Léopold III, l’impossible réhabilitation
Trente ans après son décès, le plus controversé des souverains belges sent toujours le soufre. Une entrevue avec Hitler, des propos antisémites, un remariage en pleine guerre : lourd passif. Dédouaner Léopold III est une cause perdue d’avance.
Près de trente ans après son décès, en septembre 1983, le personnage de Léopold III sent toujours le soufre : une rupture avec le gouvernement belge qui choisit l’exil à Londres pour poursuivre la lutte contre l’Allemagne nazie ; des propos tenus le 19 novembre 1940 à son secrétaire, le comte Capelle (« Vous connaissez mes idées au sujet des Juifs. Je vous en ai souvent parlé ; le mal qu’ils ont fait n’est pas suffisamment connu. Ils sont les grands coupables de nos malheurs. ») ; une entrevue avec Adolf Hitler à Berchtesgaden, le même mois ; une attitude ambiguë à l’égard de la cause des Alliés ; un remariage en pleine guerre avec Lilian Baels, qui ancre à jamais l’image du « prisonnier de guerre dans une cage dorée. »
Moins on reparle du roi des Belges le plus controversé de l’Histoire, mieux ça vaut. Le Palais royal serait le dernier à pousser à un retour en grâce. A l’ouverture d’un hypothétique procès en réhabilitation.
Réhabilitation ? Francis Balace, historien (Ulg), tue l’idée dans l’oeuf : « On ne saurait réhabiliter quelqu’un qui n’a jamais été condamné. » Son confrère anversois Herman Van Goethem balaie aussi sec le sens d’une telle démarche : « Léopold III était un homme d’Ordre nouveau. Il préparait le futur dans la perspective d’une victoire allemande. Il était prêt à envisager de faire allégeance au Führer. Léopold III est quelqu’un qui s’est fondamentalement trompé. »
L’homme n’a pourtant pas livré tous ses secrets. Enfouis dans ses archives personnelles et ses papiers privés conservés au domaine d’Argenteuil. Puis transmis pour l’essentiel au Palais royal, après les décès du roi en septembre 1983 puis de la princesse Lilian en 2002.
C’est à sa veuve que Léopold III doit la dernière tentative de réhabilitation. Aussi retentissante que maladroite. Eté 2001 : Pour l’Histoire sort de presse, l’année du centenaire de la naissance du roi. L’ouvrage fait l’effet d’une bombe : Léopold III rompt le silence de manière posthume, assène ses vérités « sur quelques épisodes de son règne. » Ce premier livre à être « écrit à la première personne par un souverain constitutionnel » est un succès de librairie phénoménal : 35.000 exemplaires écoulés en trois jours. En réalité, il l’est au prix de graves entorses aux principes les plus élémentaires de la rigueur historique. « Le texte publié pose d’immenses problèmes de critique historique. Il n’est pas de la main même de Léopold III, il a été travaillé par d’autres personnes. Les documents publiés en annexe n’ont pas été sélectionnés par le roi », observe l’historien Vincent Dujardin (UCL)
Pour l’Histoire conforte le roi dans une posture de vrai « psycho-rigide », dixit Francis Balace. Enfermé dans ses certitudes et sûr de son bon droit, incapable d’oublier et de pardonner. « Ni collabo ni résistant, Léopold III était un personnage entre deux. Sans finalement savoir très bien quoi », reprend l’historien liégeois.
La présence de Léopold III est assurée dans les manuels scolaires francophones. Son évocation est nettement plus douteuse au cours d’histoire. « Les deux collections en usage dans les écoles de la Communauté française consacrent chacune quatre pages à la question royale », explique Jean-Louis Jadoulle, professeur de didactique de l’histoire à l’Université de Liège et co-directeur des deux publications. « Mais des pratiques, on n’en sait rien. La figure de Léopold III n’est, explicitement, pas au programme de l’enseignement officiel et libre. » Elle n’a pas résisté à la dissolution de l’histoire de Belgique dans une approche tournée sur l’Europe et le monde.
Les jeunes générations en perdent la mémoire. « La Question royale n’évoque, plus chez des étudiants, la fin du règne de Léopold III, mais la mini-crise royale de 1990 causée par le refus du roi Baudouin de signer la loi sur l’avortement », relève Vincent Dujardin.
Piqué au vif par l’allusion royale au retour des années 30, en décembre dernier, Bart De Wever a tenu à rafraîchir la mémoire d’Albert II, fils de Léopold III : « A l’époque, nous étions aussi confrontés à un Roi qui assumait très librement son rôle de neutralité. Léopold III souhaitait faire des choix politiques, contre le gouvernement s’il le fallait. Il prit même un café pendant la guerre à Berchtesgaden, en provoquant une de nos plus grandes crises institutionnelles qui allait mener le pays au bord de la guerre civile. » Le président de la N-VA connaît sa leçon. Entre les mains expertes de cet historien, Léopold III reste une grenade, prête au besoin à être dégoupillée et balancée sous les fondations de l’institution monarchique.
La Flandre aussi a de la mémoire. La Question royale, qui a déchiré le pays de la Libération en 1945 à 1950, n’a pas seulement eu raison de Léopold III. La Flandre, majoritairement favorable au retour du roi sur le trône, a dû aussi se plier aux volontés d’une minorité francophone farouchement hostile. Le nord du pays n’a jamais digéré ce mépris de la loi du nombre. Certains de ses manuels scolaires entretiennent le cuisant souvenir : « Une voix flamande dans un référendum vaut apparemment moins qu’une voix francophone », peut-on y lire.
Bart De Wever invite Albert II à s’en souvenir : « Le trône chancelant de Belgique ne s’est maintenu que par un soutien massif de la partie flamande du pays. Après l’expérience de son père, Albert II devrait mieux le savoir. »
Aujourd’hui encore, Léopold III ne s’aborde pas de la même manière au nord et au sud du pays. Herman Van Goethem : « En Flandre, on peut discuter de la personne et de l’action de Léopold III, de manière dépassionnée et sereine. » Les francophones, eux, « conservent de Léopold III une image franchement dépassée. Apprendre qu’il était prêt à envisager d’installer un régime à la Vichy, laisse encore les francophones bouche bée. Par méconnaissance du sujet. Le constat est cruel : mis à part un ouvrage collectif d’historiens paru en 2001, la connaissance réelle de Léopold III reste proche du néant côté francophone. »
Le dossier intégral dans Le Vif/L’Express de cette semaine
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