Thierry Fiorilli
« Les couvre-feu sanitaires donnent le coup de grâce. Sous pandémie, la nuit n’est plus que capitulation » (chronique)
Cette semaine, Thierry Fiorilli revient sur un bruit entendu la nuit, un grillon, semble-t-il. Il ne s’avère qu’être un léger bruit de clapet dans le mécanisme de la hotte. Alors que la nuit était commandante de la résistance, elle n’est plus que capitaluation depuis les couvre-feu sanitaires.
L’autre soir, mais c’était déjà plus près du matin, au beau milieu d’un silence tellement épais qu’on n’avait même plus la place pour s’asseoir, et il y en a pourtant de l’espace entre ces murs, on a entendu un grillon. C’était assez miraculeux. Parce que ça n’arrive pas tous les mois de novembre, parce que c’était très joli, absolument pas ostentatoire, plutôt une petite crique déserte qui apparaît soudain, et parce que ça ébréchait l’immobilité spatiale et temporelle dans laquelle il nous semble être englués. Ça venait de la cuisine, alors on s’est faufilé comme on pouvait dans les quelques interstices accordés par la masse adipeuse du silence, on a scruté à l’oreille et on a dû se rendre à l’évidence. Ce n’était qu’un léger bruit de clapet, dans le mécanisme de la hotte. Le vent, sans doute.
La nuit u0026#xE9;tait commandante de la ru0026#xE9;sistance, reine u0026#xE9;mancipatrice, habile clandestine ou criarde ru0026#xE9;solue. Elle n’est plus que capitulation.
N’empêche. Rien qu’avoir cru au grillon, ça a été comme le rai au bas de la porte, après des jours enfermé dans le noir, noir à ne pas distinguer sa propre main à un centimètre des yeux, à oublier même qu’il y a une porte. On réalise alors qu’il y en a une, et si celui qui a allumé de l’autre côté ne l’ouvre pas, on l’enfoncera tout seul, en tout cas on sortira de ce cachot. Et le silence avait toujours beau avoir envahi et colonisé toute la nuit, il n’est que le valet du couvre-feu et quand on aura renversé son maître, on le fera détaler, et il détalera, tout mastodonte qu’il soit, et alors, nous, le peuple des Lumières, on sera aussi celui de la nuit comme dit le philosophe Michaël Foessel.
On a beaucoup pensé à lui depuis que, de 22 à 6 heures, dehors est devenu zone interdite. Dans La Nuit. Vivre sans témoin (Autrement), Foessel démontrait il y a trois ans comment le capitalisme, la technologie et l’obsession sécuritaire tuent la nuit à petit feu. Le premier en faisant primer la célébration du patrimoine sur celle de la fête, via la gentrification des quartiers fauves. Et donc, pour ne pas y troubler le sommeil des braves gens, plus question que la nuit appartienne à d’autres que les riverains. La deuxième en transformant les villes en gigantesques enseignes lumineuses, qui font désormais ressembler la nuit au jour. Et donc plus question d’échapper aux regards, aux caméras, aux témoins. La troisième, en utilisant les deux autres pour que ce qui était un temps de mystères, de possibles, de risques, d’opacités, d’éclipses, devienne un territoire aseptisé, transparent et sous haute surveillance continue. Et donc, plus question d’indulgences ni de transgressions nocturnes.
Les couvre-feu sanitaires donnent le coup de grâce. Sous pandémie, la nuit n’est plus que capitulation. Couloir, vide et glacé, entre un crépuscule et une aube. Un pâle porte-serviette. Elle qui était commandante de la résistance aux normes, gardienne d’une démocratie égalitaire presque parfaite, passeuse de bonnes ou vilaine aventures, reine émancipatrice, habile clandestine ou criarde résolue. On n’y décèle désormais aucun souffle. Aucun mouvement. Aucun bruit.
Dès que l’ancre pourra être levée, dès que la nuit sortira de son oubliette, il faudra courir lui rendre hommage. Parce que, comme le dit Foessel, il n’y a qu’elle qui peut rendre le jour acceptable.
Il faudra aussi penser à remercier les grillons.
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