Musulmans : la frèrosphère à Charleroi
La première Muslim Expo de Charleroi doit beaucoup à la mouvance des Frères musulmans. Exaltation de la « fierté musulmane » et critique de l’Occident sont au rendez-vous sur les terres de Paul Magnette (PS).
N’y aurait-il que cette mouvance qui trace son sillon ? La première Muslim Expo de Wallonie est organisée par une nébuleuse d’associations proches des Frères musulmans. Elle se tiendra à Charleroi Expo les 6 et 7 février prochain. Ni la Ville de Charleroi ni la direction de Charleroi Expo ne se sont davantage interrogées sur la nature des organisateurs.
A Bruxelles aussi, les Frères (Ligue des musulmans de Belgique) et les salafistes proches de la mosquée du Cinquantenaire sont aux manettes de la Foire musulmane, à Tour & Taxis. Un grand rendez-vous commercial et religieux, drainant un public important, toujours honoré de la présence de quelques politiques locaux. Il bénéficie du professionnalisme de Gedis, organisateur du rassemblement du Bourget (Paris) pour le compte de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), là aussi, canal historique des Frères. Tariq Ramadan est inévitable dans la capitale, de même que les prédicateurs du/ou formés par le Centre islamique et culturel de Bruxelles (mosquée du Cinquantenaire). Les autorités doivent parfois décourager la venue de poids lourds de l’islamisme international, connotés antisémites (le Koweitien Al Suwaïdan en 2014) ou favorables aux attentats-suicides (première édition 2012). Bon an mal an, la Foire musulmane s’ancre dans le paysage bruxellois. Le même scénario va-t-il se reproduire au Pays Noir ?
A Charleroi, les conférenciers ne sont pas du même calibre qu’à Bruxelles. Incontournable, le prédicateur Tariq Ramadan va sans doute attirer les foules (les organisateurs visent de 7 000 à 10 000 visiteurs, d’autant que le ticket d’entrée est modique : 6 euros. Ensuite, Nabil Ennasri qui se pose, en France, comme son successeur. Ce trentenaire d’origine marocaine, diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, se définit comme « un spécialiste du Qatar ». Ennasri a étudié à l’école de formation des cadres de l’UOIF à Château-Chinon (Bourgogne-Franche-Comté), de son nom officiel, Institut européen des sciences humaines. Il préside le Collectif des musulmans de France et ne rate pas une occasion de présenter ses coreligionnaires comme des victimes de l’Occident. Est également annoncé Abouzaïd El Mokrie El Idrissi, maître-assistant à la faculté de Lettres de l’Université Hassan II de Casablanca. Plusieurs fois député d’El Jadida, il fait partie de l’aile dure du Parti de la Justice et du Développement (Frères musulmans) et a participé à la dernière flottille pour Gaza. Même le Premier ministre Abdelilah Benkirane (PJD) n’apprécie pas ses positions rétrogrades, et il a froissé les berbères marocains. L’homme est présenté par la Muslim Expo comme faisant partie de l’Union internationale des savants musulmans (UISM) présidée par Youssef Al-Qaradaoui, leader intellectuel des Frères musulmans. Autre invité marocain discutable : Saïd Al Kamali, un « salafiste modéré » formé à Médine (Arabie saoudite), très populaire chez les jeunes marocains.
Plus inquiétant, dans l’ordre de l’ingérence étrangère, est la venue à Charleroi du député turc d’Istanbul, Metin Külünk (AKP). Le 7 janvier 2015, il avait jeté de l’huile sur le feu, à Verviers, après qu’un déséquilibré turc qui voulait se suicider et menaçait des policiers avec son couteau, ait été abattu. Bavure, légitime défense ? L’enquête verviétoise sur l’affaire Cemil Kaya (du nom de la victime) est en passe d’être clôturée. Descendu sur les lieux, Metin Külünk avait qualifié sans barguigner les faits de « meurtre », alors que le climat était déjà très tendu (la rédaction locale de La Meuse avait dû être mise sous protection). Que vient faire à Charleroi cet accusateur public ?
Autre invité de dernière minute au profil hautement symbolique : Abdülhamid Kayahan Osmanoglu, descendant en ligne directe du « Sultan rouge », l’instigateur des premiers pogroms anti-arméniens à la fin du XIXe siècle, farouchement hostile au peuple juif au point d’être mis sur le même pied que le héros Saladin dans l’histoire enseignée aux écoliers marocains. En quels termes va-t-il parler de son ancêtre ?
Pour élargir la focale, on peut compter sur Michel Collon, journaliste d’extrême gauche et conspirationniste en diable. Selon lui, les Etats-Unis et l’Europe mènent des guerres néocolonialistes en Afghanistan, Irak, Libye, Syrie et Ukraine au service des multinationales. Invité à Roubaix en mai 2015, ce décodeur autoproclamé des « médiamensonges » (titre d’un de ses ouvrages), avait lâché à propos des attentats de Charlie Hebdo : « Les frères Kouachi ont, en réalité, été formés et armés par Fabius et consorts pour aller faire la guerre à un gouvernement qui dérangeait les multinationales des Etats-Unis et d’ailleurs. »
L’ombre d’Aksahum, collecteur du Hamas
Un acteur prépondérant se dessine dans l’ombre de la Muslim Expo de Charleroi : l’asbl Aksahum, qui collecte des fonds en vue de « la réalisation de projets humanitaires au bénéfice de Palestiniens indigents » et dont plusieurs rapports internationaux font état de ses liens avec le Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans. Lors de sa création à Verviers, en 1993, entre autres, par Mohamed El Hajjaji, Al Aqsa Humanitaire (devenue Aksahum en 2001) n’était que la branche belge d’Al Aqsa Foundation. Les filiales allemande et néerlandaise étaient implantées à Aix-la-Chapelle et Heerlen, à un jet de pierre de Verviers. En 2003, ces deux dernières ont été interdites car soupçonnées de financer le terrorisme du Hamas par le biais de bourses accordées aux orphelins des « martyrs », auteurs d’attentats-suicides. Les gouvernements américain et britannique ont tenté de geler ses avoirs, y compris en Belgique, en tant que soutien d’une organisation terroriste. Mais, en 2004, le ministre des Affaires étrangères Louis Michel (MR), a rejeté leur demande, « faute d’éléments juridiques suffisants ». L’asbl s’est maintenue en Belgique. En 2016, le Verviétois Mohamed El Hajjaji est toujours administrateur et président d’Aksahum (Moniteur du 22 avril 2013), laquelle dispose aussi d’un bureau à Molenbeek. Il y a un an, suite à une note de la Sûreté de l’État, Aksahum s’est vu signifier l’interdiction de collecter de l’argent dans les mosquées flamandes reconnues par les autorités.
Une question se pose légitimement : Aksahum cherche-t-elle à s’implanter à Charleroi ? En janvier 2015, El Hajjaji a participé à la création de l’asbl Oummanitaire (Moniteur du 1er avril 2015) dont l’administrateur délégué, Ayoub Lamrini (Gilly), est aussi le porte-parole de la Muslim Expo. Oummanitaire a pour but » d’apporter de l’aide aux populations pauvres, sinistrées ou confrontées à des guerres ou des catastrophes et ce tant en Belgique qu’à l’étranger ». Elle fait partie de l’Espace Averroès, qui regroupe plusieurs associations nouvellement créées à Charleroi, dont Ayoub Lamrini est également administrateur : A+ (pas de trace au Moniteur, soutien éducatif, sportif et culturel aux jeunes), ADP-SOS Pèlerins (Moniteur du 15 juillet 2014, défense des pèlerins musulmans lésés lors du pèlerinage à La Mecque) et Assistance Décès (Moniteur du 21 janvier 2014, conseil aux familles de défunts musulmans). Ces associations font aussi appel à des dons par Internet, sms, etc.
Outre l’Espace Averroès, trois autres partenaires, Human Smile, l’Union des démocrates turcs européens de Belgique (UETD Belgium) et Emdeo, s’associent à la Muslim Expo. Si Emdeo renvoie à l’organisateur flamand de la Muslim Expo d’Anvers, Human Smile et UETD valent le détour. Basée à Koekelberg, Human Smile (Moniteur du 9 juin 2015) veut « aider tous les enfants orphelins et/ou nécessiteux dans le monde ». Son compte bancaire (BE91 3631 4908 2976) recueille l’argent récolté au nom d’Aksahum, comme pour son « Action d’hiver » lancée en décembre 2015 en faveur des orphelins palestiniens. En dehors de quoi, Human Smile ne semble pas avoir d’autre activité que d’envoyer des bénévoles à la Muslim Expo. C’est Human Smile et Emdeo qui financent la location de la Muslim Expo.
Pourquoi Human Smile ? Aksahum, source du vrai pouvoir financier, est boycottée par les banques belges. En effet, même si une enquête du parquet de Verviers s’est soldée, en 2007, par un classement sans suite et même si la Cellule de traitement des informations financières (Cetif) a longuement examiné ses comptes sans parvenir à établir une destination terroriste à l’argent collecté en Belgique (500 000 à 650 000 euros par an, selon une déclaration de Mohamed El Hajjaji en 2008), les banques se défilent. Elles se débarrassent de cette cliente sulfureuse : le Crédit à l’industrie (Fortis) en 2004, ensuite, KBC, Delta Lloyd Bank, Belfius, Banca Monte dei Paschi et, enfin, Triodos, en 2015. En avril 2015, Aksahum a introduit une action contre l’État belge, incapable, selon son avocat, Me Georges-Henri Beauthier, de garantir un service bancaire à une personne morale, et contre la Banque de la Poste, dont des virements à son nom (trois fois 25 000 euros à destination de la Palestine) ont été saisis par la banque américaine JPMorgan.
L’Union des démocrates turcs européens est l’antenne belge du parti turc AKP (d’inspiration Frères musulmans). Cette organisation avait appelé à manifester devant le siège du CDH, à Bruxelles, le 30 mai 2015, pour protester contre le renvoi de la députée bruxelloise Mahinur Özdemir pour cause de négation du génocide arménien. Les manifestants – pas très nombreux – accusaient le CDH d’avoir « tué la liberté d’expression de Mahinur Özdemir et ses droits fondamentaux ».
Les enjeux de pouvoir
L’habitant de Gilly, Ayoub Lamrini, 28 ans, porte-parole de la Muslim Expo et pilier de l’Espace Averroès, est sur tous les fronts. Dans ses contacts avec l’administration carolo, il se présente comme juriste. Il n’a pas le diplôme requis, raison pour laquelle il a dû quitter l’Exécutif des musulmans de Belgique où il travaillait au service « mosquées ». Un renvoi confirmé au Vif/L’Express par Nouredinne Smaïli, président de l’Exécutif des musulmans de Belgique. Ce supporter acharné de la cause palestinienne s’est rendu à plusieurs reprises dans la Bande de Gaza avec Aksahum : en février 2013, en novembre 2014 et en janvier 2015. Le 12 janvier 2015, il poste : « Tu es Charlie ? Nous sommes Gaza… Enchanté » Signé : « Orphelins palestiniens à Gaza ». En octobre 2015, il s’enthousiasme pour « la troisième intifada » (attaques aux couteaux) et il qualifie « la dignité et l’honneur du peuple palestinien » de « cauchemar d’Israël ».
Lors de la crise des réfugiés, à la fin de l’été 2015, son asbl Oummanitaire se mobilise et lance des appels aux dons (BE20 0689 0328 6356), notamment en faveur de « La marche des exilés » syriens et irakiens « qui entament une longue et pénible marche à travers l’Europe… ». Trois bénévoles, dont lui-même, se rendent à la frontière austro-hongroise pour leur apporter une « aide urgente et utile », avec la Croix-Rouge internationale. En octobre et en novembre 2015, le petit groupe est à Calais, dans « la jungle », une « véritable honte au coeur de l’Europe ». Le ton est culpabilisant.
Tourné vers l’humanitaire et la défense des consommateurs musulmans, la nébuleuse d’Ayoub Lamrini ne perd pas de vue les enjeux de pouvoir. C’est Averroès et l’Union des mosquées de Charleroi qui a lancé, en 2015, l’appel au boycott du sacrifice du mouton pour faire sentir aux éleveurs wallons et flamands le poids du mécontentement musulman suite à l’interdiction de l’abattage rituel dans des structures temporaires. La mosquée El Hikma de Forest, réputée salafiste, a rebondi sur l’initiative pour attirer à elle des fonds destinés à la rénovation de ses bâtiments, alors que les abattoirs temporaires étaient maintenus en Région bruxelloise. Fort de cette première campagne réussie (environ 70 % de moutons abattus en moins, selon les premiers chiffres), Ayoub Lamrini est aussi la figure de proue de la Plate-forme des musulmans de Belgique qui s’oppose à l’actuel Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), jugé trop conciliant avec les autorités et non représentatif.
Le 15 novembre 2015, la mosquée Al Khalil de Molenbeek, non reconnue, qui a gardé des liens avec la branche syrienne des Frères musulmans d’Aix-la-Chapelle, est le lieu de naissance de cette Plate-forme d’opposition. L’Espace Averroès en fait partie, ainsi qu’une série d’Union de mosquées dont certaines (celle du Brabant wallon, par exemple) sont bidon ou … non représentatives. Mais il y a aussi du lourd parmi les signataires: la très officielle Ligue des musulmans de Belgique (Frères musulmans canal historique), la vitrine belge du mouvement islamiste marocain Al Adl Wal Ihsane (Justice et spiritualité) ou Fraternité-Broederlijkheid, le mouvement fondamentaliste d’origine indienne Tabligh, des mosquées importantes et salafisantes de Bruxelles… Et Aksahum, bien sûr. Depuis, les réunions s’enchaînent afin de mobiliser d’autres mosquées. Un thème également à l’agenda de la Muslim Expo, puisqu’on y parlera de « l’échec de l’institutionnalisation de l’islam en Belgique depuis plus de quarante ans » et de la radicalisation des jeunes. Au moins, s’il y met les pieds, le bourgmestre de Charleroi, Paul Magnette (PS), sait dans quelle pièce il va jouer… ●
M.-C. R.
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