Les sorties extrascolaires, vitales pour l’enseignement, le secteur culturel et surtout les enfants
La décision politique de suspendre les activités culturelles, en raison du coronavirus, fait bondir les enseignants et le secteur culturel. L’impact est désastreux, jugent nos interlocuteurs, financièrement, mais aussi sur le fond de leur travail.
Dès l’annonce par la Ministre de l’Education francophone, Caroline Désir, de la suspension des activités extra-muros, professeurs et secteur ont élevé leur voix, notamment via une carte blanche partagée sur les réseaux. Les Grignoux, la Ville de Bruxelles et deux enseignants témoignent pour Le Vif/L’Express du rôle essentiel de ces sorties extra-muros.
C’est dans le journal Le Soir que 126 acteurs du monde culturel ont décidé de s’exprimer sur la suspension de toutes les sorties scolaires extra-muros dans le secondaire. Parmi elles, les visites culturelles. Coup de massue pour le secteur qui scande : « les lieux scolaires doivent faire partie de la vie scolaire ».
Le secteur ne reproche pas la prudence indispensable en temps de crise sanitaire mais selon lui, la « fermeture de l’école sur elle-même est préjudiciable à plus d’un titre ». Voici les arguments qu’ils invoquent :
- Les premières victimes de cette mesure sont les élèves dont les apprentissages doivent s’équilibrer avec des moments plus récréatifs, plus libres et plus divertissants.
- La culture est considérée comme un luxe, sans grande utilité. Et pourtant, les études pédagogiques montrent des avantages sur le long terme des sorties culturelles. Les personnes plus défavorisées, grâce à ses sorties scolaires, accédaient à des univers trop souvent étrangers comme le théâtre, le cinéma, l’opéra, les musées, les centres culturels…
- Coup dur pour le secteur dont la dimension éducative et le rencontre avec le jeune public représentent des axes essentiels de leurs activités.
Un travail pédagogique qui tombe à l’eau
L’asbl Les Grignoux gère plusieurs cinémas dont le Sauvenière, le Parc, le Churchill à Liège et le Cameo à Namur. Par l’intermédiaire de l’activité Ecran Large et Tableau noir, l’asbl accueille 140.000 élèves sur une année scolaire dont 40% est issu du secondaire. Si la mesure devait tenir, il s’agirait de plus de 50.000 entrées qui seraient retirées aux cinémas.
Michel Condé, responsable des publics aux Grignoux, affirme qu’il y aura un impact financier évident mais ce sont surtout les conséquences sur le travail des équipes qui le préoccupent : « on ne présente pas juste un film, on travaille sur un accompagnement pédagogique avec des pistes de réflexions que le professeur peut poursuivre en classe après le visionnage du film. Outre ce travail pédagogique, on travaille sur la promotion des arts vivants dans l’actualité. »
Ce travail a été interrompu soudainement : « par exemple, pour la rentrée, nous voulions présenter le film ‘Queen and Slim’, dont le sujet est brûlant d’actualité et qui allait intéresser les élèves. On travaillait sur un agenda, une programmation pédagogique et nous avons dû tout stopper. »
Michel Condé insiste : « Ce n’est pas une question de perte financière. L’important est la perte de sens de notre activité. Rencontrer le jeune public, c’est rencontrer le public de demain. L’échange avec ce public est le sens de notre métier.«
Du côté des musées de la Ville de Bruxelles (Maison du Roi, Garde-robe Manneken-Pis, Musée Mode et Dentelle et Musée des Égouts), Denis Laurent affirme : « c’est une mission cruciale et fondamentale que de transmettre notre patrimoine auprès du public scolaire. Si on nous la retire, ça nous enlève notre raison d’être. Le financier est accessoire. »
A titre de comparaison, 4.000 écoliers et étudiants se sont rendus l’an passé dans les musées bruxellois de septembre à décembre (2019). Aujourd’hui, les musées comptent 390 réservations, c’est-à-dire 10% de moins que l’année précédente. Dont la plupart sont « sous réserve de » : « C’est embarrassant d’un point de vue logistique, notamment vis-à-vis des guides prévus pour les visites. » explique Denis Laurent, Directeur de la Culture, des Musées, et des Archives à la Ville de Bruxelles qui concède que les « visites scolaires représentent 6% du public global des 4 musées (quelque 10.000 sur 171.000) ». Cependant, pour le Musée des Égouts, le public scolaire représente 50% des visiteurs.
Une circulaire jugée contradictoire
Pour Michel Condé, la circulaire a un côté absurde, car il y est affirmé que les lieux culturels sont des lieux plus risqués que l’école, ce qu’il ne comprend pas : « Nous avons une jauge dans nos salles, nous ne remplissons actuellement que 30% de notre capacité, la distanciation sociale est donc respectée. Nous avons revu le système d’aération et le port du masque est obligatoire. Avec ces mesures, je ne vois pas en quoi nos lieux culturels sont moins sécurisés que les écoles. Les écoles, elles, ne pourront pas pousser les murs ». Et d’ajouter : « Nos cinémas sont déjà ouverts, pourquoi le public du secondaire serait-il plus en danger que le public qui se rend actuellement en salle ? À ce que je sache, aucun cluster n’a été décelé dans les cinémas ».
Edoardo Monsellato, est, quant à lui professeur d’italien. Il trouve la circulaire illogique: « quand je lis dans la circulaire qu’on se dirige vers une formation citoyenne de nos élèves, je me demande comment je peux les éduquer à devenir des citoyens et les acteurs de demain quand on leur empêche d’avoir une vision du réel ou une vision filtrée du réel. »
Des visites extrascolaires « complémentaires au programme »
Edoardo Monsellato poursuit : « Je me retrouve face à des élèves issus d’une troisième génération. À travers mon cours, j’entre en contact avec l’histoire italienne dont celle de l’immigration. Se rendre dans des musées et expositions qui témoignent de l’histoire de leurs-grands permet aux élèves d’entrer en contact avec la réalité. De la voir de leurs propres yeux. » Il poursuit : « les sorties extra-scolaires permettent de donner du sens aux apprentissages, d’entrer en contact réel avec les acteurs de terrain et enrichissent la formation des élèves. ».
Pour le professeur, suspendre ces activités, c’est « empêcher à des élèves – qui n’ont pas toujours de contact ou qui entrent pour la première fois en contact avec ces institutions souvent pour des raisons socio-culturelles – d’entrer en contact avec ce milieu parfois élitiste. C’est leur empêcher de s’évader, de ressentir de nouvelles émotions et parfois même des émotions inédites. »
Les sorties scolaires permettent de combler les inégalités socio-culturelles
Pour Madeleine Régibeau, professeur de français, cette mesure laisse un goût amer : « Je travaille dans une école où les élèves sont issus d’un milieu défavorisé. Ma mission en tant que professeur est de donner à tous mes élèves accès à la culture. Je considère cette mission comme complémentaire au programme.« . Et d’ajouter : « c’était déjà le cas quand j’enseignais dans une école avec un public plus favorisé. Il est nécessaire que les élèves entrent en contact avec le théâtre, l’opéra, les musées, … pour découvrir le monde par d’autres prismes. »
Dans son cours d’option français, les élèves prennent un abonnement au théâtre en début d’année, vont visiter des bibliothèques, voir des expositions et se rendent à l’opéra. Ce qui enrichit son cours. Sans ces activités extra-scolaires, l’enseignante pourrait « leur parler de culture et d’histoire culturelle en théorie en lisant des textes, en montrant des pièces en vidéo mais ce n’est pas pareil. » Pour Mme Régibeau, « la culture se rencontre, ça se vit. Chaque élève doit le vivre de lui-même, de par l’émotion qu’elle procure et de l’esprit critique qu’elle va développer. »
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