Les « vieux », inactifs donc inutiles ? Pourquoi nos sociétés détestent toujours plus les aînés (long format)
Frappées de plein fouet au moment de la pandémie, les personnes âgées se voient souvent reprocher d’être inactives, donc inutiles dans une société essentiellement marchande. De là à les considérer comme un poids… Le coronavirus n’ aura pas aidé à démonter les stéréotypes. Au contraire.
Chez elle, tous les meubles portent une étiquette avec un prénom. Bernadette, 83 ans, a tout prévu: chacun de ses proches sait ce qui lui reviendra lorsqu’elle ne sera plus de ce monde. Dans le fauteuil rose de sa maison de repos, Bernard, 86 ans, songe peut-être, au coeur de ses pensées entremêlées, à sa colère, lorsqu’il mettait à la porte les aide-soignantes qui se présentaient chez lui « alors qu’il n’avait besoin de rien ». Le voilà en institution, sans l’avoir demandé.
Comment vont-ils aujourd’hui, eux et tous ceux qui s’approchent d’un âge à trois chiffres, même si l’on sait qu’ils ne forment pas un groupe homogène? Comment se sentent-ils après deux ans de pandémie et cette grêle de mesures qui les ont frappés à leur corps défendant? Comment voient-ils le monde et comment ont-ils le sentiment d’être perçus? Quelle est leur place? Le coronavirus aurait-il eu pour effet positif de les mettre en lumière? Y aura-t-il pour eux une vie d’après?
Ce n’est pas gagné. « La crise a braqué les projecteurs sur eux alors qu’ils étaient jusque-là invisibles, ou invisibilisés, se réjouit Violaine Wathelet, secrétaire politique d’Eneo, le mouvement social des aînés. On s’est beaucoup exprimé à leur place pendant la pandémie mais au moins a-t-on ainsi retapé sur le clou de la nécessité de les écouter. On verra si des changements durables surviennent. » « Le Covid n’a fait qu’empirer les choses, embraie Stéphane Adam, professeur de psychologie du vieillissement à l’ULiège. Le premier réflexe a consisté à surprotéger les plus âgés, dans un contexte d’âgisme sournois puisqu’il est bienveillant, paternaliste, infantilisant. C’est comme se lever dans un bus pour céder sa place à un homme âgé: le geste est gentil mais c’est une claque pour lui. Or, les gens se sentent plus vieux quand on les surprotège et l’âge ressenti est déterminant pour la santé physique et psychique. » Autrement dit, la surprotection des seniors a, paradoxalement, fait des ravages… Ceux-ci ressentent d’autant plus l’âgisme qu’on leur a reproché, en termes non voilés, de se faire protéger au détriment des jeunes.
Les gens se sentent plus vieux quand on les surprotège et l’âge ressenti est déterminant pour la santé physique et psychique.
Bref, le ciel n’est pas plus bleu au-dessus des personnes âgées qu’il y a deux ans. Au contraire. « Qui a-t-on protégé, au fond, en cantonnant les seniors chez eux ou, pire, dans leur chambre en maison de repos? questionne Caroline Guffens, codirectrice de l’asbl Le Bien Vieillir. D’abord, on n’a pas demandé leur avis. Ensuite, on veillait aussi, ainsi, à ce que les services en soins de santé ne soient pas débordés. Le sanitaire a pris trop d’importance. » On se souvient de ces images insoutenables de visages ridés comme des pommes se pressant contre des vitres, des alertes lancées par le personnel soignant évoquant ceux et celles qui se laissaient mourir en maison de repos, sans plus aucun contact possible avec leurs proches que par téléphone ou tablette interposés, des personnes âgées vivant chez elles, contraintes à l’isolement, sans visites possibles, pas même d’infirmiers ou d’aide-soignants. « Que devrait être une société pour que dans sa vieillesse, un homme demeure un homme? interrogeait Simone de Beauvoir en 1970. La réponse est simple: il faudrait qu’il ait toujours été traité en homme. » Un ange, des anges passent.
Sentiment d’inutilité
Avant la pandémie déjà, la perception du vieillissement n’était pas folichonne. Diverses enquêtes montrent que les premiers mots qui viennent lorsqu’on évoque le grand âge sont à la fois la gentillesse et la sagesse mais aussi la maladie, la détresse, la dépendance, la diminution des capacités. Autre signe: les personnes âgées sont quasi absentes des publicités ou elles n’y apparaissent que sous un angle caricatural. « Pour le grand public, résume Stéphane Adam, une personne âgée, c’est quelqu’un de gentil, mais de non compétent. Cette perception négative s’accroît au fil du temps. Depuis les années 1970, la vieillesse se résume de plus en plus à des soucis de santé et renvoie le plus souvent à un processus de médicalisation. » Ainsi sont d’ailleurs nées les MRS, les maisons de repos et de soins, alors qu’on ne parlait jusqu’alors que de maisons de repos.
La société étant tout entière orientée vers la production marchande, si on n’en fait plus partie, on ne compte pas.
C’est qu’aux yeux d’une grande partie de la société, la personne âgée présente la fâcheuse caractéristique de n’être plus économiquement active. Dès lors, elle devient, pour la collectivité, un poids. Et plus une société vieillit, plus le rejet des plus âgés se renforce. L’idée insidieuse se répand que ces derniers « profitent » des jeunes qui travaillent pour couler des jours tranquilles, en se préoccupant peu des générations futures. « La société étant tout entière orientée vers la production marchande, si on n’en fait plus partie, on ne compte pas, déplore Pierre Marage, du Gang des vieux en colère. Les plus âgés ont aussi l’impression d’être une catégorie de population et non des individus. Or, être ramené à un statut est lourd à porter. »
Il n’y a pas d’âge pour entrer dans la vieillesse. C’est le regard que le monde pose sur nous qui fait qu’on se sent passer dans la catégorie des plus âgés.
Le sentiment d’être inutile est très présent chez les aînés. Certes, ils sont actifs socialement, par le bénévolat ou auprès de leurs petits-enfants, mais leur implication n’est pas facilement monétisable. « Chiffrer la valeur de ce bénévolat contre bien sûr l’attaque sur la non-productivité supposée des seniors, intervient Violaine Wathelet. Mais on entre alors dans la logique de la monétisation systématique. Ça ne devrait pas être un problème, de ne rien faire ni de ne rien vouloir faire. » Sans doute la personne âgée nous rappelle-t-elle la finitude de la vie, ce qui est insupportable pour beaucoup. « Ce n’est pas cette peur de la mort qui explique l’âgisme exacerbé aujourd’hui, tranche Stéphane Adam, c’est le contexte socio-économique. »
Dans la même veine, les contrôles mis en place auprès des bénéficiaires de la Grapa (garantie de revenus aux personnes âgées) donnent, eux aussi, à entendre que les plus âgés profitent du système. Ceux menés depuis 2019 n’ont pourtant révélé des abus que dans moins de 1% des dossiers.
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Le vieux, c’est toujours l’autre
A quel âge est-on vieux? « Ça ne m’est pas encore arrivé », assure un alerte presque centenaire. De fait. Il y a évidemment des âges pivots, en particulier celui auquel on quitte le monde du travail. « Mais il n’y a pas d’âge pour entrer dans la vieillesse, assure Caroline Guffens. C’est le regard que le monde pose sur nous qui fait qu’on se sent passer dans la catégorie des plus âgés. » Comme lorsqu’un interlocuteur se croit obligé de vous parler plus fort ou de recourir à des phrases simplistes…
Ceux qui ont une vision négative du vieillissement ont 7,5 ans d’espérance de vie en moins que ceux qui en ont une vision positive.
Alors que le vieillissement recule, c’est-à-dire que l’on est en moyenne en meilleure forme à 70 ans en 2022 qu’en 1990, la société a pourtant de plus en plus tendance à considérer que l’on devient plus vite vieux. Que l’on devient vieux en étant encore jeune, en d’autres mots. « On prête à cette catégorie des caractéristiques sociales déterminées par une donnée biologique – l’âge – qui n’est pas pertinente, embraie Violaine Wathelet. La plupart des gens ont une vision misérabiliste de la vieillesse: démence, corps rabougri, dépendance qui coûte à la collectivité. D’un autre côté, il y a une certaine pression qui s’exerce sur les plus âgés, les incitant à rester actifs. Cette ambivalence entre le maintien en activité à tout prix et la vision misérabiliste a beaucoup de conséquences sur la manière dont ils se considèrent et sur la manière dont on les traite. Or, il faut être prudent: considérer que la vieillesse est une forme de jeunesse plus lente, avec autant de capacités que par le passé, pourrait mener à un désengagement de la prise en charge des aînés. » En vertu du principe qu’ils seraient seuls responsables de ce qui leur advient.
« Le vieux, c’est toujours l’autre, résume Stéphane Adam. L’entrée dans la vieillesse recule en fonction de l’âge que l’on a soi-même. Mais sans le savoir, nous avons intégré, jeunes, les stéréotypes sur les personnes âgées et nous nous les appliquons quand nous prenons nous-mêmes de l’âge. Ce qui ne va pas sans faire de dégâts. Car ceux qui ont une vision négative du vieillissement ont 7,5 ans d’espérance de vie en moins que ceux qui en ont une vision positive. »
Cela vaut la peine d’écouter les plus âgés. La plupart ne se disent pas en vieillesse, même s’ils souffrent de problèmes de santé. Ils vivent au jour le jour, pleinement, en cueillant avec joie les parfums du quotidien. La vision que l’on a d’eux est souvent tronquée: l’indice de bonheur – 7,4 sur 10, selon une étude de la Fondation roi Baudouin – est notoirement plus élevé chez les plus de 65 ans que chez les 18-25 ans, par exemple.
En prenant de l’âge, chacun s’adapte au vieillissement. « Instinctivement, détaille Stéphane Adam, les personnes âgées sont dans l’ici et le maintenant. Leur réseau social diminue mais la qualité des relations augmente. » En fait, elles ne pensent pas à la vieillesse. Il faut être plus jeune pour y penser. « On en a tous peur, reconnaît Caroline Guffens. Alors on se voile la face sur cette réalité. La société a tendance à considérer que tout le monde vieillit mal alors qu’il faudrait avoir, sur les vieillesses, une vision plus nuancée. Même en cas de dépendances. Bien vieillir, c’est accepter son vieillissement, à contre- courant du recours à la chirurgie esthétique. » Continuer à vivre, ni plus ni moins.
Où vivre?
Le grand âge va souvent de pair avec un questionnement sur le lieu de vie. Ce qui n’est pas une mince affaire. En Wallonie, neuf personnes de plus de 65 ans sur dix vivent chez elle. La proportion est un brin moins élevée à Bruxelles. Le maintien à domicile reste en effet la solution idéale – la moins onéreuse et la plus souhaitée – si les personnes âgées qui en ont besoin peuvent accéder aux services d’aidants et de soignants en restant dans leurs murs. Or, ces services, à l’heure actuelle, sont insuffisants en nombre et en qualité. Il existe des projets de logements alternatifs comme, entre autres, les maisons Kangourou ou les habitats groupés Abbeyfield . Mais ils ne peuvent répondre à la demande. Quel autre choix, dès lors, que l’entrée en maison de repos, à laquelle n’aspirent pas la majorité des seniors? Aucun. Mais rien n’empêche, à la lumière des dégâts humains et sanitaires provoqués en institutions par l’épidémie de coronavirus, de les repenser de fond en comble. Les normes pourraient être revues: elles datent et n’empêchent pas la maltraitance. De plus petites structures, moins médicalisées, avec du personnel mieux formé seraient bienvenues. Dans la foulée, les blouses blanches des soignants devraient être abandonnées. Car l’attitude des résidents se modifie en fonction: ils demanderont davantage d’aide face à du personnel « médicalisé », quand bien même ils sont autonomes. Vieillir n’est pas une maladie…
On règle les questions d’héritage longtemps à l’avance, mais pas sa fin de vie.
« Il est temps de penser les maisons de repos comme des lieux de vie et non des lieux de soins, résume Violaine Wathelet. En amont, il faudrait aussi insister sur le continuum du parcours de vie et pouvoir imaginer différentes solutions successives d’habitat, qui ne soient pas immuables. Bien sûr, la finitude est compliquée à appréhender dans une société qui fonctionne sur le modèle de l’infinitude. D’ailleurs, on règle les questions d’héritage longtemps à l’avance, mais pas sa fin de vie. »
Idéalement, ce projet de fin de vie devrait être coconstruit bien en amont, en famille, avec une aide extérieure si nécessaire. « Peut-être tarde-t-on trop à discuter et décider de cela? », soulève Marthe, du haut de ses 83 ans. Dans tous les cas, les principaux concernés doivent pouvoir s’exprimer sur le choix de logement à venir. Même diminués, ils ont droit à la dignité et à la prise en compte de leur parole. Médecins et neurologues devraient aussi être sensibilisés à la question. « Il faut faire la distinction entre l’autonomie (la capacité de la personne à faire ses choix) et l’indépendance (la capacité à subvenir à ses besoins), insiste Violaine Wathelet. Distinguer les deux postures permet d’accompagner les personnes âgées différemment. Sinon, on pose les choix à leur place… Il faut oser en parler. »
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Que faire?
Dans ce chantier gigantesque de lutte contre l’âgisme, des pistes de solutions existent: sensibilisation à cette question dès l’école maternelle, à l’instar de ce qui se fait par rapport au racisme ou au sexisme, mise en valeur des qualités du grand âge par le monde politique, notamment en mettant en exergue son rôle dans le bénévolat, sensibilisation des architectes qui pourraient concevoir autrement les maisons de repos, culture des liens intrafamiliaux entre plus jeunes et plus âgés, mixité des populations dans les quartiers et les logements… Le travail à abattre contre l’âgisme est colossal. La recommandation 49 de l’Assemblée mondiale sur le vieillissement, datant de… 1982, prévoyait déjà que « les gouvernements […] devraient mettre en oeuvre des programmes visant à informer la population en général au sujet du processus de vieillissement et des personnes âgées. Cette sensibilisation devrait débuter dès l’enfance, dans les établissements d’enseignement […]. Ce qui aiderait à corriger les attitudes stéréotypées que l’on observe trop souvent à cet égard. »
« Il faudrait donner une place beaucoup plus importante aux personnes âgées, les rendre visibles, résume Caroline Guffens. Plus il y a de contacts entre les générations, mieux ça se passe. Tout ce qui existe pour elles accrédite le fait qu’il faut soit les enfermer en maisons de repos, soit les cacher. Or, elles devraient être au coeur des villes. » Et vivre une vie normale.
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