avec des dizaines de milliers de partage à la clé. Prêt à tout pour défendre son haut-le-coeur, l’homme détourne aussi des propos d’une autre tribune publiée par Virginie Despentes après les attentats de Paris. Voici ce qu’il tweete ensuite : « Rebelle institutionnelle, Virginie Despentes (ex-juré Goncourt !) exprimait autrefois son amour des tueurs de Charlie : « Je les ai aimés pour leur maladresse – quand je les ai vus les armes à la main semer la terreur en hurlant ‘On a vengé le Prophète’. »

Le texte intitulé « Les hommes nous rappellent qui commande et comment », publié le 17 janvier 2015 sur le site des Inrockuptibles, est évidemment plus nuancé que cela. Il vise à dénoncer cette obsession consistant à réclamer aux musulmans qu’ils dénoncent les attentats. « On a tous nos obsessions. Celle de ce journaliste, c’est profiter du massacre pour retaper sur les Arabes. La mienne, c’est la masculinité », écrit-elle. Et elle prolonge : « Je crois que ce régime des armes et du droit à tuer reste ce qui définit la masculinité. Je crois que ce journaliste aurait dû déclarer en préambule qu’il se dissociait formellement de la masculinité traditionnelle. Qu’il ne se sentait pas un homme. Qu’il dissociait sa masculinité de celle des assassins mexicains, norvégiens, nigérians ou français. »

Mais ce texte, désormais, devient la preuve que la radicalité de l’écrivaine est décidément déplacée.

https://www.lesinrocks.com/2015/01/17/actualite/actualite/virginie-despentes-les-hommes-nous-rappellent-qui-commande-et-comment/

Acte 3 – « Virginie Despentes et la saleté des riches »

Sur le site de Slate.fr, le journaliste Claude Askolovitch (qui travaille aussi pour Arte et Vanity Fair, ancien de Marianne, du Nouvel Obs et du Journal du Dimanche) y va lui aussi de sa lecture critique du coup de gueule de Virginie Despentes. Il ironise : « Les riches sont sales en leur âme, leurs corps, leurs moeurs. Tout s’explique alors, et tout est cohérent. »

« Fondée ou non, l’assimilation par Virginie Despentes du cas Polanski au 49-3 et au macronisme est passionnante politiquement, écrit-il. Elle témoigne de la renaissance d’une vieille thématique: celle de la saleté des bourgeois et des riches, de domination indécente et de moeurs aussi bien.

« L’écrivaine ne vitupère pas au hasard, soulgine-t-il. Sa description des bites souillées ne parle pas que d’un cinéaste: elle s’inscrit dans une charge contre les bourgeoisies au pouvoir, elle parle de la ‘jouissance morbide’ des dominants. L’empire sur la société est sexuel; le peuple est violé en son consentement politique comme des femmes, des enfants, en leur liberté intime. Les riches sont sales en leur âme, leurs corps, leurs moeurs. Tout s’explique alors, et tout est cohérent. »

Cela renvoie aux heures de la révolution ou du communisme, constate-t-il. Sans les conclusions qui s’en suivraient. « Mais Virginie Despentes, qui des mots les plus crus construit la convergence des colères et expose le dégoût que doivent inspirer les élites dominantes, n’en tire pas de conclusion offensive. Elle n’appelle pas à la révolution, ni au renversement des pouvoirs, dans le cinéma, en politique. Elle prône le retrait, l’exil de ce monde; les pouvoir sont plus forts, ils ne tomberont pas, n’en sont pas moins méprisables, ne les regardons plus. Mais comment lutter alors, si seule la fuite est tenable? »

http://www.slate.fr/story/188106/virginie-despentes-tribune-liberation-on-se-leve-barre-cesar-adele-haenel-roman-polanski-salete-des-riches-bourgeoisie

Acte 4 – Natacha Polony : « ‘meuf’, tu délires »

Désormais directrice de l’hebdomadaire Marianne, à qui elle a donné un virage souverainiste assumé, Natacha Polony y va de son couplet relayé par milliers à droite de l’hémicycle. Sur on ton âpre aussi, prenant la mesure de ce que la tribune de la romancière a suscité.

« Au début, on se dit que c’est insignifiant, écrit-elle. Qu’un texte publié dans Libération, même sur une page et demie, ça va intéresser quoi ? Dix mille personnes en France, en priorité chez les intellectuels urbains, qui communient déjà dans la détestation des mâles blancs « cisgenres ». D’accord, Virginie Despentes est une icône branchée, des centaines de milliers de livres vendus, des interviews fleuve dans les Inrocks. Mais cette histoire de cérémonie des Césars, ce grand psychodrame du petit milieu, pendant qu’un satrape turc précipite dans des canots pneumatiques des dizaines de milliers de malheureux, pendant que les aberrations du système néolibéral sont mises à nu par un virus, c’est tellement dérisoire. Et puis on entend des filles, de celles qui ne sont pas particulièrement militantes, pas des obsédées de la lutte contre le patriarcat, qui trouvent que ce texte est très bien. « Il a tellement de force ». « Je ne fais pas partie de ces une femme sur deux qui ont été violées, mais elle a raison. » Une femme sur deux ? Euh, non. 12%. C’est déjà trop. Mais ce n’est pas pareil. Une sur deux a subi des « attouchements non consentis ». S’est fait tripoter, donc. Dans le métro. Au bureau, par un collègue. C’est ignoble. Mais ce n’est pas pareil. Et le glissement, en fait, est terrifiant. Parce qu’il révèle la façon dont tout est embrouillé, mêlé, aplani. »

Alors, Natacha Polony exprime sa colère à elle : « Cette bouillie d’imprécations, de 49.3 et de sociologie de bazar, « quelle force ! ». En fait, ce n’est pas très compliqué, la force. Quelques mots grossiers ou familiers, quelques images dégueulasses pour montrer qu’on choque le bourgeois, et le simplisme satisfait que donne la bonne conscience. Une arme de destruction massive, la bonne conscience. Elle efface les doutes, les nuances, la complexité. Tout est permis quand on est du bon côté. Celui des « dominés » contre les « dominants ». Même quand on est célébrée par toute l’intelligentsia culturelle à laquelle on appartient. » Si elle a été elle aussi victime de gestes déplacés, la directrice de Marianne poursuit : Mais jamais je n’aurais l’indécence de mettre cela sur le même plan qu’un viol, de me faire croire que nous sommes toutes « victimes », dans une sorte de continuum, victimes du patriarcat bourgeois, des « dominants ». Et jamais je ne considérerai que les hommes, par essence, du fait de ce « patriarcat » que certaines féministes nous présentent comme tout puissant, du fait de la « culture du viol », sorte de péché originel aussi flou qu’enveloppant, seraient des salauds. »

Il s’agit de ne pas confisquer la souffrance, de ne pas voir la réalité en noir et blanc, dit-elle. Sans nier la colère mais en la retournant à son tour. C’est la preuve que ce débat est décidément sensible et, si l’objectif de mettre fin aux violences et aux harcèlement est partagé par une majorité, la manière de le faire provoque bien des divergences et c’est peut-être bien ce qui pose problème. Sans compter, bien sûr, ceux qui avancent masqués pour protéger le monde ancien.

Acte 5 – chez nous : « l’humoriste, le violeur et le déliquant »

En France, la polémique est vive, amplifiée par la faconde de ceux qui écrivent et se positionnent. Chez nous, on regarde et on se positionne. Une féministe convaincue nous dit : « Nous partageons évidemment le même objectif final avec Virginie Despentes, mais la manière pose question. » Le Vif.be va solliciter ces prochains jours des réflexions à ce sujet.

Merry Hermanus, ancien élu socialiste, a quant à lui déjà publié une opinion sur son blog qui provoque déjà le débat. Son titre : « L’humoriste, le violeur et le délinquant ».

Il y attaque frontalement l’humporiste Florence Foresti, qui a ouverte la cérémonie des Césars, parce qu’elle s’en est pris au physique de Roman Polanski.

Au sujet du violeur, voici ce qu’il écrit :

« Pas de doute, Polanski, dans les années 70 a été ignoble, sa relation avec une gamine de 13 ou 14 ans est abjecte et, à mes yeux, impensable. Pour ceux qui veulent se donner la peine d’examiner en détail le parcours judiciaire de cette affaire sordide, ils comprendront rapidement que le procureur n’a pas respecté les conditions de l’accord qu’il avait passé avec Polanski et que celui-ci en a tiré les conséquences en se soustrayant à ce qui apparaissait se préparer, une infamie judiciaire. La jeune gamine, victime de Polanski, l’évoque elle-même dans un livre, et souligne qu’il faut maintenant laisser le cinéaste en paix. (…)

En principe Polanski devrait bénéficier de la présomption d’innocence… eh bien non ! pas pour lui. C’est le coup de massue de la présomption de culpabilité. Celle qui existe là où l’état de droit n’existe pas ou a disparu, dans les dictatures. Rien à dire, rien à faire, rien à cirer du droit, Polanski est, pour parler comme certains juges des années trente, ‘susceptibles’ d’avoir commis ces faits… donc coupable, donc voué aux gémonies jusqu’à la mort, pour lui pas de rémission, pas de réhabilitation ! La mort civile et encore, il s’en tire à bon compte… qu’il n’aille pas se plaindre comme on crut le comprendre quand il évoqua lors d’une interview son dernier film ‘J’accuse’. »

Le reste de son raisonnement concerne le lien entre un homme et son oeuvre, ainsi que la capacité de distinguer les deux. « S’agissant de Polanski, je suis interpellé par les déclarations de la jeune actrice qui a quitté la cérémonie lorsque Polanski a obtenu le grand prix. Elle aurait répondu à un journaliste qu’elle aimait Céline tout à précisant que c’était une véritable ordure, mais l’oeuvre de cette crapule, oui, elle pouvait l’admirer. Je me suis demandé pourquoi, étant donné ce qu’elle pense de Polanski, ne pouvait-elle avoir la même attitude, considérer que c’est un salaud mais un excellent cinéaste. Est-ce parce que Polanski a le grand défaut d’être vivant et Céline le grand avantage d’être mort. Sur ce point, elle peut être rassurée Polanski finira bien par mourir, son espérance de vie conduirait à un assureur de lui refuser une assurance-vie ! Je n’ose penser que la différence repose sur le fait que l’un était un antisémite pathologique et que l’autre est Juif ! »

Cela renvoie encore à cette opinion du critique gastronomie Stéphane Méjanès sur Facebook : « Je vous vois, les hommes, moquer le geste d’Adèle Haenel aux César, qui n’aurait pas dû venir, qui en fait trop. Je vous vois, les mâles, condamner l’attitude de Florence Foresti, qui n’était pas drôle, qui était trop payée. Je vous vois, les sévèrement burnés, dénigrer Virginie Despentes, qui n’écrit pas avec les bons mots, qui n’aurait pas eu la vie qu’il faut ni les propos adéquats après l’attaque contre Charlie Hebdo. Je vous vois, les dragueurs lourds, minimiser les actes de Roman Polanski, qui n’a pas eu une vie facile, qui est un grand artiste. Quand allez-vous comprendre que la priorité n’est pas de finasser mais d’agir ? »

Nul doute que tous ces mots échangés vont encore rebondir. La question étant toujours la même,en effet : quand agira-t-on de manière décisive contre l’innommable ?

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