« Le trafic de drogues est une menace pour l’ordre démocratique des Pays-Bas »
Les Pays-Bas sont confrontés à une explosion de violence liée au trafic de cocaïne. Entretien avec le Néerlandais Cyrille Fijnaut, ancien professeur de criminologie et de droit pénal à l’université Erasmus de Rotterdam, à la KULeuven et à l’université de Tilburg.
Chambre de torture à Wouwse Plantage (Roosendaal), assassinat du journaliste Peter R. de Vries qui devait témoigner au procès du chef présumé de la « Mocro Maffia », le premier ministre Mark Rutte placé sous protection… Pour le criminologue Cyrille Fijnaut, la taille de l’industrie illégale de la drogue qui s’est construite au cours des dernières décennies constitue certainement une menace pour l’ordre juridique démocratique des Pays-Bas, en raison du niveau élevé de violence et des sommes d’argent en jeu. Cela se traduit non seulement par des menaces à grande échelle avec violence contre des policiers, des bourgmestres, des membres du parquet… mais aussi par les nombreux cas de corruption constatés dans les milieux policiers et douaniers.
Les liens familiaux sont une garantie de silence à l’égard de la police.
Vous qui avez dirigé un groupe de travail sur la criminalité transnationale aux Pays-Bas en 1995 et 1996, quelles évolutions constatez-vous?
Si vous observez sur une plus longue période le développement de la criminalité lourde aux Pays-Bas, vous verrez qu’elle est devenue plus étendue, plus numérique, plus organisée, plus violente, plus corrompue, plus rentable et plus transfrontalière. Et j’ai la nette impression qu’il en va de même dans les pays voisins donc, aussi, la Belgique.
Une quarantaine de bourgmestres néerlandais ont signé un manifeste réclamant des peines plus sévères pour les trafiquants, la légalisation du cannabis, la prévention du recrutement chez les jeunes et la mobilisation des habitants. Que préconisez-vous?
Compte tenu de la gravité de la situation, il est compréhensible qu’un certain nombre de bourgmestres pensent ou espèrent que la légalisation du cannabis fasse partie de la solution. Mais légaliser le cannabis uniquement aux Pays-Bas ne fera pas de miracles. Pour ce faire, vous avez besoin d’une grande force de police pour contrôler l’industrie du cannabis noir et protéger l’industrie du cannabis blanc, ou légal, contre les tentatives d’infiltration des groupes criminels. Les Pays-Bas ont-ils cette force de police? A supposer qu’ils l’aient et qu’ils la déploient, ils repousseraient les problèmes de l’autre côté de la frontière, vers la Belgique et l’Allemagne – avec tout ce que cela entraînerait, entre autres, des conflits politiques avec les pays voisins. De plus, il ne faut pas perdre de vue que l’industrie du cannabis n’est qu’une partie du trafic. Les industries de la cocaïne et des drogues synthétiques posent certainement des problèmes tout aussi importants que le cannabis. Ces drogues seront-elles aussi légalisées?
Avec Rotterdam, Anvers est l’un des ports d’entrée de la cocaïne en Europe. Y a-t-il une osmose entre la « Mocro Maffia » qui défraie la chronique aux Pays-Bas et celle que veut combattre Bart De Wever (N-VA) à Anvers? En quoi le facteur ethnique est-il pertinent?
Des groupes criminels du monde entier travaillent ensemble dans le commerce de la cocaïne. On ne peut pas réussir sur ce marché sans coopération. Je n’attache pas beaucoup d’importance au facteur ethnique. Ce qu’on voit et qui est vraiment important, c’est que les familles sont des maillons importants dans cette industrie. Cela tient au fait que les liens familiaux sont une garantie de silence à l’égard de la police, de fiabilité dans les accords, etc.
La violence liée au trafic de drogue se développe aussi à Bruxelles. Comment la Région et les communes peuvent-elles se défendre contre la violence rampante, la corruption, le dérèglement de l’économie légale…?
Je ne connais pas suffisamment la situation à Bruxelles pour pouvoir répondre correctement. Mais à en juger par les médias, les communes bruxelloises sont confrontées aujourd’hui aux mêmes problèmes que toutes les grandes villes d’Europe occidentale: Marseille, Londres, Amsterdam, Francfort, etc. Toutes ces villes se débattent avec la question de savoir comment les limiter. Habituellement, on recherche les « solutions » dans deux directions: d’une part, essayer d’offrir aux jeunes des perspectives positives en termes d’éducation, d’emploi, d’occupation du temps libre et, d’autre part, intervenir à l’échelon pénal contre les modèles criminels riches et séduisants, actifs dans le trafic de drogue ou dans d’autres domaines de la criminalité.
Faut-il investir davantage dans la justice, comme l’ont fait les Pays-Bas à concurrence de quatre cents millions d’euros supplémentaires? Ou revoir notre modèle policier, que vous connaissez bien, ayant été expert dans plusieurs commissions d’enquête parlementaires?
De fait, j’ai épaulé trois commissions d’enquête parlementaires belges: la commission Van Parys (Tueurs du Brabant Bis), la commission Vande Lanotte (traite des êtres humains) et la commission Verwilghen (affaire Dutroux). Ces dernières années ou décennies, on a beaucoup investi dans « la justice », mais je ne peux pas juger si c’est suffisant ou s’il faudrait investir encore bien plus. En ce qui concerne le système policier, j’ai l’impression qu’il faudrait réinvestir beaucoup dans la police judiciaire fédérale, soumise après la crise financière à des restrictions qui l’ont presque mise sur le carreau, et qu’une fusion des corps de police locale devrait être menée à grande échelle, en veillant à ce qu’ils ne perdent pas leur ancrage ni leur présence dans les communes.
Faut-il développer une forme de harcèlement administratif pour reprendre le contrôle de certains territoires comme le Plan Canal l’a fait à Bruxelles et à Vilvorde?
L’approche administrative des problèmes de criminalité est très importante, surtout lorsqu’il s’agit de crime organisé, mais cette approche n’est certainement pas une alternative à l’intervention ou à la recherche pénales. Elle est complémentaire.
Pour en revenir à la demande des bourgmestres néerlandais, rejetez-vous complètement l’idée de légaliser et de réguler le marché des drogues?
Tenant compte de la réponse que j’ai donnée précédemment, je pense que la légalisation sous certaines conditions est une partie de la solution, mais seulement si cela se passe sous l’égide de l’Union européenne et si tous les Etats membres sont prêts à la mettre en oeuvre dans un cadre commun. En 2014, dans le livre De Derde Weg (éd. Intersentia), que j’avais écrit avec Brice De Ruyver ( NDLR: criminologue gantois aujourd’hui disparu), nous plaidions pour une politique cannabique équilibrée.
(1) De Derde Weg, par Cyrille Fijnaut et Brice De Ruyver, Intersentia, 2014, 288 p.
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