Carte blanche
« Madame la Première ministre, allez-vous risquer une crise démocratique et sociale? »
Une septantaine de philosophes, historiens, sociologues et juristes mettent en garde Sophie Wilmès contre le risque d’une politique peu démocratique en temps de lutte contre le coronavirus.
« Restez à la maison ». Cela fera bientôt trois semaines que l’injonction tourne en boucle. Nous l’avons entendue de votre bouche, Madame la Première ministre, ou de celle de vos collègues ; nous l’avons entendue à la radio, lue dans la presse, sur les réseaux sociaux, et même désormais sur nos téléphones qui nous rappellent à tout moment de ne pas nous attarder dehors. Nous l’avons suivie, nous, les Belges, cette injonction, massivement même, et nous aurions pensé que vous vous en seriez réjouie, Madame Wilmès, lorsque la géolocalisation de nos mouvements vous l’a confirmé.
Sans doute n’était-ce pas suffisant. Ce 27 mars, après avoir prolongé les mesures de confinement, vous nous rappeliez nos responsabilités individuelles et collectives. Vous évoquiez, Madame Wilmès, l’esprit de solidarité, si nécessaire en temps de crise. C’est vrai, cela avait quelque chose d’ironique de vous entendre parler de responsabilités individuelles et collectives, et même de solidarité, lorsque nous connaissions la politique sociale dont vous et vos proches collègues aviez fait la promotion durant des années.
Certains d’entre nous, Madame Wilmès, ont regretté de ne pas vous entendre parler de vos propres responsabilités dans la crise. Au contraire, peu après votre allocution du 27 mars, ce sont plutôt des condamnations qui ont jailli de la bouche de vos collègues. Trop d’entre nous, manifestement, se montraient inconscient.e.s du danger, à se promener dans des parcs ou à s’asseoir sur des bancs. Il n’en fallait pas plus pour déclencher insultes et appels à la délation, ni pour alourdir le climat pesant dans lequel nous vivons. Or, Madame Wilmès, nous qui avons dû renoncer jusqu’à la liberté élémentaire de circuler, le danger, sachez que nous en sommes conscient.e.s. Il est désormais omniprésent dans nos vies.
Pour une grande partie de la population, le danger ne réside pas tant dans la maladie que dans le risque de ne pas boucler les fins de mois, voire pour certains de ne pas manger. Le danger se situe dans la recherche impossible d’un emploi, dans l’incapacité matérielle ou technique d’accompagner la scolarité de ses enfants et dans le fait de les voir prendre un retard difficilement rattrapable. Le danger se situe dans les coups que prennent des femmes et des enfants dans cette situation d’enfermement généralisé. Le danger se situe dans l’isolement des personnes en détresse psychologique, sans parler de la situation intenable des toxicomanes, travailleur.euse.s du sexe, détenu.e.s, sans-papiers, demandeur.euse.s d’asile ou SDF, pour lesquels l’assistance s’est réduite comme peau de chagrin. Parce que, oui, Madame Wilmès, nous n’avons pas tous la chance en Belgique de vivre le confinement de la même manière. Vous devez le savoir, certains n’ont même pas l’occasion de se protéger et ne peuvent s’arrêter de travailler pour nous : ceux-là sont dehors en ce moment même, pris entre vos injonctions contradictoires. Mais une fois encore, nous avons fait bloc derrière vous. C’était un mal nécessaire, la seule solution apparemment, et nous vous avons crue.
Comme vous nous y avez enjoints, nous nous sommes « responsabilisé.e.s ». Nous avons pris soin de nous-mêmes, en même temps que nous prenions soin des autres. Nous avons pris le relais des autorités en fabriquant des masques, en contribuant à l’achat de respirateurs ou en nous occupant des oubliés. À certains moments, nous ne vous le cachons pas, nous nous sommes senti.e.s totalement démuni.e.s devant l’immensité d’enjeux que seul un État et son système de sécurité sociale sont censés affronter.
Il y a quelques jours, des voix se sont d’ailleurs élevées . Ces voix n’étaient pas celles du peuple confiné, mais celles de dizaines de médecins catastrophés par la gestion belge de la crise. Il apparaissait que la Belgique avait suivi bien trop tardivement les recommandations de dépistage massif de l’OMS, qui précédaient pourtant l’imposition du confinement par le gouvernement. Ces médecins regrettaient aussi, Madame Wilmès, le renforcement abusif des répressions policières, jugées disproportionnées. D’autres voix se sont levées pour dénoncer les sous-investissements actuels, alors que les pouvoirs spéciaux vous permettaient de réquisitionner quantité de moyens. Nous avons lu que des commandes de masques avaient été annulées sans aucune justification de votre part. Cette semaine encore, au plus fort de la crise qui vous a propulsée à la tête d’un gouvernement provisoire, nous apprenons que les opérateurs téléphoniques, ceux-là mêmes à qui vous avaient transmis nos données de localisation, lancent le réseau 5G dans notre pays, en l’absence de tout contrôle démocratique.
Le 29 février dernier, l’OMS n’identifiait pas seulement comme mesure essentielle de lutte anti-infectieuse l’élaboration de politiques sur l’identification précoce et l’orientation des cas suspects. Elle enjoignait également les autorités à « fournir à la population des lignes directrices claires, actualisées, transparentes et cohérentes et des informations fiables sur les mesures de quarantaine ».
Vous voyez, Madame la Première ministre, il est évident que nous avons besoin de
représentant.e.s capables de gérer cette crise. À certains égards, vous avez rempli le rôle de guide, investie des pouvoirs spéciaux au nom desquels nous avons été contraints de remettre nos libertés entre vos mains. Néanmoins, nous craignons qu’un gouvernement opaque, autoritaire et contradictoire, sujet aux divers cafouillages mis en exergue par la presse et le corps médical, loin de servir la cause, finisse par mettre à mal l’engouement des citoyens à faire bloc, menace l’équilibre de notre pays et in fine la démocratie pour laquelle tant de personnes ont lutté. Ainsi, nous vous demandons, Madame la Première ministre, allez-vous risquer de laisser une crise démocratique et sociale prendre le pas sur la crise sanitaire ? De nombreuses voix s’élèvent aujourd’hui. Entendez-les et rendez à ce pays les conditions du débat ouvert, pluriel et informé dont il a besoin pour surmonter cette épreuve.
Émilie Corswarem, Chercheuse en musicologie F.R.S.-FNRS/ ULiège
Marc-Antoine Gavray, Historien de la philosophie, F.R.S.-FNRS / ULiège
Christophe Levaux, Chargé de recherches F.R.S.-FNRS / ULiège
Muriel Sacco, Enseignante-chercheuse en sciences politiques et sociales, Germe-ULB
Danièle Bajomée, Professeur ordinaire honoraire de l’Université de Liège
Xavier Garcia Bardon, Enseignant et programmateur, Bozar
François Beets, Chargé de cours en histoire de la philosophie, ULiège
Paul Bertrand, Professeur en Histoire, UCLouvain
Catherine Bourgeois, Chercheuse post-doctorale, GRAP-ULB
Philippe Bragard, Professeur à l’UCLouvain
Florence Caeymaex, Philosophe, FNRS / ULiège
Marie-Alexis Colin, Enseignante-chercheure
Isabelle Collard, Responsable de la coordination du service pédagogique et
développement des publics, Théâtre de Liège
Le Comité de soutien de la Voix des Sans-Papiers de Lièges
Le CRACPE (Collectif de résistance aux centres pour étrangers)
Stéphane Crickx, Juriste et responsable RH
Didier Debaise, Chercheur en philosophie, ULB
Louise Debouny, Anthropologue
Antoine Dechêne, Collaborateur scientifique, Uliège
Chloé Deligne, Citoyenne, Historienne, ULB
Fanchon Deligne, Citoyenne
Thibault De Meyer, Chercheur en philosophie, ULiège
Frédéric Deneff, Citoyen
Vinciane Despret, ULiège
Jean-Claude Deroubaix, Sociologue, UMons
Ariane d’Hoop, Anthropologue, chercheuse associée, Université Saint-Louis, Bruxelles
Juliette Dor, Professeure ordinaire honoraire, ULiège
Isabelle Duculot-Klinkenberg, Formatrice en communication, ULiège
Jonathan Dumont, Docteur, Österreichische Akademie der Wissenschaften (Vienne)
Pascal Durand, Professeur ordinaire, ULiège
Vincent Engel, Professeur à l’UCL, écrivain
Laure Fagnart, Maître de recherches F.R.S.-FNRS et maîtresse de conférences ULiège
Ingrid Falque, Chercheuse qualifiée F.R.S-FNRS
Bruno Frère, Maître de recherches FNRS, Professeur associé à l’ULiège
Corinne Gobin, Politologue FNRS, ULB
Serge Gutwirth, Professeur de droit, VUB
Maud Hagelstein, Chercheuse en philosophie, F.R.S-FNRS / ULiège
Clémence Hébert, Cinéaste, ERG
Marie-Elisabeth Henneau, Cheffe de travaux et maîtresse de conférence ULiège
Inter-Environnement Bruxelles (IEB)
Gaëlle Jeanmart, Coordinatrice de PhiloCité
Adelaïde Lambert, Doctorante à l’ULiège
Frédéric Laugrand, Anthropologue, Professeur ordinaire à l’UCLouvain
Sophie Lenaerts, Doctorante à l’UCLouvain
Laura Lentini, Citoyenne
Jean Mallamaci, Chargé de projets, Théâtre de Liège
Patrick Masset, Théâtre d’un jour
Elsa Maury, Doctorante à l’ULiège / Erg
Joël Michiels, Formateur en communication, auteur, comédien et gérant de société
Yves Moreau, Professeur ordinaire, KU Leuven
Thierry Müller, Travailleur hors emploi et militant du collectif « Migrations libres »
Ximena Olivares, Docteur en psychologie
Pierre Ozer, Chargé de recherche, The Hugo Observatory, ULiège
Denis Pieret, Coordinateur de PhiloCité
Catherine Poisquet, Citoyenne
Nicolas Prignot, Professeur de philosophie, ERG / ESA Saint-Luc
François Provenzano, Enseignant-chercheur, ULiège
Dominique Roodhthooft, Citoyenne
Nicolas Ruffini-Ronzani, Chargé de recherches FNRS / UNamur
Nicolas Schroeder, Chargé de cours à l’ULB
Denis Saint-Amand, Chercheur qualifié, FNRS / UNamur
Marco Schmitt, Association du Quartier Léopold
Renaud-Selim Sanli, Membre du Genepi Belgique
Cataline Sénéchal, Chargée de mission Inter-environnement Bruxelles
Olivier Servais, Professeur d’anthropologie, UCLouvain
Anne Staquet, Professeur de philosophie, UMons
Nicolas Thirion, Professeur ordinaire à la Faculté de Droit, ULiège
Christine Van Acker, Citoyenne
Graziella Vella, UMons
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