Marc Uyttendaele (ULB). © Belga

Marc Uyttendaele: « Donner tous les pouvoirs au ministre de l’Intérieur, cela ressemble à des méthodes de république bananière »

Olivier Mouton Journaliste

L’avocat et constitutionnaliste s’inquiète des « mauvaises habitudes » prises lors de la pandémie en matière de restrictions des libertés, mais aussi de la « délégitimation des autorités ». Son espoir? Le retour en grâce de l’Etat protecteur.

Les chiffres du Covid sont dans le vert et le retour à une vie normale se précise, avec une nouvelle étape dans le déconfinement programmée le 9 juin. Durant une semaine, Le Vif interroge des experts sur leurs espoirs et leurs inquiétudes sur l’évolution de l’épidémie. Dans tous les domaines, de la vaccination à la santé, en passant par les libertés fondamentales.

Marc Uyttendaele, avocat et professeur de droit constitutionnel à l’ULB, évoque pour le Vif ses inquiétudes et ses espoirs en ce qui concerne les libertés fondamentales.

Depuis un an et demi, nous avons assisté à des mesures inédites en matière de restrictions des libertés. Le contexte sanitaire les imposait, mais êtes-vous inquiet que certaines mauvaises habitudes se perpétuent?

Nous sommes, en fait, au coeur d’un grand triangle entre le pouvoir, les citoyens et les parlementaires, dont on a vu au coeur de ce processus qu’ils n’avaient pas de pouvoir. Cela induit des enseignements sur le fonctionnement de l’Etat et sur les restrictions des libertés.

Au début de la pandémie, les restrictions des libertés étaient presque consensuelles. Il y a toujours des gens qui ne sont pas d’accord, mais de façon presque générale, tout le monde avait suffisamment peur que pour accepter de façon civique des restrictions à des choses aussi évidentes que la liberté de réunion et de se déplacer. Ce n’est pas anodin. On parle beaucoup de la liberté d’expression ou de la liberté de la presse, qui sont très importantes, mais la liberté de parler, de se voir, de se rencontrer et de bouger, c’est quand même les libertés premières de l’être humain.

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Tout le monde a donc accepté le principe de ces restrictions, sans trop se soucier de la manière. Dans la plupart des parlements, il y a eu une demande de pouvoirs spéciaux qui paraissait raisonnable compte tenu de cette situation, mais cela n’a pas été maintenu de façon assez continue et de façon suffisamment large.

Cette phase 1, c’était l’état d’exception morale.

Et puis, cela a basculé…

Le temps avançant, tu te rends compte qu’il y a de mauvaises habitudes qui se prennent. Quoi qu’en dise le Conseil d’Etat, le fondement juridique de ces atteintes aux libertés, sous la forme d’arrêtés ministériels, n’était pas un fondement admissible. On aurait dû agir autrement, par l’intermédiaire des pouvoirs spéciaux, avec au moins l’intervention a posteriori des parlements.

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Le fait de l’avoir fait par arrêtés ministériels est très glaçant, quand on prend un peu de recul. Même s’il y a un processus décisionnel avant la décision du ministre de l’Intérieur, lui donner tous les pouvoirs dans une démocratie, cela ressemble furieusement à des méthodes de république bananière.

Plus le temps passe, plus cela devient intolérable parce que l’on se rend compte que la population a davantage de lucidité que ceux qui ont un pouvoir décisionnel. J’ai dit que l’on devait avoir beaucoup d’indulgence pour les responsables politiques dans ces périodes-là, parce que l’on fait fasse à quelque chose d’inattendu, de dangereux et d’ingérable: je maintiens cette indulgence, mais il n’en demeure pas moins qu’à un moment donné, il faut atterrir.

On peut parler de la loi pandémie, récemment adoptée à la Chambre, mais je ne pense pas qu’elle soit une solution en soi parce qu’elle continue à donner beaucoup de pouvoir à l’exécutif.

C’est une régularisation de ce qui s’est fait?

Voilà, cela reste en grande partie insatisfaisant.

Moi,je suis notamment inquiet du rôle des experts, potentiellement dangereux avec un politique faible. Quand, à l’issue d’un comité de concertation, on te parle de « bulle », on bascule soudain dans un contexte peu crédible que beaucoup ne respectent plus.Alors, les coutures lâchent.

Quand on en arrive à prendre des mesures attentatoires aux libertés qui ne reposent plus sur une sorte de « bon sens », cela devient préoccupant, mais pour une raison inverse: ce ne sont plus les restrictions des libertés qui inquiètent parce que les gens se voient s’ils ont envie de se voir, s’embrassent s’ils le veulent et ils s’en foutent totalement et absolument des mesures. Ce qui m’inquiète désormais, c’est que cela dévalorise totalement l’autorité.

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Le grand paradoxe du moment, c’est que les atteintes aux libertés rendent risibles certains relais du pouvoir décisionnel. Il y une déconnexion totale entre les atteintes aux libertés qui sont décidées et ce qui est appliqué dans la réalité. Les gens font de façon finalement de façon assez saine ce qu’ils estiment être prudent.

Il y a donc à vos yeux un double risque: l’arbitraire du pouvoir pour atteindre aux libertés et la déligitimisation de la liberté?

Absolument, étonnamment, ce n’est peut-être plus la liberté qui est menacée, mais la valeur de l’autorité – et c’est tout aussi grave. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y a pas eu de dangers pour les libertés avant et qu’il n’y aura pas de danger pour les libertés après.Ce qui est fascinant et rassurant, quelque part, c’est que la liberté, au fond, est plus forte que la restriction de la liberté.

Ce qui est troublant, avec cette conjonction dont vous parlez, c’est que les partis liberticides, d’extrême droite notamment, se posent en défenseurs des libertés, ce qui est invraisemblable, non?

En Italie, le parti Fratelli fait son lit de cela. C’est le cas aussi du Vlaams Belang en Flandre. Nous sommes dans une situation où les libertés ne sont pas tant menacées par les restrictions sur le terrain, qui ne marchent plus, mais par le manque de crédibilité ou d’adéquation des mesures qui sapent l’autorité.

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Alors que le politique aurait pu sortir renforcé de cette période, parce que c’est remarquable ce qui a été fait pour sauver un peuple dans le désarroi en période de crise, la sortie de cette crise a ruiné cet acquis.

Le deuxième grand danger, c’est évidemment que l’on s’est accommodé de ces restrictions des libertés à plus long terme et que l’on pourrait tomber dans un monde totalement différent où tu n’aurais plus la liberté de travailler sur ton lieu de travail, ce qui n’est pas rien, ou, de la même manière, dans un monde où les parlements n’auront plus rien à dire. Ce sont des enjeux qui ne sont pas anodins.

Lors de cette crise, l’idéal européen en a prix un coup sur la tête égalemement, avec la restriction de la liberté de circulation, non?

C’est un concept économique, mais aussi humaniste, qui a disparu complètement sur ce plan humaniste. Il y a des choix politiques que je peux comprendre, parce qu’il faut faire tourner l’économie, mais qui nesont pas sans dangers. On a également joué avec le feu avec ce concept d’activité « non-essentielle »: une société où la culture n’est pas une activité essentielle est une société appauvrie et minable. Le fait que l’on n’ait pas déployer des efforts pour maintenir cette lueur d’intelligence et d’espoir, c’est un échec formidable.

Quel est l’espoir éveillé par cette crise? Le fait que des citoyens se soient battus contre ces restrictions des libertés?

La résistance est noble, la mauvaise humeur est toxique et je ne vois pas encore les choses avec assez de distance pour faire la part des choses. Non, ce que je dirais, c’est que l’on ne rend pas assez grâce aux politiques d’avoir créé dans la seconde un Etat protecteur: c’est magnifique. Indépendamment des partis qui portent cette idéologie, c’est le triomphe des valeurs de la sociale-démocratie. Mon espoir, c’est que la page Reagan- Thatcher se ferme aujourd’hui. Sur le plan des libertés, c’est essentiel, parce que cela veut dire qu’il y a le retour d’une mission publique de main tendue aux plus faibles.

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