Les ambassades, mauvais employeurs ?
La nouvelle loi belge qui vise à améliorer le sort du personnel local des missions diplomatiques a provoqué une levée de boucliers des principales ambassades. Enquête sur les conditions de travail de ces quelque 10 000 travailleurs qui assistent les diplomates en poste à Bruxelles.
Qui dit ambassade dit privilèges et immunités, réceptions et autres mondanités. Mais cette vitrine chatoyante dissimule une réalité moins rose, peu connue du grand public. Nous avons recueilli, au sein de grandes ambassades et représentations permanentes à Bruxelles, des témoignages sur les conditions de travail du personnel recruté localement par ces missions diplomatiques. Des conditions moins enviables qu’on ne l’imagine. Quelques cas parmi d’autres (les prénoms des personnes citées ont été modifiés pour rendre les témoignages anonymes) : Karine a travaillé à temps plein au sein de la représentation permanente d’un pays méditerranéen auprès de l’Union européenne. Sa paie était inférieure au salaire minimum interprofessionnel belge. Geert, conseiller économique dans une ambassade européenne pendant trente ans, n’a jamais obtenu d’indexation de salaire et ses demandes de crédit-temps ont été refusées. Son employeur invoque l’immunité diplomatique en cas de litige avec le personnel. Originaire d’Afrique centrale, Gaétan, chauffeur de diplomate, travaille jusqu’à cinquante heures par semaine, sans récupérations ni sursalaire. Une flexibilité totale lui est imposée : il est rappelé les week-ends, les jours fériés, la nuit et pendant ses congés quand son employeur pense avoir besoin de lui. Majordome affecté à la résidence du représentant permanent auprès de l’Otan d’un pays du sud de l’Europe, Bastien a des ennuis avec son employeur depuis qu’il lui a demandé de formaliser son horaire, pour prester 38 heures par semaine. Patricia, domestique philippine d’un ambassadeur scandinave, s’est blessée au dos durant son service à la résidence du diplomate. Frappée d’une incapacité de travail de deux ans, elle a été licenciée sur-le-champ…
L’immunité juridique des missions diplomatiques rend le phénomène moins détectable.
» Avoir un job dans une ambassade peut faire rêver, mais derrière les murs se cachent souvent, pour le staff engagé localement, des conditions de travail peu conformes à la législation sociale belge « , assure Sylvie, juriste dans une mission diplomatique asiatique. Une réalité reconnue par l’administration belge : » Force est de constater que les Etats accréditants et les diplomates qu’ils envoient éprouvent parfois des difficultés à assimiler la notion de protection sociale « , relève le Service public fédéral Emploi dans une brochure destinée à responsabiliser les ambassades, représentations permanentes, postes consulaires et autres organisations internationales.
Profil d’une communauté méconnue
Mais qui sont ces personnes recrutées sur le marché de l’emploi belge pour assister les diplomates ? Il n’y a pas de profil type, car cette communauté est très diversifiée : elle compte des ressortissants belges et des résidents permanents, des détenteurs de diplômes universitaires et des sous-scolarisés. Ces travailleurs exercent des tâches essentielles au bon fonctionnement de la mission diplomatique : administration, comptabilité, traduction, transport, sécurité… Mais ils ne bénéficient pas des privilèges liés à l’immunité diplomatique. Ils peuvent être juristes, interprètes, conseillers économiques, secrétaires, réceptionnistes, agents d’accueil, techniciens, cuisiniers, domestiques, chauffeurs, messagers… Ils assurent la continuité de la mission diplomatique, tandis que les diplomates, en mission, restent rarement sur place plus de trois ou quatre années. Certaines grandes ambassades comptent plusieurs centaines de travailleurs locaux, alors que celles de petits pays en ont moins de dix. Leur nombre total est difficile à évaluer, d’autant qu’une partie de ce personnel est inconnue de l’ONSS. Selon le SPF Emploi, » plus de 8 000 personnes sont occupées dans 303 missions diplomatiques et postes consulaires de Belgique « . Les syndicats, eux, évaluent à près de 15 000 le nombre total de ces travailleurs. Si le chiffre est élevé, c’est parce que la capitale belge est la deuxième ville, après Washington, où résident le plus grand nombre de missions diplomatiques.
Les domestiques asiatiques
Un certain nombre de diplomates en poste à Bruxelles ont à leur service des domestiques asiatiques, souvent faiblement rémunérées et dont la liberté de circulation est limitée. » Les petites bonnes originaires du Myanmar et du Bangladesh sont encore plus recherchées que les maid philippines, car ces dernières peuvent trouver appui dans leur communauté en Belgique, plus importante et mieux organisée que d’autres, raconte l’une de nos sources dans le milieu diplomatique. Ces servantes se voient parfois retirer leur passeport, ne peuvent sortir de la résidence de l’ambassadeur sauf pour aller faire les courses, et n’ont pas toujours droit à un jour de repos par semaine. On peut les réveiller à 3 heures du matin pour servir un thé ! » Au SPF Affaires étrangères, on nous assure que la situation de ces employées de maison fait l’objet d’un suivi : » Chaque année, nous organisons une interview avec les domestiques engagés par les chefs de postes pour nous assurer du respect minimum des conditions de travail. Si ce n’est pas le cas, des mesures peuvent être prises à l’encontre de l’ambassade. »
Selon l’Intersyndicale des missions diplomatiques, le travail non déclaré est répandu dans les ambassades : » Certaines d’entre elles qui emploient des dizaines de personnes ne sont pas enregistrées comme employeur à la Sécurité sociale. Conséquence : ces travailleurs n’ont pas de couverture santé, pas de vacances annuelles, pas d’assurance accident de travail, pas de chômage en cas de licenciement, pas d’allocations familiales, pas de pension décente. En cas de régularisation, les années pendant lesquelles il n’y a pas eu de cotisations sont perdues. » Autres points noirs : le salaire minimum n’est pas toujours respecté et les salaires sont souvent fixés unilatéralement par l’employeur, sans tenir compte de l’ancienneté, de l’expérience, des responsabilités, des horaires inconfortables. Dans certains cas, la paie du travailleur évolue peu, faute de grille barémique ou d’indexation salariale. Le temps de travail peut atteindre plus de 40 heures par semaine. Les heures supplémentaires sont rarement récupérées en repos ou salaire. Certains congés (parental, de circonstances…) ne sont pas octroyés au personnel. Les chauffeurs et employés de maison cumulent souvent tous ces désavantages : petits salaires, nombreuses heures de travail, prestations les week-ends et jours fériés sans compensation…
Nos sources évoquent aussi la situation de jeunes femmes et autres employés de missions diplomatiques victimes de harcèlement moral ou physique au travail, et qui se taisent, de peur de perdre leur job. » De tels abus existent bien sûr aussi dans d’autres secteurs du monde du travail, reconnaît Florence, traductrice dans une ambassade. Mais l’immunité juridique des missions diplomatiques y rend le phénomène moins détectable. Les inspecteurs du travail ou la police ne peuvent y intervenir comme elles le feraient dans des entreprises publiques ou privées. » Plus globalement, la plupart des ambassades n’ont pas de règlement de travail, malgré l’obligation imposée par la loi belge d’en établir un. » Et peu d’entre elles permettent à leurs travailleurs de s’organiser pour choisir leurs représentants du personnel « , signale l’Intersyndicale.
L’ambassadeur, un » Roi-Soleil »
» Les horaires de travail dépendent du bon plaisir du chef de poste, reprend Florence. Un ambassadeur entré en fonction peut décider que son personnel administratif doit désormais prester de 8 à 18 heures, au lieu de 9 à 17 heures. » Représentant de l’ACV-CSC au sein de l’Intersyndicale missions diplomatiques, Tom Holvoet commente : » Le chef de mission est un Roi-Soleil dans son ambassade. Son pouvoir ne peut être contesté. La diplomatie est un monde machiste, que l’ambassadeur soit un homme ou une femme. » Le syndicaliste estime, en outre, que les mauvaises conditions de travail dans les ambassades ont souvent pour origine leur méconnaissance de leurs obligations envers les travailleurs et l’ONSS : » En poste en Belgique pour quelques années seulement, les diplomates étrangers prennent rarement le temps de s’informer sur la législation et les coutumes belges. Ils s’investissent plus dans leur rôle de diplomate que dans celui d’employeur. L’ambassadeur communique avec le ministère de son pays sans avoir une idée claire du droit belge et prend donc souvent des décisions à l’aveugle. »
Face aux missions diplomatiques sourdes aux avertissements répétés des autorités belges, la Belgique dispose de moyens de pression : le gel de l’exemption de la TVA sur l’achat de carburant, les restrictions dans l’octroi des cartes diplomatiques ou plaques CD, voire le refus d’accepter l’envoi de nouveaux diplomates… » Il faut toutefois rester proportionné dans nos réactions, glisse un responsable du SPF Affaires étrangères. Et ne pas mélanger les pommes et les poires : il y a des sanctions spécifiques si l’ambassade accumule les factures ou amendes impayées, et d’autres mesures éventuelles en cas de non-respect des lois sociales belges. » Un bras de fer a été engagé il y a quelques années avec l’ambassade d’un pays d’Asie du Sud-Est pour la contraindre à inscrire ses travailleurs à l’ONSS. » Cette délicate affaire a rendu la direction du Protocole des Affaires étrangères plus frileuse que jamais, glisse un insider. Elle n’ose plus agir de manière ferme. » » Quand on cible une ambassade étrangère, il y a toujours un risque de conséquences négatives sur l’ambassade belge dans le pays concerné « , fait-on valoir aux Affaires étrangères. » Il y a aussi des puissances avec lesquelles les relations diplomatiques sont sensibles et que la Belgique ne veut fâcher à aucun prix « , glisse une autre source.
Une réaction collective
Il est rare que les travailleurs des missions diplomatiques osent se regrouper pour se plaindre de leurs conditions de travail. Une réaction spectaculaire toute de même : le 16 octobre 2017, le personnel des différentes missions espagnoles en Belgique a occupé les locaux de la représentation permanente dans le cadre d’une action mondiale organisée par les syndicats espagnols. Ces derniers avaient appelé à la grève générale pour réclamer » des salaires justes et dignes, le respect de la législation belge, une classification de fonction claire et des élections sociales. » Par ailleurs, 70 travailleurs des différentes missions espagnoles à Bruxelles ont porté plainte devant le tribunal du travail pour non-paiement, par leur employeur, du double pécule de vacances. Verdict attendu en mars 2020. » On nous a finalement accordé ce double pécule, mais notre salaire mensuel a été réduit en proportion ! « , s’indigne l’une des plaignantes.
Les travailleurs craignent de se faire virer s’ils parlent.
Un autre dossier examiné par le tribunal du travail concernait la mission diplomatique d’un pays de la péninsule arabique. » Le plaignant, soutenu par la FGTB, a eu gain de cause à plusieurs reprises contre son employeur, mais les jugements n’ont jamais pu être exécutés et l’employé a été licencié « , confie l’une de nos sources, qui a suivi l’affaire. » Quand le travailleur n’arrive pas à se faire entendre, il peut porter le conflit devant le tribunal du travail, mais sans certitude, s’il obtient gain de cause, que le jugement sera suivi d’effets, car certaines ambassades se retranchent derrière leur immunité de juridiction « , expose Tom Holvoet. Le syndicaliste poursuit : » Quand nous intervenons en faveur d’un employé qui se plaint de mauvaises conditions de travail, l’ambassade promet, tergiverse, essaie de gagner du temps et se cache derrière son Etat. Par ailleurs, certaines missions diplomatiques qui ne veulent pas déclarer leurs travailleurs n’hésitent pas à mentionner cette non-déclaration dans le contrat de travail ! D’autres exercent des menaces contre les employés mécontents ou contre leur famille restée au pays. »
Une avancée tout de même : l’existence, depuis 2013, d’une structure chargée de tenter, par la médiation, de résoudre des litiges entre les missions diplomatiques et leurs travailleurs. Créée par arrêté royal, cette Commission des bons offices (CBO) est composée de fonctionnaires des ministères des Affaires étrangères, de l’Emploi, des Finances, d’experts de l’ONSS et de représentants syndicaux. » Quand nous avons connaissance d’un dossier, nous envoyons un courrier à l’ambassadeur, qui souvent nous répond, parfois pour nous assurer que tout va très bien dans son ambassade, indique Patrizio Ventura, vice-président de la CBO. Si aucune amélioration n’y est constatée, nous invitons l’ambassadeur ou son représentant pour lui expliquer ce que prévoient les lois sociales belges. Beaucoup d’ambassades ignorent qu’il existe en Belgique des secrétariats sociaux capables de les aider. » Tom Holvoet nuance : » Nous sommes souvent confrontés à des refus de collaboration ou à de vagues promesses d’agir une fois que les autorités du pays auront donné leur assentiment. C’est un jeu diplomatique. » Un membre de la CBO juge la procédure trop lente et délicate : » La commission ne se réunit qu’une fois par mois. Les travailleurs craignent de se faire virer s’ils parlent. »
Autre progrès : le Parlement fédéral a adopté une loi qui donne un statut et des droits aux travailleurs locaux des missions diplomatiques. Concoctée par le SPF Emploi et entrée en vigueur le 15 février 2018, cette loi dite » Epis » modifie la loi du 5 décembre 1968, de sorte que les conventions collectives de travail (CCT) négociées en commission paritaire s’appliquent au personnel local des ambassades, représentations permanentes et postes consulaires. En clair, la législation sociale belge s’étend désormais à ces travailleurs, reconnus pour la plupart comme faisant partie du secteur privé. Avant cela, c’était pour eux le grand vide juridique : pas de salaire minimum, pas d’indexation, pas de treizième mois, pas d’horaire maximum de travail, pas de remboursement des frais de transport, pas de congé parental.
Ambassades en colère
La nouvelle loi a provoqué une levée de boucliers des ambassades. Lors d’une réunion d’information, des représentants de missions diplomatiques ont prévenu qu’il était hors de question pour leur pays de s’y soumettre. Ils ont reproché à la Belgique de ne pas les avoir consultés. » Une vingtaine de grandes ambassades européennes et nord-américaines ont uni leurs forces pour faire de la résistance, confirme un proche du dossier. Elles ont écrit au SPF Affaires étrangères pour rappeler qu’elles représentent des nations souveraines, protégées par des conventions internationales, et que la Belgique n’a pas à leur dicter quelle législation elles doivent appliquer. Les missions diplomatiques de plusieurs pays du sud-est asiatique et du sous-continent indien ont également fait bloc contre la loi belge. Des ambassades se font conseiller par des bureaux d’avocats, qui leur organisent des réunions et ont trouvé là un nouveau marché juteux ! »
» Il y a eu un gros souci de communication, reconnaît-on aux Affaires étrangères. Nous avons manqué de courtoisie à l’égard des missions diplomatiques. La loi leur est tombée sur la tête, d’où leur mauvaise humeur. Nous-mêmes avons été informés tardivement par le SPF Emploi sur les nouvelles règles du jeu et n’avons donc pu prévenir à temps les ambassades. Une petite vingtaine d’entre elles ont formulé des objections et demandé des explications. Nous avons dû faire de la pédagogie a posteriori : une séance d’information, des séminaires. Par courrier, nous avons expliqué à chaque ambassade pourquoi la législation devait être appliquée. »
Qui pour représenter les ambassades ?
Depuis le 15 février 2018, les conventions collectives sont applicables au personnel local des missions diplomatiques. Pour la majeure partie de ces travailleurs, la commission paritaire compétente est celle du secteur non marchand, la CP 337. Justification du SPF Emploi : les ambassades, consulats et représentations diplomatiques sont des institutions sans but lucratif, comme les universités, les mutuelles ou les écoles internationales. Souci : les représentants du patronat au sein de la CP 337 ne sont pas au fait des particularités du monde diplomatique. Les ambassades souhaiteraient donc, à juste titre, être représentées au sein de la CP 337. Mais les tensions internationales rendent compliquées la désignation d’un représentant patronal qui parlerait au nom de toutes les ambassades. Il se dit, en coulisses, que le nonce apostolique, ambassadeur du Saint-Siège, considéré comme le doyen du corps diplomatique, pourrait bien occuper le poste.
L’initiative semble porter quelques fruits : » Le principe de l’indexation des salaires et celui du salaire minimum tendent à se généraliser, assure le vice-président de la Commission des bons offices. En revanche, bon nombre de missions diplomatiques refusent encore la récupération des heures supplémentaires et le remboursement des frais de déplacement. L’assujettissement à la Sécurité sociale ne figure pas dans la loi Epis, mais la CBO insiste auprès des ambassades qui n’ont pas encore inscrit leurs travailleurs à l’ONSS pour qu’elles le fassent. La quasi-totalité des pays occidentaux ne font pas partie des mauvais élèves en la matière. »
Nos sources au sein des ambassades constatent, elles aussi, quelques améliorations. Les Etats-Unis appliquent désormais l’indexation des salaires des travailleurs recrutés localement, mais ils ne reconnaissent pas la CP337, la commission paritaire compétente. La France a également accordé l’indexation, mais rejette un système interne de paiement des heures supplémentaires. Contactée par Le Vif/L’Express à ce sujet, l’ambassade botte en touche : » Un employeur n’a pas à répondre à ce type de questions qui relèvent de son fonctionnement interne. » Elle précise tout de même : » Depuis 2007, l’ambassade fait gérer tous les agents de droit local employés de nos missions diplomatiques par le secrétariat social Groupe S. Elle n’a aucun doute que ce dernier applique les textes et règlementations en vigueur en Belgique. » Autres situations rapportées par nos informateurs : le Nigeria paie les préavis, après un détour par le tribunal pour l’un de ses travailleurs, et la Tanzanie déclare à présent son personnel. Le Myanmar aussi, mais sans prise en compte des cas du passé. Idem pour le Bangladesh, sauf pour des personnes ayant une longue ancienneté… Le début de la fin de l’opacité et de l’arbitraire ?
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