Min Reuchamps (UCLouvain): « Le véritable enjeu est de regagner l’adhésion des citoyens »
Confrontés à un redoutable adversaire, les politiques ont fait appel à des spécialistes. De leur collaboration naissent des tensions inévitables. Le Vif/L’Express et l’UCLouvain réunissent les deux parties pour débattre « en vrai » de la place des experts dans une démocratie. En préambule: l’analyse de Min Reuchamps, professeur en sciences politiques et sociales.
Ne pas trop en faire, ni en faire trop peu. Alerter sans lasser. Simplifier sans simplisme. Respecter le consensus scientifique quand il n’est que balbutiant. Admettre son ignorance sans être taxé d’incompétence… Dans une crise sanitaire telle que celle que nous vivons depuis le mois de mars dernier, la communication de santé publique, pour les décideurs politiques, se révèle décidément être un exercice de haute voltige. Dès le 6 avril, l’ex-Première ministre Sophie Wilmès (MR) met sur pied le Gees, le groupe de dix experts chargés de conseiller l’exécutif sur la levée du confinement. Ils sont virologue, microbiologiste, épidémiologiste, biostatisticien, juriste, économiste… Tous sont bardés de diplômes. L’idée, évidente: les politiques ne prétendent pas tout savoir et, comme ils le font depuis longtemps dans de multiples domaines, font appel aux experts pour s’éclairer objectivement. Mais jamais ces « rats de laboratoire », comme se définit Emmanuel André, médecin biologiste à la KULeuven, ne sont intervenus à ce point dans le champ public. Jamais ils ne se sont exprimés directement aux citoyens, à un public dont les capacités à comprendre les enjeux de santé sont très hétérogènes.
La crise a effacé la distinction entre des sujets sérieux, réservés aux politiques, et d’autres que l’on a ignorés, comme l’enjeu sanitaire.
La question est plus profonde. Car on peut y ajouter l’inculture scientifique des élus et des journalistes. Ce n’est même pas que leur formation soit purement littéraire ou managériale – car on peut être un grand homme de lettres et avoir accès aux idées de la science. Le problème se situe beaucoup plus en amont et provient du fait que cette inculture est fort répandue. Et de cela, beaucoup sont responsables, à commencer par les scientifiques eux-mêmes. Mais la crise de la Covid-19, ce n’est pas que l’épidémiologie. La responsabilité politique, elle, ne se partage pas, ne se délègue pas.
Pour approfondir la réflexion, Le Vif/L’Express et l’UCLouvain organisent, le jeudi 15 octobre, un débat intitulé « Les experts, une plus-value pour la démocratie? ». Il se tiendra sur le campus universitaire Bruxelles Woluwe et sera retransmis en direct sur Facebook. Y débattront Leïla Belkhir, médecin infectiologue aux cliniques universitaires Saint-Luc, Olivier Luminet, professeur en psychologie de la santé et membre du groupe Psychologie et corona créé à l’initiative de chercheurs et d’associations de psychologue, ainsi que Georges-Louis Bouchez, président du MR.
En préambule, Min Reuchamps, professeur à l’Ecole des sciences politiques et sociales à l’UCLouvain, spécialiste de la démocratie participative, livre son analyse.
Les tensions entre scientifiques et politiques semblent vives. Hier, pourtant, les experts de la santé étaient intouchables, non?
Comme toujours entre les acteurs, les relations sont faites de tensions et de collaborations. Mais plus le temps passe, plus l’enjeu strictement sanitaire s’efface au profit d’enjeux plus sociétaux. Dès lors, on entre dans un jeu plus classique où naissent des oppositions et des désaccords.
La science sort-elle grandie de cette crise? On voit une science qui se montre hésitante, hétérogène, traversée par des pluralités et des conflictualités. Loin, donc, de l’image d’un bloc homogène, producteur de certitudes et détenteur d’une autorité de fait face au réel…
On peut se poser la même question pour la politique: en sort-elle grandie? La science et les scientifiques ne sont pas univoques. Au sein de la communauté scientifique, comme ailleurs, il existe des personnalités fortes et d’autres, plus consensuelles. Ce que la réalité a démontré, en revanche, c’est, d’une part, la nécessité d’avoir des chiffres et des données fiables. D’autre part, ce qui est sûr, c’est que la crise a effacé la distinction entre d’un côté des sujets sérieux, régaliens, qui seraient réservés aux politiques, et d’autres moins fondamentaux que l’on a ignorés, comme l’enjeu sanitaire.
Durant la crise sanitaire, on a beaucoup pointé les divergences entre les scientifiques, très peu celles qui opposent les partis politiques, non?
Car, au début de l’épidémie, les partis politiques se sont mis dans la roue des scientifiques pour s’éclairer objectivement. L’exécutif a joué l’union sacrée. A cela s’ajoute le fait qu’en coulisse, on négociait la formation d’un nouveau gouvernement, impliquant que chaque parti a dû travailler avec tous les autres. Ce qui a pu donner l’impression que des questions sensibles aient été lissées.
Les experts sortis de leur rôle se sont-ils parfois trop avancés? Leur mission n’est-elle pas de dire ce qui est, pas ce qui doit être?
A l’évidence, les experts n’ont reçu ni un mandat clair ni des moyens substantiels pour mener leur mission, qui se révèle d’ailleurs ingrate. On le voit avec la commission spéciale de la Chambre chargée de se pencher sur la mémoire coloniale de la Belgique, on peine à trouver des experts, parce qu’on leur demande d’exercer un temps plein, en plus de leurs activités, et sans moyens… Quand on participe à un travail collectif au sein d’un groupe, on souhaite de tous un devoir de réserve. S’il y a des fuites, c’est que le groupe fonctionne mal. En même temps, nous vivons dans une démocratie ; chacun a le droit de s’exprimer, de faire entendre son point de vue, même minoritaire. A cet égard, au même titre que les décideurs habituels, on ne peut pas exiger des experts qu’ils se taisent et, justement, si ce ne sont pas eux qui décident.
La crise a montré que l’adhésion des citoyens reste le véritable enjeu.
Les experts peuvent-ils se dire « neutres »?
Je n’y crois pas. En sciences sociales, on évoque la neutralité axiologique qui vise à ce que l’expert prenne conscience de ses valeurs lors de ses recherches scientifiques et que sa posture soit le plus possible détachée de ses valeurs. Evidemment, il s’agit d’une vision, celle que le scientifique n’aurait à faire qu’avec les faits, mais la connaissance des faits est limitée et la vérité est en construction.
Est-il pertinent d’avoir ouvert à des non-scientifiques la Celeval (Cellule d’évaluation, chargée de conseiller les membres du Conseil national de sécurité dans leur gestion de la crise de la Covid-19, ndlr)? De ce fait, on multiplie aussi le nombre d’acteurs. Ce qui est critiqué, aujourd’hui, alors qu’hier, on reprochait le manque de diversité de profils au sein du Gees.
Oui, et je suis même acquis à l’idée qu’il faut l’élargir davantage, multiplier les points de vue et pas seulement ceux qui relèvent du sanitaire. Parce que chaque expert s’exprime à partir de son expertise, de son point de vue disciplinaire. On constate tous que chaque question ne recueille pas de consensus. Ce n’est qu’en ouvrant largement qu’on aboutit à la meilleure décision et, surtout, à l’adhésion de tous et des citoyens.
Comment donner la place aux citoyens dans la gestion de la crise?
C’est sur ce point particulier que la réponse politique s’est révélée la plus faible. Les citoyens ont été absents de la gestion. Ce sont des médecins experts, des administratifs et des politiques qui ont géré la Covid-19. Et non la société, qui devait suivre. Les citoyens doivent pouvoir donner leur avis, être engagés soit au sein des institutions existantes soit par le biais d’un G1000, un outil de délibération citoyenne – dont les membres doivent être tirés au sort, sinon on n’y trouve que les plus impliqués et les plus outillés. Or, on reste dans un schéma classique. Prenez la commission Covid au sein de la Chambre et chargée d’examiner la gestion de la crise du coronavirus. Les citoyens n’y ont pas accès, ne peuvent y assister. Sans inclusion, il n’y a pas d’adhésion, ou alors de plus en plus faible.
La gestion de la crise manque-t-elle de transparence?
Non, pas à mes yeux. Nombre d’informations, de données, d’indicateurs, de rapports sont disponibles. Mais leur prise de connaissance ne doit pas se faire de façon individuelle, parce que chacun a sa grille de lecture, son point de vue, et cela ne fait pas avancer le débat. La gestion de la crise doit se faire par une démocratie participative et de façon collective.
Que penser de la nomination d’un commissaire chargé du coronavirus dans le nouveau gouvernement?
Il s’agit d’un signal fort. Dans notre architecture découpée, il peut recréer du lien avec l’exécutif, être potentiellement un point de contact avec les entités fédérées.
Craignez-vous l’émergence d’un gouvernement d’experts, que le pouvoir soit aux mains des savants?
A travers les différentes études, on note que les citoyens ne sont ni pour ni contre une technocratie. En revanche, ils ne sont plus en faveur des acteurs politiques traditionnels. Du coup, toute autre solution se révèle la bonne et la technocratie, la moins mauvaise solution.
Comment cette crise a-t-elle révélé les failles de certaines démocraties? Peut-elle faire évoluer notre démocratie?
Les relations compliquées entre politiques et experts, entre politiques et citoyens existaient déjà avant la crise. Mais celle-ci a été une caisse de résonance, un catalyseur. Elle a surtout montré que l’adhésion des citoyens reste le véritable enjeu et l’adhésion, elle, se regagne ensemble. Un dictateur éclairé, ça ne marche pas. Un expert charismatique, ça ne marche pas longtemps. Autrement dit, quelqu’un qui vient d’en haut, ça ne fonctionne pas. Il faut que cela vienne du bas.
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