Grothendieck © DR

Les « Grothendieck Papers », ou les prémices d’une révolution mathématicienne

Rosanne Mathot Journaliste

Jamais dévoilé auparavant, le trésor légué par le surdoué des maths, l’ « inhumain » Alexandre Grothendieck, vient d’être mis en ligne. Mais, sauf l’émergence d’un génie comparable à celui qui mourut seul, oublié, aveugle et muet en 2014, il pourrait s’écouler un demi-siècle avant que ce travail potentiellement révolutionnaire ne soit compris, tant il est complexe.

Il y a là-dedans, comme des embryons, des idées nouvelles qui n’attendent plus que leur certificat de naissance : les 18 000 pages de notes manuscrites inédites, rédigées entre 1971 et 1991 par Alexandre Grothendieck, pourraient enfin être décryptées et comprises, par la communauté scientifique, puisqu’elles sont à présent consultables, depuis n’importe quel ordinateur de la planète. Une vraie révolution du savoir est en marche. Mais combien de temps faudra-t-il pour conquérir cet Himalaya des maths ? « Cinquante ans, ou un autre Grothendieck », estime Michel Demazure, l’ancien président de la Société mathématique de France, qui a supervisé le projet de numérisation des « Grothendieck Papers », à Montpellier, la ville où le génie a fait ses études et a longtemps enseigné.

u003cemu003eCe qu’Albert Einstein a fait pour la physique, Alexander Grothendieck l’a réalisé pour la mathématique : les deux savants ont offert une mutation profonde et une vision unificatrice dans leurs domaines respectifs, en créant un point de rupture dans des disciplines qui se trouvaient dans un cul-de-sac conceptuel. A leur manière, les deux savants ont radicalement remis en question la notion u0022d’espaceu0022. u003c/emu003e

Le « Graal mathématique » à portée de mains ?

Même si seulement 500 personnes au monde seraient capables de comprendre les notes laissées par Grothendieck, 24H00 après leur mise en ligne, par « L’institut montpelliérain Alexander Grothendieck », c’est pourtant déjà un raz de marée qui prend d’assaut le serveur de l’Université de Montpellier : des chercheurs américains et japonais surtout, mais aussi des Suisses et des Belges se sont immédiatement rués sur ces précieux « gribouillis » que la communauté scientifique attend de consulter depuis près de quarante ans.

Pour l’heure, on ignore, ce que contiennent ces notes, mais tous les espoirs sont permis : peut-être y trouvera-t-on la clé pour comprendre (notamment) la « Théorie des Motifs » , une théorie qui, dans le milieu des maths, est considérée comme le « Graal ».

La théorie des motifs

« C’est unique et exceptionnel, ce qui se passe là ! » s’enthousiasme Jean Magoire, l’ami fidèle du surdoué oublié des mathématiques, et dépositaire, pendant des années, de ses archives privées que le maître lui avait confiées en personne. Dans son bureau, à Montpellier, s’amoncellent des piles et des piles de feuilles remplies d’équations et de mystérieuses annotations à l’écriture serrée. Il y règne aussi l’excitation des grands jours : « Vous vous rendez compte ? Grothendieck n’a jamais rien publié sur la « Théorie des motifs », alors qu’il y a des gens qui travaillent-là dessus, depuis 20 ou 30 ans… Et là, nous venons de mettre en ligne 800 pages que personne n’a jamais vues : c’est tout-à-fait inouï ! Il n’y a pas de comparaison possible ».

L’oiseau et le bulldozer

Alexander Grothendieck avait cette capacité magique de voir des questions, là où personne d’autre ne les voyait. Sa passion : la géométrie algébrique. Tel un oiseau qui survole un paysage, le mathématicien planait au-dessus de sa discipline et il y explorait de nouvelles montagnes, des lacs inconnus, des notions qui faisaient défaut mais dont l’absence ne semblait pas perturber ses pairs qui ne le comprenaient pas.

u003cemu003eu0022Sans avoir eu a rencontrer quelqu’un avec qui partager ma soif de comprendre, je savais pourtant, u0022par mes tripesu0022 je dirais, que j’étais un mathématicien : quelqu’un qui u0022faitu0022 des maths, au plein sens du terme – comme on u0022fait l’amouru0022.* u003cem/u003eu003c/emu003e

Grothendieck pensait en marge du monde et il pensait vite, très vite. « C’était une usine à produire des mathématiques. Il avait une telle énergie, une telle passion ! Il était à la fois l’oiseau qui explore et le bulldozer qui réalise. C’était quelque chose de proprement inhumain », se souvient Jean Malgloire qui, avant d’être son élève, était son ami. Les deux hommes, militants écologistes, se rencontrent en 1973, dans la communauté écolo-pacifiste que Grothendieck a créée, près de Lodève, dans le sud de la France.

Après l’électrochoc « Mai ’68 », le savant estime que la science a perdu sa conscience et que le monde court à sa perte. Il terminera sa vie dans un petit village des Pyrénées, en ermite, sourd, aveugle et en proie à des idéations persécutoires. Pour lui, « les idées, les concepts, {étaient} des choses vivantes, faites, non pour pourrir en cercueils clos, mais pour s’épanouir au grand air ». L’Internet devrait lui donner raison.

* « Récoltes et semailles », sous-titré « Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien » : les fameuses « Mille Pages » écrites par Alexandre Grothendieck en 1986, et jamais éditées en français, à la demande de l’auteur. A noter qu’une unique version de ce livre a été publiée en japonais, en 2015. Le texte en français est disponible en PDF ici

BIO express

1928 : naissance, à Berlin, d’un père ukrainien révolutionnaire juif et d’une mère allemande anarchiste.

1932 : A quatre ans, il est abandonné par ses parents, qui fuient l’Allemagne nazie et est confié à une famille luthérienne, à Hambourg.

1939 : sa famille d’accueil le met dans un train pour qu’il rejoigne la France, où ses parents se sont réfugiés après avoir combattu aux côtés des Républicains espagnols.

1940-42 : internement, avec sa mère, dans le camp de concentration de Rieucros près de Mende, en France. Son père est assassiné à Auschwitz.

1950-53 : Grothendieck rédige sa thèse et devient le spécialiste mondial de la théorie des espaces vectoriels topologiques. Il devient alors membre du célèbre groupe Bourbaki.

1958 : Il obtient une charge à l’IHES, près de Paris, le « Princeton » français, qu’il quittera, en 1970, parce que l’institut est partiellement financé par le Ministère de la Défense français.

1966 : A 38 ans, il obtient la « Médaille Fields », l’équivalent du Nobel des maths, qu’il refusera d’aller chercher à Moscou et donnera au Vietnam, afin qu’il utilise son or. Il enseignera pendant quelques semaines dans ce pays, sous les bombardements américains.

1970 : création du groupe et communauté pacifiste et écologiste « Survivre et vivre »

1971 : obtention de la nationalité française.

1973 : Ecarté du Collège de France, il enseigne à l’Université de Montpellier

1984 : entrée au CNRS. Il y restera jusqu’en 1988.

1990 : installation à Lasserre, un village des Pyrénées. Il y vivra reclus et seul.

2014 : décès à l’âge de 86 ans, à l’hôpital de Saint-Girons, en Occitanie.

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