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« Notre facture d’énergie n’est pas une feuille d’impôt »

Olivier Mouton Journaliste

Le coût de l’électricité ne cesse d’exploser en Belgique. En cause : les taxes et les tarifs des réseaux, sans oublier l’impact des affaires Publifin et Ores. Test-Achats lance une campagne pour exiger des politiques que la facture cesse d’être une feuille d’impôt. L’association de consommateurs réclame une commission d’enquête pour faire toute la lumière.

La facture d’énergie devient un poids bien trop lourd pour les consommateurs belges. Selon une étude récente de la fondation Roi Baudouin, un Belge sur cinq est aujourd’hui en situation de précarité énergétique. Et la situation ne cesse d’empirer. Le patronat tire lui aussi la sonnette d’alarme : le coût de la facture énergétique, en explosion continuelle, est un nouveau facteur concurrentiel défavorable pour nos entreprises, en plus des charges salariales. Le sujet pourrait rapidement devenir une priorité politique. C’est d’autant plus probable qu’il s’agit aussi de la toile de fond des affaires Publifin et Ores, qui ont défrayé la chronique tout au long de cette année après les révélations du Vif/L’Express. Au-delà des questions de gouvernance se pose en effet celle, autrement plus délicate, de l’impact des dérives constatées, au sein de différentes intercommunales, sur la facture d’énergie du consommateur. Le sujet est à ce point complexe – et sulfureux – qu’il a jusqu’ici été laissé de côté, y compris dans le rapport final de la commission d’enquête parlementaire wallonne consacrée à Publifin.

Voilà pourquoi l’association de défense des consommateurs Test-Achats sort de sa réserve. En exclusivité pour Le Vif/ L’Express, elle publie un manifeste au titre éloquent :  » Ma facture d’énergie n’est pas une feuille d’impôt « . Objectif ? Sensibiliser les consommateurs aux causes multiples expliquant la hauteur de la facture énergétique. Et réclamer, par le biais de cette pétition, une  » nouvelle commission d’enquête spécifique  » faisant toute la transparence sur la méthodologie et la fixation des tarifs.  » Nous nous demandons si le monde politique s’est posé les bonnes questions, expose Jean-Philippe Ducart, manager Public Affairs de l’organisation. A-t-on calculé les réelles répercussions de l’affaire Publifin et des suspicions lourdes relayées par Le Vif/L’Express autour d’Ores sur la facture du consommateur ? Le régulateur wallon, la Cwape, a été longuement auditionné lors de la commission d’enquête parlementaire, c’est vrai, mais j’ai écouté, j’ai pris des pages et des pages de notes… et je reste sur ma faim.  »

Aucun niveau de pouvoir n’est épargné par Test-Achats, ni le fédéral ni les Régions. Aucune tendance politique, non plus. Car au fond, c’est tout un système qui est en cause.

En 2016, la Belgique est le pays européen ayant connu la plus forte hausse du tarif de l'électricité.
En 2016, la Belgique est le pays européen ayant connu la plus forte hausse du tarif de l’électricité.© PETER HILZ/BELGAIMAGE

En ligne de mire : taxes et réseau

Le manifeste de l’association commence par une demande générique :  » Les pouvoirs publics doivent respecter leurs promesses, notamment fédérales, consistant à maintenir notre pays dans la moyenne des tarifs des pays européens, ce qui est loin d’être le cas actuellement.  » Il suffit, pour en juger, de passer au crible l’explosion des prix de ces dernières années.  » Pour une consommation d’électricité moyenne, la facture est passée de 700 euros fin 2014 à presque 900 euros en septembre 2017, observe Test-Achats. Ce qui nous a valu d’être, en 2016, le pays connaissant la plus forte hausse, et d’occuper une peu enviable troisième place dans le classement européen des pays au tarif le plus cher.  »

Si la Belgique est un mauvais élève, ce n’est pas à cause de l’augmentation du prix de l’énergie en tant que tel, le prix du kWh étant même redescendu au niveau des pays voisins. Ce coût ne représente d’ailleurs qu’un tiers du total de la facture.  » Ce sont les tarifs du réseau de distribution et les taxes qui exercent aujourd’hui la plus forte ponction sur le porte-monnaie, constate l’organisation. Sur ce qui est payé pour l’électricité, 78 % en moyenne vont en rémunération du réseau, en prélèvements et en TVA, et ce pourcentage est encore de 53 % pour le gaz naturel.  » C’est dans ces deux postes que le bât blesse.

 » Il s’agit clairement d’un problème politique, martèle Jean-Philippe Ducart. Notre rôle est de constater qu’il y a un réel problème. Et de tout faire pour éviter que, dans cinq ans, la facture ait encore augmenté de 25 %, parce que c’est intenable. Notre message aux ministres et aux parlementaires consiste à dire qu’ils feraient bien de se préoccuper enfin du budget des ménages. Enfin… « 

Cliquez sur le mode plein écran pour découvrir l’évolution des tarifs nets pour une consommation moyenne annuelle de 3500 KWh

« Pas une feuille d’impôt »

Le premier domaine sur lequel insiste Test-Achats, et que dénonce la majorité des acteurs du secteur énergétique, quand cela ne leur sert pas d’excuse générale, ce sont les interventions politiques multiples et variées qui utilisent la facture d’énergie pour combler des trous budgétaires. Dernier exemple en date : la décision prise par le gouvernement fédéral de Charles Michel de supprimer le  » filet de sécurité  » introduit par le précédent gouvernement en 2013. Celui-ci permettait au régulateur fédéral, la Commission de régulation de l’électricité et du gaz (Creg), de suivre de près l’évolution des prix énergétiques et de les tempérer au regard de ce qui se passait dans les pays limitrophes. Ce mécanisme, dont les résultats étaient  » encourageants  » selon Test-Achats, sera enterré le 31 décembre prochain.  » Il faut arrêter de prendre la facture pour une feuille d’impôt ! clame l’association. Le « filet de sécurité » doit être maintenu et reconduit.  » Une requête en ce sens a déjà été lancée par l’opposition au Parlement. En vain.

Jean-Philippe Ducart, manager Public Affairs de Test-Achats.
Jean-Philippe Ducart, manager Public Affairs de Test-Achats.© Jean-Marc Quinet/Reporters

Ce n’est pas le seul point sur lequel l’association met l’accent lorsqu’elle dénonce que notre facture énergétique soit devenue une  » feuille d’impôt « . Elle énumère les mesures qui, ces deux dernières années, se sont multipliées dans cet esprit : augmentations successives des cotisations sur l’énergie, passage de la TVA à 21 %, soumission des intercommunales à l’impôt sur les sociétés avec répercussion immédiate sur la facture… Le manifeste met l’accent sur une revendication claire :  » L’électricité n’est pas un produit de luxe et doit donc être considérée comme un produit essentiel : ramener la TVA de 21 % à 6 % est fondamental.  » Ce serait revenir sur une décision prise en 2015 par la majorité fédérale actuelle. Que Test-Achats avait déjà contestée alors.

Mais c’est toute la gestion de ce secteur vital, au sens large, qui est visée par l’association de défense des consommateurs :  » Ça fait longtemps que nous disons que la facture d’énergie est un impôt déguisé, relève Jean-Philippe Ducart. Il y a eu visiblement un choix politique qui a été posé, dont le message est le suivant : « Le prix de la facture continue à augmenter, mais nous continuons à nous servir au passage ».  » Que ce soit via les dividendes délivrés aux communes ou le coût de fonctionnement des intercommunales, deux héritages de l’époque où Electrabel faisait la pluie et le beau temps dans notre pays. Une façon de cadenasser le processus de décision.

Bientôt une commission d'enquête sur les dossiers énergétiques ? Rien de concret en ce sens pour l'instant...
Bientôt une commission d’enquête sur les dossiers énergétiques ? Rien de concret en ce sens pour l’instant…© THIERRY ROGE/BELGAIMAGE

Pour une nouvelle commission d’enquête parlementaire

Test-Achats se dit ouvertement déçue des enseignements tirés jusqu’ici par le monde politique du scandale Publifin et des suspicions à l’égard d’Ores. Les deux affaires touchent au domaine de l’énergie mais leur contexte est différent. En ce qui concerne Publifin, il est question d’un fonctionnement tentaculaire et d’une intercommunale largement sortie du lit de ses activités  » normales  » pour investir dans les médias, notamment. Dans le cas d’Ores, le plus grand opérateur de réseau wallon, actif dans 197 communes, les questions d’un conseiller communal de Genappe, Jean-François Mitsch (PS), concernaient un double marché litigieux entre Electrabel et les communes, qui aurait potentiellement coûté autour de 200 millions en trop aux pouvoirs publics. Dans le cas de Publifin, pas moins de treize dossiers judiciaires sont à l’instruction (Le Vif/L’Express du 3 novembre). Dans celui d’Ores, une information judiciaire a été ouverte mi-mai par le parquet de Nivelles.

Sur le plan politique, les deux dossiers ont fait l’objet de travaux parlementaires qui sont restés en dessous de l’enjeu véritable.  » La commission Publifin n’a débouché sur aucun résultat en ce qui concerne l’évolution des tarifs de distribution « , regrette Test-Achats. Quant à Ores, des auditions ont eu lieu au parlement de Wallonie, mais la décision prise par le gouvernement sortant, PS-CDH, de créer une commission mixte spéciale pour passer en revue les marchés contestés avec le soutien d’experts indépendants est passée à la trappe avec le changement de majorité (désormais MR-CDH) survenu cet été. Contacté par nos soins peu après sa nomination, l’actuel ministre de l’Energie, Jean-Luc Crucke (MR), nous avait fait savoir qu’il ne s’opposerait pas à la création d’une commission sur Ores… pour autant qu’une initiative parlementaire soit prise en ce sens. On ne voit absolument rien venir en ce sens pour l’instant.

Le conseiller communal Jean-François Mitsch, très peu épaulé par ses pairs dans son combat, a dès lors créé une plateforme citoyenne, baptisée  » Toute la lumière « , à travers laquelle il continue de réclamer une commission d’enquête parlementaire pour répondre de façon indépendante aux questions qu’il pose en continu depuis des mois. Il dépose une pétition cette semaine au parlement de Wallonie. Test-Achats, pour sa part, veut élargir le débat.  » La méthodologie et la fixation des tarifs de distribution doit faire l’objet d’une plus grande transparence, souligne l’association dans son manifeste. Une nouvelle commission d’enquête spécifique sur cet élément pourrait être organisée.  »

Ce pourrait être l’occasion de passer au crible tous les éléments d’une facture trop opaque et de s’interroger au sujet de dérapages suspects.  » Les tarifs de transport et de distribution sont très peu sous contrôle, en Flandre et en Wallonie, indique Test-Achats. Les explications peuvent être diverses, mais le résultat est difficile à avaler pour le consommateur, avec un impact négatif évident pour sa facture finale.  » Pour donner la mesure du dérapage, il suffit de signaler que l’évolution globale des tarifs pour les réseaux sur la période 2010 – 2017 s’élève à 89 % en Flandre et 63 % en Wallonie. Seule Bruxelles reste relativement sous contrôle, avec une hausse limitée à 16 %.

La transition énergétique doit être financée par une fiscalité adaptée, pas par la facture des consommateurs, selon Test-Achats.
La transition énergétique doit être financée par une fiscalité adaptée, pas par la facture des consommateurs, selon Test-Achats.© TIM DIRVEN/ID PHOTO AGENCY

« Le vrai scandale, c’est la contrepartie ! »

La thèse développée en mars dernier dans les colonnes du Vif/L’Express par plusieurs experts, dont l’économiste spécialiste du secteur Eric De Keuleneer, pour analyser ce dérapage, était globalement la suivante : pendant des années, les opérateurs du secteur, Electrabel et les intercommunales de distribution, ont systématiquement surfacturé le coût de la distribution via des pratiques comptables contestables et du lobbying politique. Il s’agissait notamment d’amortir de façon accélérée le matériel pour le réévaluer ensuite de manière comptable et, in fine, le faire payer plusieurs fois aux consommateurs.

 » L’attention médiatique se concentre uniquement sur les mandats et leurs cumuls, déclarait alors Eric De Keuleneer. C’est gênant, peut-être, mais pas dans tous les cas de figure. Et l’on s’indigne qu’il n’y a pas de contrepartie aux rémunérations des mandataires. Or, le vrai scandale, c’est précisément la contrepartie ! Depuis vingt ans au moins, des responsables municipaux apportent leur soutien à diverses initiatives d’Electrabel pour retirer le plus possible d’argent du secteur électrique en Belgique. La société (NDLR : contrôlée depuis les années 1990 par Suez, puis entièrement rachetée par le groupe français en 2005 et désormais renommée Engie Electrabel) aurait retiré, selon mes estimations, environ 20 milliards d’euros, partis de façons diverses à Paris pour sauver le groupe Suez-Gaz de France-Engie, plusieurs fois au bord de la faillite.  » Depuis cette sortie, et après avoir publié l’ensemble des analyses sur son site, l’économiste s’est fait plus discret, comme s’il avait été rappelé à l’ordre en coulisses.

Il s’agit clairement d’un problème politique »

 » Avec ces révélations, vous avez mis les pieds dans le plat et nous avons vu ça d’un bon oeil, commente Jean-Philippe Ducart : ça fait craquer le système installé depuis longtemps. Nous aussi avions dénoncé, au début des années 2000, un certain nombre de choses, mais le monde politique n’a jamais été réceptif parce qu’il est trop impliqué, qu’il y a trop de conflits d’intérêts. A l’époque de la Pax Electrica, fin des années 2000, Gérard Mestrallet (NDLR : ex-patron d’Engie, anciennement GDF-Suez) était accueilli avec un tapis rouge, mieux qu’un chef d’Etat. Ce qui importait, déjà à l’époque, pour les Premiers ministres Yves Leterme et Elio Di Rupo, c’était de garantir les revenus des communes. Les répercussions pour la facture du consommateur, depuis toujours, on s’en fout. La révélation des affaires Publifin et Ores, c’est en réalité le début de détricotage du système. On est loin d’être au bout. Mais, en Wallonie et à Bruxelles, il y a peut-être deux ou trois personnes qui maîtrisent vraiment le dossier. La plupart des parlementaires wallons ou des mandataires communaux ne comprennent pas suffisamment la matière. Et ils cherchaient d’autant moins à comprendre qu’ils touchaient des jetons de présence. Et personne ne posait de questions, forcément puisque les communes y trouvaient leur compte.  »

Fondamentalement, la question qui se pose est celle de l’échec de la libéralisation du secteur de l’énergie, enclenchée au début du millénaire et effective depuis 2007.  » Le message que l’on a fait passer aux consommateurs sur cette libéralisation est partiel, dénonce le manager de Test-Achats. Car les communes ont encore le monopole de la distribution, ce qui pose un réel problème. Quand on dit que la hausse des prix est la conséquence de la libéralisation, on omet de dire que l’on n’a pas créé des conditions favorables pour cette libéralisation. Nos responsables politiques se sont fait mener par le bout du nez par Electrabel, qui a tenu tout le monde par les dividendes versés aux communes.  »

Un constat qui ne doit pas oublier non plus d’inclure la bulle des certificats verts, qui a explosé lors de la précédente législature. Les deux majorités wallonnes successives ont eu bien de la peine à la gérer. Cela, aussi, a fait exploser la facture énergétique du consommateur.

Le Pacte énergétique interfédéral annoncé par Marie-Christine Marghem, ministre MR de l'Energie (à dr.), doit baliser la sortie du nucléaire.
Le Pacte énergétique interfédéral annoncé par Marie-Christine Marghem, ministre MR de l’Energie (à dr.), doit baliser la sortie du nucléaire.© DIDIER LEBRUN/PHOTO NEWS

Financer l’énergie renouvelable

L’indispensable débat à mener sur la transparence de la facture vise bien à faire la clarté sur le passé, même s’il est très peu probable qu’il aboutisse à un remboursement des sommes qui auraient été trop perçues. Test-Achats assure ne rien exclure pour la suite, y compris une action collective qui permettre de maintenir la pression sur les enquêtes, par exemple.

Mais l’enjeu consiste surtout à éviter que de telles dérives ne se reproduisent.  » Cette évolution de la facture est d’autant plus préoccupante que l’on doit atteindre des objectifs impérieux et gigantesques en termes d’investissements dans l’énergie renouvelable, affirme Test-Achats. Si on suit la logique actuelle, le consommateur sera amené à payer ce financement d’une manière ou d’une autre, alourdissant encore un peu plus la charge sur la facture elle-même.  » Ce système serait déjà à l’oeuvre pour l’éolien offshore, notamment. Interrogé dans le cadre du débat relatif à Ores, au parlement de Wallonie, Damien Ernst, spécialiste de l’énergie à l’université de Liège, avait dénoncé le fait que le réseau actuel n’était absolument pas prêt à faire face aux enjeux de l’avenir, notamment lorsqu’il s’agira de recharger un parc automobile devenu majoritairement électrique.  » Ces importants financements (dans le renouvelable et les infrastructures) doivent idéalement être financés par l’impôt, selon les règles d’équité et en fonction des revenus des contribuables, plaide Test-Achats dans son manifeste, et non de manière forfaitaire ou en fonction de la consommation.  »

L’avenir, c’est peut-être aussi le Pacte énergétique interfédéral annoncé pour la fin de l’année par la ministre fédérale de l’Energie, Marie-Christine Marghem (MR), qui doit baliser la sortie du nucléaire et préparer le mix énergétique du futur. Là encore, l’association tape sur le clou :  » Ce n’est pas la facture des consommateurs qui doit financer la transition énergétique, mais une fiscalité adaptée à cet objectif. Pour la transition énergétique, une étude indépendante doit chiffrer l’effort budgétaire et financier, tout en examinant les pistes alternatives.  »

La pression monte. Le manifeste de Test-Achats est aussi et surtout une pétition que tous les consommateurs peuvent signer.  » Celle que nous avions lancée en 2015 pour demander une réduction de la TVA sur l’électricité à 6 % avait recueilli 112 000 signatures, rappelle Jean-Philippe Ducart. Elle a eu un effet de levier, c’est évident. Notre objectif est de faire prendre conscience qu’il y a un vrai problème dans le secteur de l’énergie. Nous n’excluons donc aucune action, y compris en justice, mais le levier le plus important reste politique. Que ce soit via la commission d’enquête proposée par Jean-François Mitsch ou celle que nous proposons, l’important, c’est que ça bouge…  »

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